Chroniques anachroniques — La déchéance de nationalité pour tous !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

À la suite des attentats de novembre 2015, où des citoyens français ont assassiné d’autres citoyens français parce qu’ils étaient français, les politiques ont soulevé la question de savoir si un corps civique pouvait conserver en son sein un élément qui lui est hostile.

Il nous a paru intéressant de consulter les inventeurs de la démocratie et de nous reporter à ses premiers moments. Le cas avait été envisagé, dès le départ, par  Clisthène et la déchéance de citoyenneté peut concerner tout citoyen grec indésirable, du plus anonyme au plus illustre. Ainsi le polygraphe Plutarque (vers 46-vers 125), dans ses biographies qui mettent en parallèle deux destins d’hommes illustres, l’un grec, l’autre romain, signale une telle déchéance civique, celle, ni plus ni moins, de Thémistocle.

Τιμοκρέων δ' ὁ Ῥόδιος μελοποιὸς ἐν ᾄσματι καθάπτεται πικρότερον τοῦ Θεμιστοκλέους, ὡς ἄλλους μὲν ἐπὶ χρήμασι φυγάδας διαπραξαμένου κατελθεῖν, αὐτὸν δὲ ξένον ὄντα καὶ φίλον προεμένου δι' ἀργύριον […] πολὺ δ' ἀσελγεστέρᾳ καὶ ἀναπεπταμένῃ μᾶλλον εἰς τὸν Θεμιστοκλέα βλασφημίᾳ κέχρηται μετὰ τὴν φυγὴν αὐτοῦ καὶ τὴν καταδίκην ὁ Τιμοκρέων […] λέγεται δ' ὁ Τιμοκρέων ἐπὶ μηδισμῷ φυγεῖν συγκαταψηφισαμένου τοῦ Θεμιστοκλέους. ὡς οὖν ὁ Θεμιστοκλῆς αἰτίαν ἔσχε μηδίζειν, ταῦτ' ἐποίησεν εἰς αὐτόν· οὐκ ἄρα Τιμοκρέων μοῦνος Μήδοισιν ὁρκιατομεῖ, ἀλλ' ἐντὶ κἆλλοι δὴ πονηροί· οὐκ ἐγὼ μόνα κόλουρις· ἐντὶ καὶ ἄλλαι ἀλώπεκες. ἤδη δὲ καὶ τῶν πολιτῶν διὰ τὸ φθονεῖν ἡδέως τὰς διαβολὰς προσιεμένων ἠναγκάζετο λυπηρὸς εἶναι τῶν αὑτοῦ πράξεων πολλάκις ἐν τῷ δήμῳ μνημονεύων· […] τὸν μὲν οὖν ἐξοστρακισμὸν ἐποιήσαντο κατ' αὐτοῦ κολούοντες τὸ ἀξίωμα καὶ τὴν ὑπεροχήν, ὥσπερ εἰώθεσαν ἐπὶ πάντων, οὓς ᾤοντο τῇ δυνάμει βαρεῖς καὶ πρὸς ἰσότητα δημοκρατικὴν ἀσυμμέτρους εἶναι. κόλασις γὰρ οὐκ ἦν ὁ ἐξοστρακισμός, ἀλλὰ παραμυθία φθόνου καὶ κουφισμὸς ἡδομένου τῷ ταπεινοῦν τοὺς ὑπερέχοντας καὶ τὴν δυσμένειαν εἰς ταύτην τὴν ἀτιμίαν ἀποπνέοντος.

Le poète lyrique Timocréon de Rhodes attaqua assez amèrement Thémistocle dans une chanson, sur prétexte qu’ayant, pour de l’argent, fait rentrer divers exilés, il l’avait laissé de côté, également par intérêt, lui son hôte et son ami […] Ce sont des attaques plus violentes encore et plus hardies que Timocréon lança contre Thémistocle, lorsque celui-lui eut été banni et condamné. […] On dit que Timocréon fut exilé comme partisan des Mèdes et que Thémistocle fut un de ceux qui votèrent contre lui. Aussi, lorsque Thémistocle fut à son tour accusé de médisme, Timocréon écrivit contre lui ces vers : « Timocréon n’est donc pas seul à pactiser avec les Mèdes ; non, il y a d’autres méchants : je ne suis pas le seul renard à courte queue : il y en a d’autres. » Dès ce temps-là, ses concitoyens aussi, jaloux de sa gloire, accueillaient volontiers ces calomnies et l’obligeaient à se montrer fastidieux en rappelant à maintes reprises ses propres exploits dans l’assemblée. […] Les Athéniens, donc, pour rabattre la considération et l’autorité dont il jouissait, le bannirent par l’ostracisme, comme ils avaient coutume de le faire pour tous ceux qui leur étaient à charge à cause de leur puissance et dont ils pensaient qu’ils s’élevaient trop au-dessus de l’égalité démocratique. Car l’ostracisme n’était pas une punition, mais un moyen d’apaiser, de soulager cette jalousie qui se plaît à abaisser les hommes trop élevés et qui exhale sa malveillance en les frappant ainsi d’indignité.

Plutarque, Vies parallèles, Thémistocle, 21-22, texte établi et traduit par R. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux

À la différence de son équivalent romain également sauveur de la patrie, Camille (IVe s. av. J.-C.),  qui s’exila un temps, le grand homme d’état athénien Thémistocle n’a pas échappé à la terrible sanction de l’ostracisme grec, en 471 av. J.-C., lui qui, pourtant, grâce à son intelligence tactique, avait triplé la flotte athénienne, et permis aux Grecs  de remporter la fameuse victoire de Salamine (en 480 av. J.-C.) sur l’Empire perse.

Pour protéger le corps civique et en maintenir la cohésion, la procédure d’ostracisme était sévère et expéditive : déchu de ses droits, bien qu’il conservât ses biens, le citoyen était banni pour dix ans. La décision était sans appel et son exécution immédiate. L’ostracisme était prononcé chaque année par l’Ecclésia, l’assemblée des citoyens, si elle le décidait. Chacun écrivait sur un tesson (ostrakon) le nom de la personne qui lui semblait nuisible au bien public et le citoyen qui recevait le plus de voix était condamné. On a ainsi retrouvé sur les pentes de l’Acropole 192 ostraka portant le nom de Thémistocle.

Cette procédure permettait d’éviter que l’ambition et l’hybris personnelles ne menacent  l’égalité démocratique. Ironie de l’histoire : Thémistocle se rallia à l’ennemi de la veille !

Si les Athéniens préféraient la dureté tranchante d’une céramique brisée pour cette sanction abrupte, les citoyens de Syracuse, eux, exprimaient l’exclusion de façon plus légère et bucolique (et plus écologique cf. notre dernière chronique) sur une feuille d’olivier (petalon) : c’est le pétalisme. Imaginez des feuilles d’olivier contre des kalachnikovs : c’est beau comme l’Antique ! Sinon, chacun sera libre d’inventer le terme moderne adéquat…

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique

Dernières chroniques