Chroniques anachroniques — Paris vaut bien une chronique

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Pas de jour sans que notre capitale ne soit citée dans l’actualité : mais comment parler de Paris ? Que le lecteur nous excuse de nous défausser, mais cette chronique anachronique existe déjà, depuis 150 ans, sous la plume d’un certain Victor Hugo, qui superpose les espaces et les temps, dans sa fresque épique des Misérables.

Paris exprime le monde.

Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des mœurs mortes et des mœurs vivantes. Qui voit Paris croit voir le dessous de toute l’histoire avec du ciel et des constellations dans les intervalles. Paris a un Capitole, l’Hôtel de ville, un Parthénon, Notre-Dame, un mont Aventin, le faubourg Saint-Antoine, un Asinarium, la Sorbonne, un Panthéon, le Panthéon, une voie Sacrée, le boulevard des Italiens, une tour des Vents, l’opinion ; et il remplace les gémonies par le ridicule. Son majo s’appelle le faraud, son transtévérin s’appelle le faubourien, son hammal s’appelle le fort de la halle, son lazzarone s’appelle le pègre, son cockney s’appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs est à Paris. La poissarde de Dumarsais peut donner la réplique à la vendeuse d’herbes d’Euripide, le discobole Vejanus revit dans le danseur de corde Forioso, Therapontigonus Miles prendrait bras dessus bras dessous le grenadier Vadeboncœur, Damasippe le brocanteur serait heureux chez les marchands de bric-à-brac, Vincennes empoignerait Socrate tout comme l’Agora coffrerait Diderot, Grimod de la Reynière a découvert le roastbeef au suif comme Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyons reparaître sous le ballon de l’arc de l’Étoile le trapèze qui est dans Plaute, le mangeur d’épées du Pœcile rencontré par Apulée est avaleur de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu de Rameau et Curculion le parasite font la paire, Ergasile se ferait présenter chez Cambacérès par d’Aigrefeuille ; les quatre muscadins de Rome, Alcesimarchus, Phœdromus, Diabolus et Argyrippe descendent de la Courtille dans la chaise de poste de Labatut ; Aulu-Gelle ne s’arrêtait pas plus longtemps devant Congrio que Charles Nodier devant Polichinelle ; Marton n’est pas une tigresse, mais Pardalisca n’était point un dragon ; Pantolabus le loustic blague au café anglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténor aux Champs-Élysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux, vêtu en Bobèche, fait la quête ; l’importun qui vous arrête aux Tuileries par le bouton de votre habit vous fait répéter après deux mille ans l’apostrophe de Thesprion : quis properantem me prehendit pallio ? le vin de Suresnes parodie le vin d’Albe, le rouge bord de Desaugiers fait équilibre à la grande coupe de Balatron ; le Père-Lachaise exhale sous les pluies nocturnes les mêmes lueurs que les Esquilies, et la fosse du pauvre achetée pour cinq ans vaut la bière de louage de l’Esclave.

Cherchez quelque chose que Paris n’ait pas. La cuve de Trophonius ne contient rien qui ne soit dans le baquet de Mesmer ; Ergaphilos ressuscite dans Cagliostro ; le brahmine Vâsaphantâ s’incarne dans le comte de Saint-Germain ; le cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi bons miracles que la mosquée Oumoumié de Damas.

Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle Lenormand. Il s’effare comme Delphes aux réalités fulgurantes de la vision ; il fait tourner les tables comme Dodone les trépieds. Il met la grisette sur le trône comme Rome y met la courtisane ; et, somme toute, si Louis XV est pire que Claude, madame Dubarry vaut mieux que Messaline. Paris combine dans un type inouï, qui a vécu et que nous avons coudoyé, la nudité grecque, l’ulcère hébraïque et le quolibet gascon. Il mêle Diogène, Job et Paillasse, habille un spectre de vieux numéros du Constitutionnel, et fait Chodruc Duclos.

Bien que Plutarque dise : le tyran n’envieillit guère, Rome, sous Sylla comme sous Domitien, se résignait et mettait volontiers de l’eau dans son vin. Le Tibre était un Léthé, s’il faut en croire l’éloge un peu doctrinaire qu’en faisait Varus Vibiscus : Contra Gracchos Tiberim habemus. Bibere Tiberim, id est seditionem obliuisci. Paris boit un million de litres d’eau par jour, mais cela ne l’empêche pas dans l’occasion de battre la générale et de sonner le tocsin.

À cela près, Paris est bon enfant. Il accepte royalement tout ; il n’est pas difficile en fait de Vénus ; sa callipyge est hottentote ; pourvu qu’il rie, il amnistie ; la laideur l’égaye, la difformité le désopile, le vice le distrait ; soyez drôle, et vous pourrez être un drôle ; l’hypocrisie même, ce cynisme suprême, ne le révolte pas ; il est si littéraire qu’il ne se bouche pas le nez devant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la prière de Tartuffe qu’Horace ne s’effarouche du « hoquet » de Priape. Aucun trait de la face universelle ne manque au profil de Paris. Le bal Mabile n’est pas la danse polymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couve des yeux la lorette exactement comme l’entremetteuse Staphyla guettait la vierge Planesium. La barrière du Combat n’est pas un Colisée, mais on y est féroce comme si César regardait. L’hôtesse syrienne a plus de grâce que la mère Saguet ; mais, si Virgile hantait le cabaret romain, David d’Angers, Balzac et Charlet se sont attablés à la gargote parisienne. Paris règne. Les génies y flamboient, les queues-rouges y prospèrent. Adonaï y passe sur son char à douze roues de tonnerre et d’éclairs ; Silène y fait son entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.

Paris est synonyme de Cosmos. Paris est Athènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les barbaries aussi.

Victor Hugo, Les Misérables, partie III « Marius », 1, 10 « Ecce Paris, ecce homo »

À la fois texte, translation et commentaire, cette chronique anachronique passe ce que nous aurions pu proposer. Néanmoins, le foisonnement des références aux civilisations antiques nous invite à préciser certaines d’entre elles.

« la vendeuse d’herbes » : Aristophane faisait d’Euripide le fils d’une vendeuse d’herbes.

« le discobole Vejanus » : Hugo pensait-il au gladiateur Vejanus cité par Horace, Épîtres, I, 1

« Therapontigonus Miles » : personnage du Curculio de Plaute

« Damasippe » : commerçant d’œuvres d’art de l’époque de Cicéron

« Curtillus » : cuisinier chez Horace, Satires II, 8

« le mangeur d’épées du Pœcile » : scène sous le portique athénien chez Apulée, Métamorphoses, I

« Ergasile » : parasite dans les Captiui de Plaute

« Alcesimarchus » : personnage dans la Cistellaria de Plaute

« Phœdromus » : personnage dans le Curculio de Plaute

« Diabolus  » et « Argyrippe » : personnages dans l’Asinaria de Plaute

« Pardalisca » : servante dans la Casina de Plaute

« Pantolabus » : bouffon parasite chez Horace, Satires, I, 8

« Nomentanus » : dissipateur chez Horace, Satires, I, 1

« Hermogène » : musicien de l’époque augustéenne, cité par Horace, Satires, passim

« Thesprion » : personnage dans l’Epidicus de Plaute

« quis properantem me prehendit pallio » : « qui m’arrête, alors que je me dépêche, en me prenant le manteau »

« Balatron » : personnage d’Horace, Satires, II, 8

« Trophonius » : architecte mythique

« Canidie » : sorcière chez Horace, Épodes et Satires

« Contra Gracchos Tiberim habemus. Bibere Tiberim, id est seditionem obliuisci » : « contre les Gracques, nous avons le Tibre. Boire le Tibre, c’est oublier l’insurrection »

« Staphyla » : personnage féminin dans l’Aulularia de Plaute

« Planesium » : jeune fille esclave dans le Curculio de Plaute

Quel exemple polyphonique, en acte, de création visionnaire d’une réalité contemporaine sur un terreau gréco-latin organique ! Qui a dit que les mondes modernes n’étaient pas lisibles avec les yeux de l’Antiquité…?

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique

Dernières chroniques