Chroniques anachroniques — Vertueuse censure

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Depuis quelques années, la vie politique de nos démocraties est éclaboussée à grands cris de scandale, d’affaires de mœurs, de prévarication, de concussion, délits d’initiés, mensonges publics, corruptions diverses, et tout récemment encore révélations fracassantes des « Panama papers », qui touchent directement des hommes politiques, présidentiables, présidents en exercice ou sortis de charge, ministres, députés. Quel opprobre jeté sur toute la démocratie ! Surtout à une époque où elle devrait être exemplaire face à des régimes encore autocratiques. La vie politique ne pourrait-elle pas se moraliser ? Sommes-nous réduits à invoquer les Caton, évoquer les Valerius Publicola ou convoquer les Cincinnatus (récemment cité par un ancien ministre) ? Au lieu d’asséner à nos lecteurs un pensum moralisateur, nous avons jugé plus utile de remettre en lumière un des rouages de la cité de Rome : la censure.

Castrensis disciplinae tenacissimum uinculum et militaris rationis diligens obseruatio admonet me ut ad censuram, pacis magistram custodemque transgrediar. Nam ut opes populi Romani in tantum amplitudinis imperatorum uirtutibus excesserunt, ita probitas et continentia, censorio supercilio examinata, est opus effectu par bellicis laudibus. Quid enim prodest foris esse strenuum, si domi male uiuitur ? Expugnentur licet urbes, corripiantur gentes, regnis manus iniciantur, nisi foro et curiae officium ac uerecundia sua constiterit, partarum rerum caelo cumulus aequatus sedem stabilem non habebit. Ad rem igitur pertinet nosse atque adeo recordari acta censoriae potestatis.

Camillus et Postumius censores aera poenae nomine eos qui ad senectutem caelibes peruenerant in aerarium deferre iusserunt, iterum puniri dignos, si quo modo de tam iusta constitutione queri sunt ausi, cum in hunc modum increparentur : « Natura uobis quemadmodum nascendi ita gignendi legem scribit parentesque uos alendo nepotum nutriendorum debito, si quis est pudor, alligauerunt. Accedit his quod etiam fortuna longam praestandi huiusce muneris aduocationem estis adsecuti, cum interim consumpti sunt anni uestri et mariti et patris nomine uacui. Ite igitur et nodosam exsoluite stipem utilem posteritati numerosae ».

Horum seueritatem M. Valerius Maximus et C. Iunius Brutus Bubulcus censores consimili genere animaduersionis imitati sunt. Lucium enim Annium senatu mouerunt, quod quam uirginem in matrimonium duxerat repudiasset, nullo amicorum consilio adhibito. At hoc crimen nescio an superiore maius. Nam illo coniugalia sacra spreta tantum, hoc etiam iniuriose tractata sunt. Optimo ergo iudicio censores indignum eum aditu curiae existimauerunt.

Sicut Porcius Cato L. Flamininum, quem e numero senatorum sustulit quia in prouincia quemdam damnatum securi percusserat, tempore supplicii ad arbitrium et spectaculum mulierculae, cuius amore tenebatur, electo. Et poterat inhiberi respectu consulatus, quem is gesserat, atque auctoritate fratris eius Titi Flaminini. Sed et censor et Cato, duplex seueritatis exemplum, eo magis illum notandum statuit quod amplissimi honoris maiestatem tam taetro facinore inquinauerat nec pensi duxerat isdem imaginibus ascribi meretricis oculos humano sanguine delectatos et regis Philippi supplices manus.

La rigueur avec laquelle dans les camps la discipline a été maintenue et l’application portée à traiter les affaires militaires m’invitent à passer à l’étude de la censure qui en période de paix assure conseil et contrôle. Car, s’il est vrai que la puissance romaine a atteint un tel degré de grandeur grâce à la valeur des généraux, il est certain aussi que l’honnêteté et le respect de la morale, placés sous l’œil vigilant des censeurs, constituent une œuvre qui, pour son efficacité, mérite autant d’éloges qu’en reçoit la conduite de la guerre. À quoi bon en effet être actif hors de Rome, si, à l’intérieur, on se conduit mal. On peut bien prendre d’assaut des villes, s’emparer de nations, mettre la main sur des royaumes, si, au forum et dans la Curie on ne montre ni le sens des responsabilités ni la retenue qu’ils demandent, les conquêtes entassées jusqu’au ciel n’auront pas de base solide. Il convient donc de connaître et à plus forte raison de rappeler ce qu’a réalisé le pouvoir de la censure.

Camille et Postumius, pendant leur censure, ont puni ceux qui, jusqu’à leur vieillesse, étaient restés dans le célibat, en leur faisant verser une amende au Trésor ; et ils pensaient qu’ils méritaient d’être punis une seconde fois si, d’une façon ou d’une autre, ils avaient osé se plaindre d’une mesure si juste, puisqu’ils les interpellaient en ces termes : « Si la nature vous fait naître, elle vous prescrit aussi de procréer, et vos parents en vous élevant vous ont imposé l’obligation de faire grandir pour eux des petits-enfants, si vous avez le sens de l’honneur. S’ajoute à cela le fait que vous avez eu la chance de disposer d’un long délai pour vous acquitter de cette charge, tout au long des années de votre vie que vous avez gaspillées sans porter le titre de mari ou de père. Allez donc verser d’une main qui s’y est trop accrochée la pièce qui sera utile à une famille nombreuse. »

Leur sévérité trouva en Marcus Valerius Maximus et Caius Junius Brutus Bubulcus des imitateurs qui, au cours de leur censure, ont appliqué le même genre de sanction. En effet, ils ont chassé Lucius Annius du Sénat parce qu’il avait répudié la jeune fille qu’il avait épousée, sans recourir au conseil de ses amis. Et ce délit est peut-être plus grave que le précédent. Car le premier est, à l’égard des rites du mariage, seulement un signe de mépris, celui-ci, un comportement contraire au droit. Les censeurs ont donc bien jugé quand ils ont considéré Annius comme indigne d’avoir accès à la Curie.

Même attitude chez Caton à l’égard de Lucius Flamininus qu’il a exclu de la liste des sénateurs parce que, dans la province qu’il dirigeait, il avait fait frapper un condamné de la hache en choisissant le moment de l’exécution de façon à satisfaire le caprice et le goût qu’avait pour ce spectacle la femme dont il était épris. Caton pouvait certes être gêné par les prestiges du consulat que l’autre avait exercé et par l’autorité de son frère Flamininus. Mais il était censeur et il s’appelait Caton, double modèle à suivre dans la sévérité ; il a donc décidé qu’il fallait d’autant plus sanctionner qu’il avait souillé la majesté de la charge la plus élevée par un forfait si affreux et qu’il n’avait pas hésité à réunir parmi les statues de ses ancêtres aussi bien l’image d’une maîtresse satisfaisant ses yeux du sang d’un homme que celle du roi Philippe tendant ses mains pour supplier.

Valère Maxime, Faits et dits mémorables, II, 8, 1-3

À une heure (1re moitié du Ier s. apr. J.-C.) où pourtant la confiscation personnelle du pouvoir s’accentue, Valère Maxime, intellectuel intime des sphères du pouvoir, s’attache à rappeler, en un recueil d’anecdotes, les facta et dicta memorabilia, les « faits et dits mémorables » de l’histoire. C’est au travers d’exempla vivants qu’il valorise le rôle des censeurs dans la surveillance des mœurs politiques.

Qui étaient donc les censeurs et quel était leur rôle ? Créée en 444 av. J.-C., au début de la République, la charge était occupée par deux anciens consuls désignés pour dix-huit mois. Entre autres fonctions, ils étaient chargés du regimen morum, la surveillance des mœurs de tous, mais surtout de l’aristocratie, établissant ainsi une hiérarchie civique reposant autant sur la dignité que sur la fortune. Cette inspection individuelle de l’aristocratie mais aussi des chevaliers était un spectacle républicain, à double vertu : honorifique pour ceux qui avaient suivi une conduite exemplaire, déshonorant et dégradant pour ceux qui avaient fait preuve d’ignominie. Lors de la comparution du citoyen au Champ de Mars, l’examen moral sous l’œil des censeurs pouvait aboutir à un blâme, voire à la « note » du censeur (ou nota censoria), véritable sentence accompagnée parfois d’amendes. Elle sanctionnait des manquements militaires, des comportements politiques indignes et des mœurs délétères. C’est ainsi que même d’anciens consuls, des notabilités et des préteurs furent déchus de leur rang.

En effet, à Rome, vie privée et vie publique n’étaient pas clivées. Le Romain idéal se définissait par ses mores, et les qualités mises en œuvre dans la vie privée étaient indicatrices des qualités futures d’un magistrat. Cette surveillance des mœurs permettait à l’aristocratie d’incarner ce modèle de Romain idéal qu’elle définissait tout en suscitant la confiance du peuple pour ses dirigeants, indispensable au bon fonctionnement de la politique. Ainsi, le rôle du censeur créait une sorte de dynamique dans l’exemplarité. O Tempora, o mores… une pointe de morale tout de même : pourquoi avoir censuré la censure ?

Christelle Laizé et Philippe Guisard

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