Chroniques anachroniques - …chantent encore la même mélodie

Texte :

            Alors que les vacances d’été battent leur plein et que nos lecteurs identifieront certainement au bord des rivières, des piscines ou sur les plages, de plantureuses nymphes, de langoureuses naïades, de sulfureuses sirènes, toute créature médusante attirant les satyres, relisons un épisode célébrissime de l’Odyssée créant cet imaginaire mythologique dont nous avons hérité.

            Recueilli par Nausicaa, Ulysse achève au chant XII le récit rétrospectif de ses mésaventures (chronologiquement, après Troie, les Cicones, les Lotophages, Les Cyclopes, Éole, les Lestrygons, Circé, les Sirènes avant Charybde et Scylla, l’île d’Hélios, Calypso et les Phéaciens), à la cour du roi Alkinoos en Phéacie. Les Sirènes tentent de séduire Ulysse.

ἦ τοι ἐγὼ τὰ ἕκαστα λέγων ἑτάροισι πίφαυσκον·

τόφρα δὲ καρπαλίμως ἐξίκετο νηῦς ἐυεργὴς

νῆσον Σειρήνοιιν· ἔπειγε γὰρ οὖρος ἀπήμων.

αὐτίκ᾽ ἔπειτ᾽ ἄνεμος μὲν ἐπαύσατο ἠδὲ γαλήνη

ἔπλετο νηνεμίη, κοίμησε δὲ κύματα δαίμων.

170 ἀνστάντες δ᾽ ἕταροι νεὸς ἱστία μηρύσαντο

καὶ τὰ μὲν ἐν νηὶ γλαφυρῇ θέσαν, οἱ δ᾽ ἐπ᾽ ἐρετμὰ

ἑζόμενοι λεύκαινον ὕδωρ ξεστῇς ἐλάτῃσιν.

αὐτὰρ ἐγὼ κηροῖο μέγαν τροχὸν ὀξέι χαλκῷ

τυτθὰ διατμήξας χερσὶ στιβαρῇσι πίεζον·

175 αἶψα δ᾽ ἰαίνετο κηρός, ἐπεὶ κέλετο μεγάλη ἲς

Ἠελίου τ᾽ αὐγὴ Ὑπεριονίδαο ἄνακτος·

ἑξείης δ᾽ ἑτάροισιν ἐπ᾽ οὔατα πᾶσιν ἄλειψα.

οἱ δ᾽ ἐν νηί μ᾽ ἔδησαν ὁμοῦ χεῖράς τε πόδας τε

ὀρθὸν ἐν ἱστοπέδῃ, ἐκ δ᾽ αὐτοῦ πείρατ᾽ ἀνῆπτον·

180 αὐτοὶ δ᾽ ἑζόμενοι πολιὴν ἅλα τύπτον ἐρετμοῖς.

ἀλλ᾽ ὅτε τόσσον ἀπῆμεν ὅσον τε γέγωνε βοήσας,

ῥίμφα διώκοντες, τὰς δ᾽ οὐ λάθεν ὠκύαλος νηῦς

ἐγγύθεν ὀρνυμένη, λιγυρὴν δ᾽ ἔντυνον ἀοιδήν·

"᾽δεῦρ᾽ ἄγ᾽ ἰών, πολύαιν᾽ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν,

185 νῆα κατάστησον, ἵνα νωιτέρην ὄπ ἀκούσῃς.

οὐ γάρ πώ τις τῇδε παρήλασε νηὶ μελαίνῃ,

πρίν γ᾽ ἡμέων μελίγηρυν ἀπὸ στομάτων ὄπ᾽ ἀκοῦσαι,

ἀλλ᾽ ὅ γε τερψάμενος νεῖται καὶ πλείονα εἰδώς.

ἴδμεν γάρ τοι πάνθ᾽ ὅσ᾽ ἐνὶ Τροίῃ εὐρείῃ

190 Ἀργεῖοι Τρῶές τε θεῶν ἰότητι μόγησαν,

ἴδμεν δ᾽, ὅσσα γένηται ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ.᾽

"ὣς φάσαν ἱεῖσαι ὄπα κάλλιμον· αὐτὰρ ἐμὸν κῆρ

ἤθελ᾽ ἀκουέμεναι, λῦσαί τ᾽ ἐκέλευον ἑταίρους

ὀφρύσι νευστάζων· οἱ δὲ προπεσόντες ἔρεσσον.

195 αὐτίκα δ᾽ ἀνστάντες Περιμήδης Εὐρύλοχός τε

πλείοσί μ᾽ ἐν δεσμοῖσι δέον μᾶλλόν τε πίεζον.

αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τάς γε παρήλασαν, οὐδ᾽ ἔτ᾽ ἔπειτα

φθογγῆς Σειρήνων ἠκούομεν οὐδέ τ᾽ ἀοιδῆς,

αἶψ᾽ ἀπὸ κηρὸν ἕλοντο ἐμοὶ ἐρίηρες ἑταῖροι,

200 ὅν σφιν ἐπ᾽ ὠσὶν ἄλειψ᾽, ἐμέ τ᾽ ἐκ δεσμῶν ἀνέλυσαν.

            Je dis et j’achevais de prévenir mes gens jusqu’à l’heure où, bientôt, le bon vent qui poussait le solide navire nous mit près des Sirènes. Soudain, la brise tombe ; un calme sans haleine s’établit sur les flots qu’un dieu vient endormir. Mes gens se sont levés ; dans le creux du navire, ils amènent la voile et, s’asseyant aux rames, ils font blanchir le flot sous la pale en sapin.

            Alors, de mon poignard en bronze, je divise un grand gâteau de cire ; à pleines mains, j’écrase et pétris les morceaux. La cire est bientôt molle entre mes doigts puissants et sous les feux du roi Soleil, ce fils d’En Haut ! de banc en banc, je vais leur boucher les oreilles ; dans le navire alors, ils me lient les bras et jambes et me fixent au mât, debout sur l’emplanture, puis chacun en sa place, la rame bat le flot qui blanchit sous les coups ; le navire est enfin à portée de la voix.

            Nous passons en vitesse. Mais les Sirènes voient ce rapide navire qui bondit près d’elles. Soudain, leurs fraîches voix entonnent un cantique :

LE CHOEUR.- « Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe ! Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus roche en savoir, car sous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière. »

            Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. Mais, tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus.

            Nous passons et, bientôt, l’on n’entend plus les cris ni les chants des Sirènes. Mes braves gens alors se hâtent d’enlever la cire que j’avais pétrie dans leurs oreilles, puis de me détacher.

Homère, Odyssée, XII, 165-200

Texte établi et traduit par V. Bérard

            Sur les conseils de Circé, le rusé Ulysse s’attache au mât pour ne pas succomber au chant mortifère des Sirènes, démons marins, à demi-femme et oiseau. Qu’auraient-elles donc de commun avec nos sirènes actuelles ? Séductrices de haut vol, ce sont des dévoreuses d’hommes, elles aussi, mais littéralement (cf. XII, 40). En concurrence avec le chant épique d’Ulysse lui-même racontant, les Sirènes par un chant énigmatique, imparfait mais puissant, touchent au plus profond de l’humain ou de l’inhumain, comme l’a analysé Maurice Blanchot (Le livre à venir) : jouissance tranquille et prudente ou tentation ? Surdité de celui qui entend ? Soupçon d’inhumanité de tout chant humain ? Lutte obscure de l’être ?

            Bien plus, ce récit d’aventures à dimension philosophique aborde la quête d’identité de celui qui n’est personne (outis) mais pourtant connu et reconnu de tous. L’identité du héros est ici chantée par les Sirènes ; Ulysse les écoute lui dire le héros qu’il est. Avec pertinence, Barbara Cassin (La nostalgie, quand donc est-on chez soi ?) rappelle que les mots qui décrivent Ulysse attaché à son mât (empedon autothi mimnô, « je reste là planté au sol » XII, 161) sont ceux qui précisément décriront l’être dans le poème de Parménide et fondent l’ontologie occidentale. Rajoutons que le terme grec désignant le mât (histos), auquel est attaché Ulysse en quête d’identité vient de la racine indo-européenne *sta- qui a donné histhemi « placer debout », stare, stehen, stand, stay, ester…donc être. Au demeurant, la conception opposée de l’être comme mouvement et non plus comme enracinement est également incluse dans ce passage puisque le navire d’Ulysse et de ses compagnons avance sur l’eau : « tout s’écoule » dira Héraclite.

            Si les Sirènes d’Ulysse sont un pas vers l’être et l’étant, pour vous retrouver pleinement, inutile de vous dire communément zen pendant vos vacances : il vous suffit d’être latiniste et simplement de uacare, c’est-à-dire « faire le vide ».

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