Da Capo — Prométhée, Tragédie de l’écoute de Luigi Nono

Texte :

L’opéra est encore jeune, mais de Monteverdi à Wagner, il a créé son Antiquité. En chantant le mythe et la tragédie, l’art lyrique s’invente et rêve les Anciens.

Que  peut-on  entendre  dans  cette Tragédie  de  lécoute ?  D’abord  le  chant  des  origines.  Les  vers de  la Théogonie  d’Hésiode  ouvrent  la  pièce,  disent  l’ascendance  de  Prométhée,  fils  du  Titan  Japet,   et  sa  rébellion  envers  Zeus.  Puis  c’est  le Prométhée  enchaîné  d’Eschyle  qu’on  entendra,  depuis  la montagne où il défie les dieux qui l’ont puni pour avoir porté aux hommes le feu et les savoirs.

Mais  ces  vers  cités  en  grec  et  dispersés  en  fragments ne  racontent  pas  directement  l’histoire  de Prométhée. Ils forment avec la musique un réseau d’ « îles » qui se font écho les unes aux autres. Un peu archéologue, l’auditeur devra recomposer les éléments du mythe dans cet « archipel ».

D’où le titre de  « tragédie de l’écoute », où Luigi Nono rejoue  un défi propre  à l’opéra : Comment montrer un drame chanté, mais cette fois purement musical, où l’espace-temps de la musique  ferait la scène et l’action théâtrale ?

La  musique  fait  la  scène,  bien  qu’il  n’y  ait  pas  de  décor,  car  les  musiciens  et  les  solistes  sont disposés en plusieurs groupes à différentes hauteurs, autour des auditeurs. Le chant de Prométhée et les  dialogues  proviennent  d’en  haut,  comme  dans  le  mythe,  et leur  espace  sonore  se  superpose  au continuum « éolien » du chœur central comme sur une toile de fond.

La  musique  fait  aussi  l’action.  Par  la  composition  et les  dialogues,  mais  surtout  par  un  jeu  de  résonances amplifiées où le son n’est pas seulement diffusé mais semble se déplacer dans la salle, en cercles et en diagonale, suggérant les aller-retours de Prométhée entre les dieux et les hommes. On se trouve entouré de circuits invisibles et de phrases saisies au vol, où l’on se demande parfois où est passé Prométhée.

Il  faut  alors  tendre  l’oreille...  et  l’on  assiste  à  un coup  de théâtre  infime : Prométhée  pourrait  bien surgir dans les moments privilégiés que Nono a indiqué « le plus pianissimo possible, à la limite de l’audible  ou  de  l’inaudible ».  Au  seuil  du  silence,  notre  vigilance  accrue  participe  de  la  sagesse  de Prométhée « le Prévoyant », car c’est lui qui nous en a donné la faculté :

« Au début ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre » (Eschyle, v. 447-448).

Dans le suspens de l’écoute, à la limite de l’instant et du temps, la musique de Nono nous renvoie à notre condition historique, à une lucidité inquiète qui devrait accompagner la Mémoire et les espoirs légués  par  Prométhée.  Loin  d’être  naïvement  prométhéenne,  cette œuvre  méditative  nous  amène, pour citer le livret, à « Faire du silence cristal le comble des évènements ».

J.T.

Luigi  Nono, Prometeo.  Tragedia  dell’ascolto (1985). 

Livret  composé  par  Massimo  Cacciari  avec un  choix  de  textes  de  Walter  Benjamin,  Eschyle,  Euripide, Gœthe,  Hérodote,  Hésiode,  Hölderlin, Pindare,  Arnold  Schönberg  et  Sophocle. 

Nous  avons  dû  nous  en  tenir  à  ceux  qui  correspondaient directement au sujet de Prométhée. Dirigé par Ingo Metzmacher, et donné à la Philharmonie dans le cadre du Festival d’Automne

L’œuvre  a  été  enregistrée  par  France  Musique  avec  une  technologie  permettant  de  restituer  la spatialité du son propre à cette œuvre. On pourra en faire l’expérience à cette adresse, où la pièce est disponible en réécoute jusqu’au mois de mai 2016.

Hésiode, Théogonie, Belles Lettres, nouveau tirage 2012. 

Eschyle, Tragédies. Tome I : Les Suppliantes - Les Perses - Les Sept contre Thèbes - Prométhée  enchaîné,  Texte  établi  et  traduit  par  P.  Mazon,  2e  édition,  15e  tirage  revue  et  corrigé,  Belles Lettres, 1920.

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