Extrait n°4 - Un empereur-histrion dans le théâtre de Naples.

7 juillet 2017
Image :
Image :
Texte :

La Vie des Classiques vous offre un quatrième extrait de L'ouverture de la mer, paru aux éditions Les Belles Lettres. 

Arrivés à Naples le matin-même de la représentation, nous avons rejoint la foule qui affluait vers le théâtre et, après avoir été à demi écrasés par la multitude qui se pres­sait dans les étroits couloirs d’entrée, nous avons accédé aux gradins supérieurs, destinés au petit peuple. D’après Ennius, c’était l’endroit où nous avions le plus de chance de passer inaperçus, d’autant que nous avions pris soin de nous vêtir bien pauvrement.

Ce fut d’abord une longue attente. Malgré le bruit et l’agi­tation, je pris bientôt un certain plaisir à observer le public qui, peu à peu, remplissait les travées. Je remarquai d’abord, répartis par groupes compacts au milieu de l’assistance, des adolescents dans des habits de fête et arborant de longues perruques. Ils bavardaient et plaisantaient entre eux comme des gens qui appartiennent à une même coterie. Il ne s’agis­sait pas, ainsi que je l’avais d’abord imaginé, des fameux Augustians. Ceux-là arrivèrent bien plus tard. Ils étaient plu­sieurs centaines. Coiffés, maquillés, parés comme des princesses barbares, ils gagnèrent tous ensemble l’espace confortable qui leur avait été réservé. Les premiers arrivés n’étaient que des plébéiens recrutés pour l’occasion ; les seconds étaient les fils d’aristocrates qui avaient suivi Néron jusqu’en Grèce. Ainsi que nous allions le constater, tous avaient, néanmoins, la même fonction : applaudir l’empereur et entraîner le public dans un délire de louanges et d’ovations.

On vit bientôt entrer les personnalités en toge, appartenant à l’ordre équestre ou sénatorial qui, très dignement, prirent place dans les tribunes. Les spectateurs étant installés, on pouvait imaginer que le spectacle allait enfin commencer. Pourtant, l’attente se prolongeait. Puis, soudain, se fit un grand silence : Néron avait fait son apparition sur la scène ! Par ce silence absolu, religieux, le public devait lui manifester toute sa fervente attention, car l’artiste se concentrait.

Enfin, il se mit à déclamer quelque chose. Je m’efforçais de comprendre. Cela ressemblait au poème d’Homère ; mais les vers étaient ânonnés et scandés à contretemps, de telle sorte qu’ils étaient méconnaissables. La voix était aiguë et le ton si ridiculement emphatique que je crus qu’il s’agissait d’une de ces parodies qui agrémentent parfois les pièces burlesques. D’ailleurs, la gesticulation maladroite et les mimiques effarées qui accompagnaient cette récitation outrée ne pouvaient que prêter à rire. Pourtant, personne ne riait.

Cette étonnante performance oratoire et gestuelle était parfois interrompue par les Augustians qui, soudain, se dres­saient comme un seul homme et, tous ensemble, exhalaient un profond soupir d’extase. C’était le signal pour le public, qui se mettait aussitôt à applaudir frénétiquement. L’artiste, alors, se figeait dans une expression sublime et pathétique et tous, s’étant levés, scandaient interminablement son nom. Enfin, il ouvrait les bras et le théâtre explosait dans un ton­nerre d’acclamations.

J’étais resté assis, considérant avec stupeur, les inexplicables témoignages d’admiration de ces gens qui, autour de moi, exultaient. Mon ami Ennius lui-même était debout. Il frappait ses mains l’une contre l’autre avec beaucoup d’application. Je croyais rêver. Je finis par me recroqueviller sur moi-même pour ne plus rien voir. C’est alors que je reçus un violent coup à l’épaule, qui me procura une douleur intense. Je relevai la tête : un militaire se tenait devant moi, énorme et menaçant :

– Dis donc, toi ! Est-ce que par hasard tu n’apprécierais pas le talent de notre empereur ?

Je le dévisageais, hébété. Ennius vint à mon secours avec sa vivacité d’esprit habituelle :

– Centurion, tu viens de frapper un pauvre infirme ! Ne vois-tu pas qu’il n’a pas l’usage de son bras gauche ? Si tu le souhaites, je peux aussi te faire constater qu’il tient à peine sur ses jambes. Quel effort il a fait pour venir admirer notre divin maître !

Il y avait du vrai dans le mensonge de mon ami. Du plat de son glaive, le centurion m’avait à moitié assommé. J’aurais été incapable de me mettre debout. Quant à mon bras, j’en avais en effet perdu l’usage pour un moment.

Le centurion m’a d’abord lancé un regard soupçonneux ; puis, il a grommelé :

– Ah, bon ! Alors, qu’il tape avec l’autre main sur ses cuisses ! Si non, c’est deux cents coups de fouet !

Dès qu’il eut tourné les talons, je remerciai Ennius. Nous avions une furieuse envie de partir ; mais, il n’était pas ques­tion de nous faire remarquer en quittant le théâtre. Il nous a fallu, pendant des heures, écouter les glapissements de Néron, assister aux dodelinements de son corps adipeux, l’entendre massacrer nos poèmes préférés. Il nous offrit même une longue élégie de sa composition, de métrique à peu près convenable, mais d’une platitude affligeante. À la fin, je me suis convaincu que les Augustians n’étaient pas assez richement payés pour leur peine. Quant au peuple, je savais désormais pourquoi il manifestait si vivement son enthousiasme. Allait-il préférer le supplice ? Les patriciens eux-mêmes ne devaient pas ignorer que, s’ils ne montraient pas un visage ravi, s’ensuivraient de perfides représailles. D’après Ennius, des espions placés dans les tribunes, notaient scrupuleusement leurs réactions. Mon ami avait, depuis longtemps, connaissance de ces pratiques ; persuadé que j’en étais informé, il avait négligé de m’en parler. En somme, les arts n’étaient pour Néron qu’un autre moyen d’asservir. Je croyais, bien ingénument, qu’ils étaient faits pour élever les âmes ou, du moins, pour charmer. En d’autres temps, sans doute.

Il y eut pourtant un moment supportable, quand le prince se contenta de faire résonner sa cithare. Le jeu était appli­qué, laborieux ; mais le morceau fut interprété sans fausse note. Le citharède transpira beaucoup ; il faisait presque peine à voir. Enfin, à la tombée du jour, le spectacle cessa. J’avais assouvi ma curiosité à l’égard de l’artiste Néron. J’allais avoir pour des semaines à m’en remettre. À tous points de vue !