Image :
Image :

Grand Ecart - Compte rendu

Texte :

Un compte rendu publié sur reainfo, Compte rendu « Grand écart », in : Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 02/03/2017.

En janvier 2017 est paru sur le site « La Vie des Classiques » des Belles Lettres, un petit essai qui intéressera beaucoup de monde. Dans son avant-propos, l’auteur, Jean-Paul Plantive, non sans humour, nous explique la genèse de cet ouvrage. Sur un ton enjoué, il raconte une scène qu’il a plusieurs fois vécue : le professeur de lettres classiques qu’il est a souvent été confronté au regard d’interlocuteurs qui lorsqu’ils apprennent son métier, le dévisagent avec un mélange de « vague admiration » et de « légère commisération ».

Il se trouve toujours quelqu’un pour poser la traditionnelle question : « À quoi ça sert aujourd’hui d’apprendre le latin et le grec ? ». Il évoque d’abord une réplique ironique « À rien », en énumérant toutes les autres matières à propos desquelles on peut répondre la même chose. Puis il en vient aux réparties habituelles : « Le latin par sa rigueur grammaticale forme l’esprit à la logique », « L’étymologie permet de mieux sentir, voire de deviner le sens de certains mots », « La connaissance de la civilisation grecque vous donne de retourner aux sources d’un certain nombre d’institutions et d’attitudes intellectuelles ». Sans les récuser, après avoir entraîné son lecteur à sa suite dans moult considérations sur les ressemblances et les différences entre l’Antiquité et notre époque, après avoir souligné l’écart qui existe entre ces deux périodes et montré toutes les précautions à prendre mais en même temps avoir proclamé son but : « montrer qu’on peut observer la part la plus contemporaine de notre monde — y compris ses dernières inventions techniques et les débats de société — à l’aide des textes anciens » (p. 8)— d’où son titre Grand écart. Des textes antiques au XXIe siècle —, il fait la suggestion suivante énoncée de façon lapidaire à la fin de cette introduction « À quoi servent les lettres classiques ? À réfléchir, tout simplement ». (Au passage, on remarquera que l’interrogation a un peu changé ; il ne s’agit plus de l’apprentissage du grec et du latin ; le reste de cette publication montrera que ce qui est pris en compte, c’est la littérature, la culture, la civilisation, toutes choses qui peuvent être appréhendées aussi grâce à des textes traduits ; d’ailleurs ce sont des traductions qu’utilise l’auteur, même si parfois pour en préciser la valeur il cite tel ou tel terme en version originale. À la limite, si on garde la question initiale : « À quoi ça sert aujourd’hui d’apprendre le latin et le grec ? », on répondra « À faire des traductions qui permettront à tous de réfléchir »).

Le reste de l’ouvrage est constitué par trente chapitres qui mettent en évidence cette utilité. Il s’agit de trente « billets », en quelque sorte, de six – sept pages en moyenne (dans le format électronique retenu), traitant chacun de quelque chose d’actuel, événement, fait divers, problème de société, etc., et montrant comment, sur ces sujets, certaines œuvres grecques ou romaines peuvent nous forcer à nous interroger en nous poussant dans nos retranchements, nous aider à analyser aussi bien les actes d’autrui que nos propres attitudes, à éviter les jugements à l’emporte-pièce, à nuancer nos opinions. Quelques-uns de ces « billets » ont déjà été publiés isolément sur le site « La Vie des Classiques ». À propos d’un thème donné, les méditations vont « à sauts et à gambades » comme disait Montaigne. Le ton est très allègre, les titres en général « accrocheurs » ne dédaignant pas les effets de surprise, comme « Lucrèce et le journal de 20 h », « La mort d’Agrippine et la caméra cachée », « Lucien et l’iPhone », ou les jeux sur les mots « Platon et la mémoire artificielle », « Ovide et les sites de rencontre ». Ce dernier écrit nous servira d’exemple : le point de départ en est la demande « Comment faire des rencontres amoureuses ? » Jean-Paul Plantive rappelle l’Art d’aimer d’Ovide où le poète énumère tous les endroits/sites de la Ville éternelle qui s’y prêtent. Puis il se penche sur ce qui a existé au fil du temps, les bals, les boites de nuit, les petites annonces avant d’en arriver aux actuels « sites de rencontre » sur internet. Chaque moyen évoqué est l’objet de réflexions, de commentaires, de comparaisons, sur un ton amusé, humoristique, parfois ironique, mais dont l’enjouement cependant ne cache pas la profondeur et invite à réfléchir.

Le langage dans ce recueil n’a rien de compassé. Selon le cas, il est moderne (« Libé », « la com », le « buzz »), emprunté au sport (le football par exemple), ou plus traditionnel, mais toujours de bon aloi. D’emblée le lecteur a l’impression d’une conversation avec un interlocuteur cultivé — jouant parfois le rôle d’accoucheur d’esprits comme Socrate —, dont les allusions et les citations (qui ne se limitent pas, loin de là, à la Grèce ou à Rome), tantôt précisées par des références, tantôt lancées « sans étiquette », instituent avec lui une sorte de joute et réveillent sa propre culture en le forçant à pratiquer une espèce de jeu de « ping-pong » intellectuel des plus toniques. Les formules brillantes abondent et la plupart des billets se terminent par une spirituelle chute. Si, pour contextualiser les faits, Jean-Paul Plantive est obligé d’expliquer les realia antiques, il procède toujours avec clarté, allant à l’essentiel et sans érudition inutile.

Pour donner une idée des sujets abordés, voici la liste des chapitres : « Lucrèce et le journal de 20 h » ; Périclès et la com » ; « Horace et le retour à la nature » ; « Isocrate et la jeunesse d’aujourd’hui »; « Virgile et le buzz » ; « Antigone et la banalité du mal » ; « Catulle et les statistiques » ; « Platon et la mémoire artificielle » ; « Titus et l’épanouissement personnel » (où le fait moderne examiné est le mariage d’Édouard VIII et de Wallis Simpson) ; « Athènes et l’impôt sur la fortune » ; « Umbricius et l’identité nationale » ; « Thersite et le comique protestataire » ; « La mort d’Agrippine et la caméra cachée » ; « Médée et les drames de la séparation » ; « Juvénal et le mariage gay » ; Calliclès et la déréglementation » ; « Pline et les supporters » ; « Pindare et les J.O. » ; « Caton et la libération de la femme » (le point de départ en est les événements de 195 av. J.-C. à Rome ; il est à noter qu’en 1976 dans les Mélanges offerts à J. Heurgon, L’Italie préromaine et la Rome républicaine, le Prof. A. Haury avait rédigé un savant article dont le titre contenait une plaisanterie du même genre : « Une “année de la femme“ à Rome, 195 avant J.-C. ?», en écho à la déclaration par l’ONU de « 1975, année internationale de la Femme ») ; « Lucien et l’iPhone » ; « Plaute et la démission des parents » ; « Théophraste et le politiquement correct » ; « Marc Antoine et le droit à l’oubli » ; « Sénèque et la haine du temps libre » ; « Pythagore et les commandements du régime » ; « Ovide et les sites de rencontre » ; « Alciphron et les traîne-misère » ; « Naimes et les experts » (où, à côté de personnages grecs et romains, le texte ancien utilisé dans la comparaison est tiré de la Chanson de Roland, ce qui modifie encore la question par laquelle l’auteur a commencé et qui n’est plus strictement « À quoi ça sert d’apprendre le latin et le grec ? », mais tend vers « À quoi sert la culture ? ») ; « Tacite et les plaisirs de la morosité » (il ne faut pas oublier le bel essai de Xavier Darcos, Tacite, ses vérités sont les nôtres, Paris 2007, qui procède de la même certitude ; on peut y lire p. 189 : « Il n’y a pas de différence “essentielle“ entre un homme du Ier siècle et nous, d’autant que les questions qu’il se posait sur la survie de sa civilisation nous obsèdent aussi, à plus grande échelle encore ») ; « Ulysse et la sortie du tragique ».

Cette publication n’était pas, le 06/02/2017, entièrement exempte de petites scories : à plusieurs reprises il manquait un mot (par ex., 7ème ligne avant la fin de la p. 50) ; le nom de pays Libye et ses dérivés s’écrivent ainsi et non avec dans la première syllabe (p. 25 ; p. 38) ; on ne peut pas dire qu’Édouard VIII « se maria et vécut heureux avec son épouse jusqu’à la mort de celle-ci » (p. 64), sachant que celui qui devint duc de Windsor décéda en 1972 et sa femme en 1986. Ces vétilles seront faciles à corriger.

Ce recueil, dont on souhaite qu’il ait une suite, constituera un des petits plaisirs d’une journée. Je recommande de le déguster lentement, un chapitre par jour par exemple dans un moment de tranquillité, comme on savoure au calme un carré de chocolat avec un bon café…

Lucienne Deschamps

Professeure émérite en Langue et littératures latines, Université Bordeaux Montaigne

Pour télécharger gratuitement Grand écart, le nouveau livre édité par La vie des Classiques :

http://www.laviedesclassiques.fr/exclusivite/nouvelle-exclu-grand-%C3%A9cart

Un compte rendu publié sur reainfo, Compte rendu « Grand écart », in : Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 02/03/2017