Imperator - Entretien Avec Pierre-André De Chalendar

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Aujourd’hui, La vie des Classiques vous offre l’entretien avec Pierre-André de Chalendar qui ouvre Imperator, un recueil de textes antiques sur l’art de diriger réunis et présentés par Charles Senard.

Pierre-André de Chalendar, président-directeur général de Saint-Gobain, est une des grandes figures du patronat français contemporain. Après des études à l’Essec (promotion 1979), puis à l’Ena (promotion 1983), il commence sa carrière à l’Inspection générale des finances, avant d’entrer en 1989 chez SaintGobain comme directeur du plan. Il occupe ensuite, notamment, des postes de direction aux États-Unis et en Grande-Bretagne et devient directeur général de la société en 2007, avant d’être nommé en 2010 par le conseil d’administration de Saint-Gobain à son poste actuel.

Charles Senard. – Pierre-André de Chalendar, vous êtes confronté aux enjeux du leadership depuis longtemps. Quel enseignement la lecture de ces textes d’auteurs grecs et romains peut-elle apporter aujourd’hui ?

Pierre-André de Chalendar. – Je crois beaucoup à l’histoire. Chez Saint-Gobain, qui est d’ailleurs la plus ancienne des grandes entreprises industrielles françaises – nous avons fêté nos trois cent cinquante ans l’année dernière[1] –, nous y attachons beaucoup d’importance. Parce que, dans la mesure où tout ce qui touche au leadership est lié à la psychologie, aux hommes, étudier l’histoire est extrêmement important, car bien que l’âme humaine ait évolué, il y a des ressorts qui sont valables sur toutes les géographies et dans tous les temps ; il est toujours très utile de s’intéresser aux succès et aux échecs qui ont pu avoir lieu à un moment ou à un autre, et à leur explication. C’est pourquoi j’aime beaucoup lire des biographies, parce que je crois dans le rôle des personnes ; des chefs comme Alexandre le Grand ou César ont été en rupture assez forte avec tout ce qu’il y avait autour d’eux. Les écoles historiques qui ne s’intéressent qu’aux superstructures me laissent sceptique.

Ces textes antiques le montrent, le leadership est aussi déterminant en politique. Les Français vont élire dans quelques mois leur Président de la République ; quelles recommandations auriez-vous à lui donner en tant que chef d’entreprise ?

Il va avoir besoin à la fois de courage et de vision positive. C’est la même chose que quand vous êtes dans une situation de turnaround dans une entreprise. Il faut à la fois prendre des mesures énergiques, en leur donnant du sens, et en montrant que c’est pour que cela aille mieux après. Il faut à la fois porter un projet, une vision, un sens, en même temps qu’être capable d’être courageux, de ne pas avoir la main qui tremble. Ce sont les deux choses les plus difficiles et à propos desquelles on peut être le plus inquiet. Et quand je dis inquiet, ce n’est pas uniquement de la faute de ceux qui veulent être leaders, c’est aussi parce que c’est très compliqué. Le courage, c’est important pour être un bon dirigeant. Être courageux, c’est d’abord être lucide, ne pas se voiler la face, et faire un diagnostic qui soit le plus juste possible. C’est ensuite pouvoir prendre des décisions qui ne sont pas forcément agréables, qui ne sont pas forcément populaires (c’est le contraire de la démagogie), mais qui vont être importantes. Faire preuve de jugement ne suffit pas. Le courage est lié à la décision et à sa mise en œuvre.

Venons-en à vous-même. Quelles ont été les grandes étapes de votre parcours de dirigeant, et lesquelles ont été les plus formatrices ?

J’ai été formé par un homme, Jean-Louis Beffa[2]. Cela fait vingt-sept ans que je suis chez Saint-Gobain, et c’est lui, mon prédécesseur comme patron de Saint-Gobain, qui m’avait recruté à l’époque. Pendant toute une période, je n’ai pas été directement sous ses ordres, mais je l’ai quand même suivi longtemps, et il a clairement été pour moi un mentor. Je crois beaucoup à ce type de relation. Après, comment se manifeste cet apprentissage ? C’est très difficile à dire. Je n’ai pas l’impression d’avoir appris comme on apprend à l’école, je n’ai pas reçu de cours à proprement parler, c’est vraiment sur le tas qu’on apprend, en demandant des conseils sur des situations concrètes, en regardant comment font les autres… On est en contact avec d’autres dirigeants et on s’imbibe progressivement de certaines manières de faire, d’un certain nombre de réflexes, de choses importantes. Quelles ont été les étapes de mon parcours ? Après l’Essec, puis l’Ena, j’ai passé quelques années dans l’administration, à l’Inspection des finances, au ministère de l’Industrie ; puis j’ai été recruté chez Saint-Gobain comme directeur du plan. C’était un job assez proche de ceux que j’avais eus dans l’administration, une sorte de directeur de cabinet du président. Mon travail consistait surtout à instruire les dossiers. Chez Saint-Gobain, la légitimité vient de l’opérationnel. Cela m’attirait sans que je sache bien en quoi cela consistait et cela m’inquiétait, car je n’y avais pas été préparé. Quand Jean-Louis Beffa m’a dit, au bout de deux ans et demi : « Maintenant, il faut aller dans les usines », l’expérience a été une révélation : cela m’a vraiment beaucoup, beaucoup plu. Mais je me souviens que le seul vrai repère que j’ai eu à ce moment-là, c’est une expérience que j’avais faite dix ans plus tôt : mon service militaire, que j’avais eu la chance de faire comme officier, et durant lequel j’ai commandé une section de trente appelés. Même si le contexte était assez différent dans ces usines, c’était finalement ce qui en était le plus proche et ce qui m’a été le plus utile au début, bien plus que tout ce que j’avais fait avant, toute cette parenthèse de dix ans, surtout faite de dossiers intellectuels, et qui n’avait pas grand-chose à voir avec ce dont j’avais besoin dans la vie quotidienne de mon nouveau travail. Et, en réalité, c’est vraiment cela que j’ai aimé. J’ai eu par la suite des expériences opérationnelles de commandement dans différents pays : en France, aux États-Unis, puis en Angleterre. C’était à chaque fois des expériences différentes, dans des contextes culturels différents, mais le dernier saut important en termes de leadership a eu lieu quand je suis devenu directeur général de Saint-Gobain : il y avait là, en effet, un changement dans la nature du travail, puisque j’avais à présent un rôle de représentation et de lien entre l’intérieur et l’extérieur du groupe. Les relations avec le conseil d’administration, avec les actionnaires, tout cela était nouveau pour moi et il m’a fallu faire un nouvel apprentissage, pour lequel mon prédécesseur m’a beaucoup aidé. Voilà l’histoire. Mais j’ai vraiment le sentiment que le leadership, la manière de diriger, ce n’est pas quelque chose que j’ai appris à l’école.

Le leadership ne s’enseigne pas. C’est donc par la pratique que l’on forme des dirigeants ?

Les gens dont on pense qu’ils peuvent être des patrons, il faut les former, il faut prendre des risques, les exposer, en sachant qu’ils ne réussiront pas tous aussi bien. Si on les forme, cela veut dire qu’on est prêt à accepter qu’ils se trompent. J’ai beaucoup appris à ce sujet de mon prédécesseur. Il mettait les gens en position d’apprendre, de faire des erreurs, mais en considérant que cela les formait. On apprend souvent plus de ses erreurs que de ses succès.

Qu’aimez-vous en particulier dans votre rôle de dirigeant d’une grande entreprise ? Quelles y sont vos plus grandes satisfactions ?

J’aime bien faire travailler les gens ensemble. Et j’aime bien me dire qu’en les faisant travailler ensemble, ils obtiennent des résultats meilleurs que ceux qu’ils auraient pu imaginer. C’est une puissante motivation pour moi. J’aime aussi être au contact de mes collaborateurs. Saint-Gobain est une entreprise très exceptionnelle. Je me vois aussi de ce point de vue comme le maillon d’une chaîne, le dépositaire d’un héritage qu’il me faut transmettre et pour cela faire fructifier. Développer le groupe est ma préoccupation principale. Pour cela, il faut à la fois faire les bons choix stratégiques et avoir mis les bonnes personnes aux bons endroits. Les deux grands sujets dont je m’occupe chez Saint-Gobain sont en effet l’allocation du capital et la gestion des ressources humaines. Nous sommes assez décentralisés et les métiers sont donc gérés séparément. Mais dans un groupe comme Saint-Gobain, tout ce qui concerne l’allocation du capital et la nomination des personnes clés, c’est le rôle du patron. J’aime bien les deux, sachant que, dans les deux cas, il y a peu de décisions majeures à prendre, mais qu’il est essentiel de comprendre le mieux possible tout ce qui se passe pour décider le moins mal possible quand c’est important. Mais ce que j’aime le plus, c’est de faire travailler dans la même direction des gens qui ont eu des parcours très différents, des cultures très différentes, et d’arriver à ce qu’ils se comprennent, à ce qu’on se comprenne tous ensemble. Je crois beaucoup à la force de la diversité dans une équipe. Aujourd’hui, la diversité qui est à la mode, c’est celle des hommes et des femmes, mais pour moi, cela va bien au-delà. La plus importante, et je l’ai toujours trouvée naturellement chez Saint-Gobain, cela s’est fait ainsi, est celle entre les jeunes et les vieux. J’ai pratiquement toujours, dans plusieurs postes successifs, travaillé avec des gens qui allaient prendre leur retraite assez vite, et je trouvais cela extrêmement riche. Je pense que l’alliance de la fougue et de l’expérience est extrêmement précieuse, et que, de façon générale, la valeur de l’expérience est très importante. Et puis il y a aussi la diversité des cultures. Il se trouve que nous avons des affaires qui couvrent toute une série de pays du monde, et il est donc très important pour nous d’essayer de bien comprendre comment on voit les choses dans différents pays, dans différentes cultures. Ce qui m’intéresse beaucoup, comme je vous le disais, c’est de comprendre les différentes cultures et de les faire s’interpénétrer de façon positive. La plus grande satisfaction que vous pouvez avoir comme dirigeant, à mon sens, est quand vous avez des idées fortes pour changer la culture de l’organisation dans un domaine, et que vous voyez qu’au bout d’un moment, cela porte. J’ai beaucoup essayé de changer la culture de Saint-Gobain, d’une culture « produit » vers une culture « client ». Et c’est une grande satisfaction pour moi de voir que nous ne sommes pas au bout du processus, mais que nous avons beaucoup évolué dans la bonne direction. Par ailleurs, il y a beaucoup de chiffres dans une entreprise, et quand les chiffres sont en ligne avec ce qu’on a en tête (ce qui n’arrive pas tous les jours !), on est content. Quand on a des équipes qui délivrent, qui sont contentes de leurs résultats, c’est très satisfaisant. Après, il y a des satisfactions plus prosaïques. C’est vrai que quand on est industriel, quand on a construit des usines et qu’on voit plusieurs années plus tard, après des décisions qu’on a prises, des usines qui fonctionnent, c’est très satisfaisant. C’est la satisfaction de l’ingénieur que je n’étais pas mais que je suis, forcément, un peu devenu…

… Et les aspects les plus difficiles ?

Quand on fait une restructuration, c’est une décision difficile ; mais quand on ne la fait pas, cela peut être encore pire après. Le courage pour un leader, c’est aussi de bouger quelqu’un s’il le faut. De ne pas attendre ; quand cela ne va pas, il faut changer vite.

En quoi consiste l’art de diriger ?

Ce n’est pas facile à définir. Il n’y a pas une façon de faire, il faut être en adéquation avec les gens et les endroits où l’on se trouve. Quand on est dans la matière des relations personnelles et des relations humaines, cela ne se met pas en équation, ce n’est pas cartésien. Je crois qu’il n’y a pas une manière de diriger, il y a autant de méthodes qu’il y a de personnes, cela dépend des tempéraments. Ce sont des choses assez personnelles. Il y a tout de même quelques conseils que l’on peut donner. Le premier, c’est d’avoir une vision et d’incarner les valeurs qui l’accompagnent. Il faut être capable de motiver les gens qui sont avec vous. J’ai vu de nombreuses méthodes : par exemple, on peut motiver les gens un par un, ou bien les motiver ensemble, ce qui est très différent. Pour ma part, j’ai besoin de travailler avec une équipe, et motiver cette équipe est extrêmement important pour moi. Après, dans la vie quotidienne, il est très important, je crois, de décider : ce qu’on attend d’un patron, c’est qu’il décide. C’est un des rares conseils que m’a donné Jean-Louis Beffa, quand j’ai quitté la direction du plan – il m’en a donné beaucoup mais sans les formuler aussi explicitement : « Décidez, faites des erreurs, mais décidez, il n’y a rien de pire dans la vie industrielle que d’analyser et de ne pas décider, donc il faut décider. » J’ai un tempérament qui fait que cela ne me pose pas de problème, j’aime bien décider. Il est aussi très important pour un leader, et plus encore pour un chef militaire, d’inspirer confiance. Quand on part à la bataille, le chef doit être devant, et toute la question est de savoir si les types qui sont derrière vont lui tirer dans le dos. C’est à cela qu’on voit un bon leader : c’est celui qui emmène ses troupes et qui les galvanise. Un mauvais général, on lui tire dans le dos. Enfin, et c’est vrai de tous les métiers, il faut aimer cela, il faut aimer animer une équipe, être à la tête d’un projet, et je pense qu’on ne le fait pas bien si on n’aime pas le faire. Le dirigeant, pour moi, doit être un passionné. En politique, on dirait peut-être qu’il est « habité » – mais je n’aime pas beaucoup ce mot-là, qui peut être dangereux. C’est un fait que le dirigeant qui est passionné motive, inspire confiance, persuade. Le dirigeant, il y croit. Il croit à son projet. Il déploie une énergie et un enthousiasme qui font partie de sa capacité à inspirer confiance et à persuader. On est un leader parce qu’on a une énergie communicante. Pour diriger, et bien le faire, il faut une énergie communicante. Et vous ne pouvez pas communiquer de l’énergie si vous n’en avez pas, si vous ne la montrez pas. Le général est devant.

Qu’entendez-vous exactement par « avoir une vision » ?

Avoir une vision, c’est dire où on veut aller : c’est-à-dire ce que sera l’entreprise dans cinq ans ou dans dix ans. Donner du sens. Un leader, aujourd’hui, c’est quelqu’un qui donne du sens. On est dans un monde où on recherche beaucoup de sens. C’est un mot très important, qui n’avait pas la même importance autrefois, puisqu’on questionne beaucoup plus facilement qu’on ne questionnait avant, et dès lors qu’on questionne, il faut qu’on trouve une réponse. Nous, chez Saint-Gobain, nous faisons des matériaux de construction. On pourrait se contenter de dire : « Nous faisons des matériaux de construction. » Mais nos matériaux de construction servent à la fois à améliorer le confort et à rendre le bâtiment plus durable, donc consommant moins d’énergie, et donc contribuant à la lutte contre le réchauffement climatique. C’est complètement différent. C’est comme cela que je redéfinis Saint-Gobain. Le fait de contribuer à la construction de cet environnement et d’un monde plus durable, voilà ce qui donne du sens. Quand les jeunes viennent travailler dans une entreprise aujourd’hui, ils ont envie de savoir quelle va être son utilité sociale, l’utilité sociale de ce qu’ils vont faire. C’est plus fort qu’avant. Dans le cas de Saint-Gobain, je trouve d’ailleurs qu’il est facile de donner du sens.

Après avoir défini le sens, il faut aussi savoir le communiquer ?

Oui, il faut le communiquer en interne surtout, mais aussi en utilisant l’externe pour l’interne. Il se trouve qu’à côté de Saint-Gobain, j’ai présidé une association d’entreprises, qui s’appelle Entreprises pour l’environnement (EpE). C’est en quelque sorte le think tank des directeurs de développement durable des grandes entreprises françaises. Cela m’a beaucoup intéressé et j’ai écrit un livre l’année dernière sur le rôle des entreprises dans le problème du réchauffement climatique[3], parce que Saint-Gobain apporte une contribution importante dans ce domaine. J’avais vu avec EpE qu’aujourd’hui les entreprises, le monde industriel, ne sont pas seulement le problème, mais également la solution, et c’est pour cela que j’ai voulu écrire ce livre. Ce qui m’a frappé, c’est que l’impact le plus fort que j’ai eu – alors que je ne l’avais pas du tout fait pour cela – a été en interne. Parce que cela a accru encore le sens pour les salariés. Le fait que leur patron porte un discours fort sur ces sujets-là a été un élément important de fierté et d’appartenance. Ce sont des choses nouvelles, même si cela fait longtemps que des entreprises jouent ce type de rôle. Pont-à-Mousson[4], par exemple, s’occupait de l’adduction d’eau par des tuyaux en fonte, et apportait l’eau potable dans toutes les grandes villes du monde : il y avait aussi cette dimension de contribution. La mission était d’apporter l’eau potable, un élément qui reste primordial pour sortir de la pauvreté dans beaucoup de villes. Toutes les entreprises peuvent se trouver des missions et des visions motivantes, mais l’idée de porter un sens qui est plus large et d’avoir une utilité sociale, je pense que c’est beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a cinquante ans.

Concrètement, que veut dire « incarner des valeurs » ?

Nous par exemple, chez Saint-Gobain, nous avons des valeurs fortes, qui proviennent de notre histoire. Nous sommes un peu spéciaux de ce point de vue-là. Nous avons un héritage important de valeurs qui nous viennent du passé sur l’engagement, sur le respect des uns et des autres. Nous l’avons codifié. Cela se traduit par des manières de travailler. Je pense que de, façon générale, le fait qu’il y ait des règles de comportement est devenu extrêmement important dans les entreprises, et je pense que c’est le patron qui doit les incarner au premier chef. Cela rejoint ce que je disais sur le sens. Chaque entreprise a des valeurs qui lui sont propres, qui jouent un rôle plus ou moins important. Les valeurs se montrent, et pour cela il faut aller « au contact ». Vous avez des managers qui restent dans leur bureau et qui prennent des décisions à partir de leurs dossiers. Et puis vous avez des managers qui vont beaucoup sur le terrain et qui sont au contact des gens, qui les écoutent, qui leur donnent le sentiment qu’ils sont importants, que ce qu’ils proposent est important, qui les soutiennent et les motivent. On peut aller au contact des gens ou les faire venir dans son bureau, ce n’est pas la même chose. Moi, je n’aime pas beaucoup être dans mon bureau, j’aime bien aller voir les gens – cela prend du temps, cela réclame beaucoup d’énergie.

Pour être un leader, il faut aussi du charisme. L’un ne va pas sans l’autre ?

La capacité à entraîner, à donner envie d’aller dans la même direction, peut se traduire dans certains cas par la peur (je ne pense pas que ce soit une très bonne motivation, même si elle est fréquente), ou par une motivation plus positive. Ainsi, il y a la vision, la capacité à incarner des valeurs, mais aussi, en effet, le charisme, qui est une chose difficile à définir. C’est quelque chose qui se sent. Il y a des patrons qui sont plus ou moins charismatiques. Quand j’ai à sélectionner des dirigeants dans Saint-Gobain, on sent bien qu’il y en a qui sont plus charismatiques que d’autres. Je crois qu’il y a un élément d’empathie dans le charisme. On a envie d’écouter, on a envie de suivre cette personne, on est intrigué ; et il me semble que la capacité à dégager de l’empathie est importante à cet égard. Après, il y a l’autorité naturelle qui joue aussi : il y a des gens qui ont une autorité naturelle, il y en a d’autres qui en ont moins, ce sont des choses qui se travaillent. Mais je pense que l’empathie est une chose qui devient de plus en plus importante, dans un monde qui est moins hiérarchique, je crois, qu’autrefois. Dans les organisations traditionnelles en effet, pour beaucoup de gens, le chef c’était le chef, et voilà. On était très légitimiste ; on l’est moins aujourd’hui par certains aspects, me semble-t-il.

Quels seraient pour vous des exemples de dirigeants charismatiques ?

Pour moi, à l’époque où j’ai grandi comme manager, c’est Jack Welch[5] qui incarnait la figure du grand patron charismatique. Il a eu un impact assez fort sur toute une génération dans beaucoup de pays. Aujourd’hui, c’est plutôt dans l’Internet que les gens vont chercher les leaders charismatiques. Je les connais moins bien. Hors du monde de l’entreprise, il y a eu, en France, un magnétisme du général De Gaulle qu’on n’a pas su retrouver. Il a incarné le pays. Mais je pense que tous les grands dirigeants, de gauche comme de droite, qu’on a eus en France, ont eu, d’une manière ou d’une autre, une capacité d’entraînement forte. Ce n’est pas suffisant, mais cela fait quand même partie des attributs nécessaires. Et je pense qu’en politique, s’il n’y a pas ce charisme, il n’y a pas d’élection. L’art de la rhétorique dont vous parlez, celui d’un Démosthène par exemple, art qui s’apprend depuis bien longtemps, est fondamental en politique. J’ai une assez grande fascination pour Churchill, et les grands bâtisseurs, comme Richelieu ou Pierre le Grand. Churchill, c’est la force de la volonté, le courage. Il est pour moi l’homme du XXe siècle qui a eu le rôle individuel le plus important, un rôle majeur, pour éviter que le monde ne bascule. Richelieu est à mes yeux l’artisan principal de la construction de la France, en tout cas de la France telle qu’on l’a connue après. Pierre le Grand a permis l’ouverture de la Russie à la modernité. Je vous prends trois exemples, il y en a beaucoup d’autres.

Y a-t-il, selon vous, des différences entre les leaders politiques et les leaders du monde de l’entreprise ?

Pour forcer un peu le trait, il me semble que dans le monde de l’entreprise, le discours, c’est bien, mais le fond, c’est plus important. Le fond, c’est-à-dire la vision, l’incarnation des valeurs, et la capacité de mise en œuvre et d’organisation. En tout cas, il y a une différence avec le monde de la politique : dans une entreprise, on n’est pas élu. Donc l’élément « il faut plaire » ne joue pas, ou joue beaucoup moins. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des patrons qui ne se font pas remercier, non pas uniquement par leurs actionnaires parce que leurs résultats ne sont pas bons, mais aussi parce qu’ils sont incapables d’entraîner l’entreprise. Cela se voit de temps en temps.

Vous disiez tout à l’heure qu’il y a autant de façons différentes de diriger que de personnes. Peut-on néanmoins distinguer quelques grands styles de leadership ?

Il y a par exemple celui qui impressionne parce qu’il comprend mieux, qu’il va plus vite que les autres dans l’analyse, et que ses capacités de jugement sont supérieures. Il y a aussi celui qui travaille à l’empathie, qui donne tout le temps l’impression de valoriser les gens autour de lui. Vous avez des grands chefs qui ne sont pas capables d’avoir des bons autour d’eux. Moi, j’ai tendance à considérer qu’un des critères importants, c’est d’avoir des gens meilleurs que soi autour de soi. Dans les deux cas, cela peut réussir. Je pense que le premier cas est dangereux, mais il est assez fréquent. On le voit souvent d’ailleurs au moment des successions, moment fondamental pour la pérennité d’une entreprise. Je considère pour ma part que c’est mon job le plus important. Dès que j’ai été nommé, j’ai commencé à réfléchir à qui pourrait être un jour mon successeur, et à la façon dont j’allais organiser ma succession. Beaucoup de gens en sont totalement incapables. En politique, c’est assez fréquent aussi. Mais on ne peut pas dire que ceux qui ne savent pas ne sont pas pour autant des grands patrons. Prenez l’exemple, que vous donnez, d’Alexandre le Grand. On ne peut pas dire qu’Alexandre n’a pas été un grand leader, non ? Alexandre, vu à l’aune de l’entreprise, c’est-à-dire si l’on considère que l’empire de Macédoine était son entreprise, a été l’auteur d’une faillite complète, puisque cela n’a pas duré ; mais ce n’est pas comme cela qu’il est perçu aujourd’hui. Dans une entreprise, ce serait très grave. Heureusement qu’à ce moment-là, il y a généralement d’autres personnes que le leader qui s’occupent de l’entreprise, à savoir le conseil d’administration. Il y a tout de même beaucoup d’exemples de successions de patrons qui se sont très mal passées parce qu’elles ont été très mal préparées, ou bien parce que le patron n’a pas été capable de passer la main ; et c’est là que le rôle du conseil d’administration est très important.

Les différences peuvent aussi être de nature culturelle ?

J’ai travaillé en Angleterre et aux États-Unis. Les choses n’ont pas la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Entre les Anglais et les Français aussi, c’est permanent ; les Anglais n’expriment pas les choses de la même manière. Il y a énormément de faux amis. Par exemple, il faut faire très attention quand on croit qu’on est arrivés à une décision à la fin d’une réunion : les Anglais et les Français n’ont pas forcément compris la même chose de la décision. C’est très frappant. Et c’est pareil avec les Américains : le Français aura tendance à ne pas forcément tenir compte de la décision qui a été prise si elle lui paraît mauvaise, et à résister en faisant ce qu’il croit être bon, tandis que l’Américain, lui, ira dans le mur si c’est la décision qui a été prise, même si elle ne lui paraît pas bonne, parce qu’il considère que le chef a décidé. Le chef en France a plutôt en tête, en général, que les collaborateurs vont faire preuve d’autonomie et de jugement, puisque c’est dans la culture. Et cela vaut à tous les niveaux. Il y a un livre très intéressant à ce sujet que je recommande toujours, La Logique de l’honneur[6] de Philippe d’Iribarne ; l’auteur prend trois exemples d’usines, en France, aux États-Unis et aux Pays-Bas, et étudie les différences de comportement entre les gens : le rapport au travail des Français obéit à la logique de l’honneur, celui des Américains à celle du contrat, et celui des Néerlandais à celle du consensus. C’est vrai aussi pour les chefs ; l’attitude face au commandement diffère beaucoup d’un pays à l’autre ; je ne sais pas si, entre les Grecs et les Latins, il y a de telles différences culturelles ni comment ces différences ont évolué au cours des siècles dans l’Antiquité. Tout cela, ce sont des choses que je trouve fascinantes, et qu’il est passionnant d’essayer de comprendre et de prendre en compte ; c’est ce qui fait pour moi toute la richesse de travailler dans une entreprise internationale.

Le monde évolue. L’économie se transforme, notamment avec le digital. Le leadership doit forcément s’adapter à ces évolutions. De quelle manière ?

Comme je vous le disais tout à l’heure, la notion de hiérarchie a considérablement évolué avec le temps. On vient de mondes assez hiérarchisés dans les entreprises. Quand j’ai commencé, l’information était rare et précieuse, et il y avait une très grande assimilation entre le pouvoir et l’information. L’information, c’était le pouvoir, et celui qui avait le pouvoir, c’est celui qui avait l’information. Et donc quand on avait l’information avant les autres, on ne la leur donnait pas toujours et c’était un élément de pouvoir. Tout cela vole en éclats à toute vitesse, parce que l’information est maintenant accessible à tout le monde, et c’est donc la manière dont on va s’en servir qui va faire la différence. Quelqu’un de vingt-cinq ans qui arrive pour son premier job chez Saint-Gobain, si on lui demande de faire quelque chose, il ne va pas demander à son chef dans le détail ce qu’il a le droit de faire ou de ne pas faire ; par exemple, s’il a le sentiment que l’information dont il a besoin ou que les gens qu’il doit voir se trouvent dans un autre service, il va immédiatement entrer en contact avec la personne qui a l’information ; il va se mettre en réseau, avec les réseaux interne et externe – avec d’ailleurs une grande confusion entre l’interne et l’externe. Autrefois, on serait allé demander à son chef s’il pouvait demander à son collègue s’il était possible pour nous de travailler avec la personne qui lui était rattachée. L’information n’est plus associée avec le pouvoir – c’est très lié au digital et au fait que les jeunes sont des digital natives, ils ont toujours été habitués à faire ainsi. On passe donc d’un mode de management assez hiérarchique à un mode de management collaboratif, qui est désormais la seule solution. On travaille par projets. C’est une vraie révolution qui est en train de se dérouler dans les entreprises, et qui en est à un stade plus ou moins avancé selon l’historique de l’entreprise, l’âge moyen, l’âge des dirigeants (je dis « dirigeants » au sens large). Les start-ups, en général, fonctionnent comme cela depuis le début ; les grandes entreprises sont souvent moins avancées. Je ne dis pas, d’ailleurs, que les jeunes dont je parle ne respectent pas l’autorité. Le patron de Facebook, par exemple, il n’y a pas de doute que chez Facebook, c’est lui le chef. C’est plutôt que les jeunes n’ont pas le même rapport à la hiérarchie et à l’autorité. Ils ont un rapport qui est, à mon avis, beaucoup plus « effectif » : on leur demande de faire quelque chose et ils le font. Et ils utiliseront tous les gens qui peuvent leur être utiles à cette fin. Alors qu’on m’avait plutôt appris que quand on vous donne quelque chose à faire, ce qui compte, c’est de le faire d’une façon qui correspond à ce qu’on pense que le chef attend. C’est comme cela qu’on a été élevés il y a vingt ans. Ce n’est plus comme cela qu’on est élevés aujourd’hui. Les objectifs, la vision, sont toujours incarnés par quelqu’un – ce n’est pas quelque chose qui se partage tellement, cela ne fonctionne pas en réseau ; mais on change de mode d’organisation. Autrefois, on aurait pensé qu’une organisation comme celle que j’ai décrite engendrerait nécessairement le chaos, alors qu’on s’aperçoit à présent que ces nouveaux modes d’organisation sont beaucoup plus puissants ; les gens travaillent de façon beaucoup plus rapide. C’est un défi pour les chefs, parce qu’il faut qu’ils s’y habituent et qu’ils s’adaptent à cette nouvelle culture, sinon ils vont être dépassés. Je vais prendre un exemple de quelque chose qui s’est beaucoup développé dans les entreprises et qui est à cent lieues de la manière dont on travaille en politique, ou de la manière dont on travaillait autrefois dans les entreprises. Ce qu’on appelle l’évaluation à 360 degrés[7]. Cela ne se faisait jamais il y a vingt ans ! Moi, pendant les huit ans que j’ai passés dans l’administration, on ne m’a jamais dit ce qu’on pensait de moi. D’ailleurs, chez Saint-Gobain, on ne me l’a pas beaucoup dit non plus pendant assez longtemps. Je pense que cette évolution est utile. Parce que nous avons tous besoin d’apprendre à nous connaître, et que nous ne le savons pas forcément. De ce point de vue-là, le regard des autres, si on arrive à l’objectiver, est un puissant levier de progrès. Tout cela change. Parce que je pense que le pouvoir est progressivement démystifié. Quand on est dans un système plus collaboratif ou collégial, où le chef n’est pas infaillible, on est dans un système beaucoup moins hiérarchique. Ce qui ne veut pas dire que la hiérarchie ait disparu. Mais je pense que l’élément « autorité » a un peu changé de contenu. Le contenu reste de définir la vision et d’incarner les valeurs, mais ce n’est pas forcément de décider sur tout. Il faut déléguer beaucoup plus. Je crois beaucoup à ce que les Anglais appellent l’empowerment. Il n’empêche que celui qui organise cet empowerment reste le chef. Il a un rôle, mais un rôle différent. Il y a une vision assez militaire, traditionnelle, de commandement : on donne des ordres, puis on exécute des ordres, et on donne des sous-ordres, qui vont dans la même direction que cet ordre ; et puis il y a un management beaucoup plus collaboratif, vers lequel on va, où on ne fonctionne pas avec des instructions. Il faut trouver en réfléchissant, en travaillant les uns avec les autres, dans le cadre d’un processus beaucoup plus « bottom-up », ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autorité. Celle-ci est beaucoup plus riche, elle se construit de façon beaucoup plus ouverte. La contrainte dans le système classique était qu’il fallait que le chef soit bien éclairé. Il est plus difficile peut-être et moins naturel d’être le chef aujourd’hui, mais ce dernier est beaucoup plus éclairé.

… Si vous deviez définir le leadership en un mot ?

Je dirais l’« inspiration ». Un leader, c’est quelqu’un qui inspire, plus qu’il ne fait. D’ailleurs, dans le monde beaucoup moins hiérarchique vers lequel on va, cela va devenir de plus en plus son rôle d’inspirer. Inspirer dans le sens de dessiner un cadre, une ambition, une démarche commune, de faire que les gens vont plus facilement au travail le matin et qu’ils travaillent mieux. Et dans une direction qui est la bonne.

Et pour conclure, auriez-vous un conseil à donner aux dirigeants ?

C’est Jean-Louis Beffa qui m’a donné ce conseil ; il m’a dit : « À la fin des fins, il faut être soi-même. » On ne devient pas dirigeant soi-même, ce sont les autres qui vous mettent à ce poste, parce qu’ils estiment que vous en êtes capable… et après, il faut être soi-même.


[1] Saint-Gobain a été fondé en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, sous le nom de Manufacture royale des glaces.

[2] Président-directeur général de Saint-Gobain de 1986 à 2007, puis président jusqu’en 2010.

[3] Pierre-André de Chalendar, Notre combat pour le climat. Un monde décarboné et en croissance, c’est possible, Paris, Le Passeur, 2015.

[4] Une des sociétés qui composent Saint-Gobain, fondée au XIXe siècle.

[5] Président-directeur général du conglomérat américain General Electrics de 1981 à 2001.

[6] Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1990.

[7] Méthode d’évaluation qui consiste, pour un travailleur à confronter, via l’envoi de questionnaires, la perception qu’il a de lui-même sur un certain nombre de compétences à celle de ses supérieurs hiérarchiques, de ses collègues et de ses collaborateurs.

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