À l’heure où un certain ministère fait une croix sur l’enseignement des langues anciennes au collège, il vaut la peine de s’interroger sur l’opportunité de ces enseignements et sur la manière dont ils sont mis en oeuvre et reçus ailleurs en Europe.
L’université, à cet égard, fournit un angle intéressant. Le Royaume Uni est souvent vu comme un membre excentrique, voire récalcitrant, de ladite Europe – de fait, en ce qui concerne le monde universitaire en tout cas, la culture académique britannique est radicalement différente de celle de la plupart des pays continentaux et place ce pays à part, même lorsqu’il s’agit de grec et de latin : en général méfiante devant les programmes figés et les cursus immuables, elle fait la part belle au « research-led teaching », où ce sont les tendances de la recherche qui guident l’élaboration des programmes à l’université sous la forme de modules optionnels très divers. Ainsi peut-on étudier à Warwick, en sus des fondamentaux en histoire ancienne, langues et littératures classiques, des modules transversaux tels que Ancient Medicine, Food & Drink, Origins of the Modern Novel ou encore Receptions of Antiquity. La place du grec et du latin y est préservée, sous la forme d’un enseignement optionnel en lien avec le module : la lecture suivie de textes parfois inhabituels (comme Galien ou Hippocrate) permet aux étudiants de se familiariser avec un canon d’auteurs le plus large possible, ce qui les aide parfois à choisir un sujet de mémoire (à Warwick, nos étudiants rédigent un mémoire personnel sur le sujet de leur choix en 3e année) très original – parmi les exemples de cette année, le rôle du mythe dans les Progymnasmata de Libanios, ou les Gadgets et outils dans la littérature technique grecque. L’approche du grec et du latin est donc peu dogmatique en ce qui concerne les textes ; les « classiques » renommés, Homère, Cicéron, Lucain, ne sont qu’une ouverture vers un univers littéraire plus vaste, qu’il est permis d’explorer à loisir. La nature et la richesse des options varie d’un département à l’autre, mais tous proposent un ensemble d’enseignements répartis selon les grandes disciplines des études classiques : histoire ancienne, archéologie, littératures grecque et latine (et leur réception), philosophie, grec, latin. Ces enseignements permettent ensuite à l’étudiant de construire le parcours qui lui convient (avec ou sans langues anciennes, plus historique ou plus littéraire, …). Des combinaisons additionnelles permettent de mêler études d’anglais et langue et littérature latine, etc, etc.
La finalité de cette souplesse est évidente: donner aux étudiants le plus de choix possible et leur permettre d’acquérir une formation qui convienne à leurs capacités mais les passionne également. De fait, les cursus en Classical Civilisation, Classics, Ancient history and archaeology ne sont pas en crise : ils sont même très demandés, et les départements concernés sont capables d’offrir un enseignement varié et personnalisé à des étudiants plutôt nombreux. En fait, les places sont limitées et offertes sur dossier: il est indispensable d’avoir eu de bons résultats au « bac » (les fameux A levels). S’il est recommandé d’avoir étudié le latin ou le grec au lycée, cela n’est pas indispensable car il est toujours possible de commencer à l’université. À l’heure où les programmes de vulgarisation sur l’antiquité fleurissent à la télévision et à la radio britanniques, la culture antique et les langues anciennes sont loin d’être au rebut : elles attirent de nouvelles générations d’étudiants, conscients des atouts de cette formation, vue comme intellectuellement exigeante et comme un passeport vers un avenir prometteur. En effet, les conditions de ce succès de l’Antiquité à l’université résident dans un postulat simple: un BA en Classics ou Ancient history, Latin & English (ou en fait tout autre diplôme en humanities) ouvre sur un grand nombre de formations complémentaires et de carrières. Les qualités des antiquisants, faites d’esprit critique, de logique, d’attention aux mots et de grande capacité de travail (entre autres) sont appréciées des employeurs britanniques. Ce n’est pas parce qu’on a fait Classics qu’on est condamné à enseigner les lettres classiques au collège. À présent que même ce débouché modeste est refusé aux jeunes diplômés de lettres classiques en France, il est grand temps de réfléchir aux moyens de rendre ces belles études attractives auprès de la jeunesse pour d’autres motifs, et avec des perspectives élargies. Nos disciplines ont tout à y gagner, les étudiants et… l’économie également.
Caroline Petit est docteur en études grecques de l’université Paris IV-Sorbonne (2004) et enseigne depuis 2012 à l’université de Warwick (Classics and Ancient History), après avoir enseigné à Paris IV (Institut de Grec), Exeter, Manchester et Winchester. Elle travaille sur les textes médicaux antiques, leur transmission et leur réception avec le soutien du Wellcome Trust (Galien, Pseudo-Galien). Elle a publié aux Belles Lettres la première édition critique, avec introduction, traduction et notes de l’Introductio sive medicus attribué à Galien.
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