Le Confident du réel

Texte :

Saisir à chaque fois en quelques lignes une des innombrables contradictions du temps présent, aller en elle la faire parler de nous, s’y aidant par contraste d’une possible…  « survie des classiques » ! — et le tout, banalement, dans le double respect des Lumières (la raison seule permettant de croire sans violence) et de la poésie (seule capable, au fond, de débusquer — quand il faut — la violence de la raison même).

À l’occasion de sa traduction[1] en portugais (du Brésil), « Noeud noué par personne », — le recueil[2] de Serge Núñez Tolin (poète belge, né en 1961) me revient en mains. Je redécouvre avec émerveillement sa sobriété, son audace, son insistance.

L’homme s’y souvient, physiquement, d’un temps (pré-enfantin, angélique, divinement adulte ?) où percevoir n’était pas une capture, mais un hommage ; où enregistrer la présence des choses consistait à assister à leur muet surgissement mutuel, à voir passer tel quel le bloc du réel.

    « Les choses où mes yeux les ont vues, détachées des mots pour les dire et redevenues formes de ce qui est »

Bien sûr, nous tenons à ce qui dans nos mots nous tient ; notre pensée ne quitterait pas plus volontiers l’abri de leur courant que notre corps sa propre forme. Le monde tout à fait nu nous redeviendrait invisible. Mais le poète sait que ni le socle, ni l’horizon du monde ne parlent ; s’il veut toujours ouvrir les mots au-delà de leur sens, et entrer dans les choses en-deçà de leur substance, c’est qu’il entend la voix humaine arriver seconde : dehors déjà communiquait avec lui-même, contresignait de son air immense le tout-venant (sans espèces, sans parenthèses, sans guillemets) de ses apparitions.

Le poète n’envie pas les choses (puisqu’il sait qu’elles ne désirent rien), mais se sent jaloux du monde (« irradiant de présence » dans son « ordre sourd et immobile »). C’est que le monde est libre, libre de tous mots nécessaires, libre de tout centre utile, libre des « plaies constantes » de « voir et parler », jamais jugé sur ce qu’il attend, jamais moqué d’être immobile, jamais harnaché ni bridé de la mélancolie d’une voix.

Les nœuds de vie pris dans une voix ne s’y défont que dans le strict courage de leur ordre inverse. Mais par cet exigeant poète, ces nœuds retrouvés de mouchoir rappellent comment redevenir enfin nos maîtres.      


[1] Nó dado por ninguem , trad. Júlio Castañon Guimarães, Lumne Editor, São Paulo, 2015.

[2] Noeud noué par personne  (Rougerie, 2012).

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