Le Polyphème américain

Texte :

Certain État du monde occidental a pris l’habitude depuis 10 ans d’exiger des voyageurs gagnant son territoire, un droit d’entrée payant, l’ESTA (Electronic System for Travel Authorization) qui ne garantit même pas l’acceptation du voyageur sur son territoire. Il y avait là visiblement confusion entre ESTA et ΕΣΤΙΑ (Déesse du foyer chère aux Anciens) … !? Plus récemment, certain président du dit État a clamé sa volonté de fermer les frontières et d’interdire l’accès à certaines populations étrangères (xénophobie ?)… Pour l’heure, avec un insuccès provisoire. Il nous a paru bon, à l’intention de cette grande Dèmocratia, de rappeler ce qu’était l’hospitalité antique à partir d’un des grands textes fondateurs et de notre littérature et de notre culture.

Au cours de ses pérégrinations, Ulysse et ses compagnons, dans un passage célèbre, abordent au rivage de l’île du cyclope, fils de Poséidon, Polyphème. Essence même de l’animalité, Polyphème en son antre est considéré par les Grecs comme le véritable repoussoir de la civilisation. L’accueil qu’il réserve au fils de Laërte est lourd d’enseignement.

«  ᾽ὦ ξεῖνοι, τίνες ἐστέ; πόθεν πλεῖθ᾽ ὑγρὰ κέλευθα;

ἦ τι κατὰ πρῆξιν ἦ μαψιδίως ἀλάλησθε,

οἷά τε ληιστῆρες, ὑπεὶρ ἅλα, τοί τ᾽ ἀλόωνται

255 ψυχὰς παρθέμενοι κακὸν ἀλλοδαποῖσι φέροντες; »

« ὣς ἔφαθ᾽, ἡμῖν δ᾽ αὖτε κατεκλάσθη φίλον ἦτορ,

δεισάντων φθόγγον τε βαρὺν αὐτόν τε πέλωρον.

ἀλλὰ καὶ ὥς μιν ἔπεσσιν ἀμειβόμενος προσέειπον·

«  ᾽ἡμεῖς τοι Τροίηθεν ἀποπλαγχθέντες Ἀχαιοὶ

260 παντοίοις ἀνέμοισιν ὑπὲρ μέγα λαῖτμα θαλάσσης,

οἴκαδε ἱέμενοι, ἄλλην ὁδὸν ἄλλα κέλευθα

ἤλθομεν· οὕτω που Ζεὺς ἤθελε μητίσασθαι.

λαοὶ δ᾽ Ἀτρεΐδεω Ἀγαμέμνονος εὐχόμεθ᾽ εἶναι,

τοῦ δὴ νῦν γε μέγιστον ὑπουράνιον κλέος ἐστί·

265 τόσσην γὰρ διέπερσε πόλιν καὶ ἀπώλεσε λαοὺς

πολλούς. ἡμεῖς δ᾽ αὖτε κιχανόμενοι τὰ σὰ γοῦνα

ἱκόμεθ᾽, εἴ τι πόροις ξεινήιον ἠὲ καὶ ἄλλως

δοίης δωτίνην, ἥ τε ξείνων θέμις ἐστίν.

ἀλλ᾽ αἰδεῖο, φέριστε, θεούς· ἱκέται δέ τοί εἰμεν,

270 Ζεὺς δ᾽ ἐπιτιμήτωρ ἱκετάων τε ξείνων τε,

ξείνιος, ὃς ξείνοισιν ἅμ᾽ αἰδοίοισιν ὀπηδεῖ. »

ὣς ἐφάμην, ὁ δέ μ᾽ αὐτίκ᾽ ἀμείβετο νηλέι θυμῷ·

« νήπιός εἰς, ὦ ξεῖν᾽, ἢ τηλόθεν εἰλήλουθας,

ὅς με θεοὺς κέλεαι ἢ δειδίμεν ἢ ἀλέασθαι·

275 οὐ γὰρ Κύκλωπες Διὸς αἰγιόχου ἀλέγουσιν

οὐδὲ θεῶν μακάρων, ἐπεὶ ἦ πολὺ φέρτεροί εἰμεν·

οὐδ᾽ ἂν ἐγὼ Διὸς ἔχθος ἀλευάμενος πεφιδοίμην

οὔτε σεῦ οὔθ᾽ ἑτάρων, εἰ μὴ θυμός με κελεύοι.

ἀλλά μοι εἴφ᾽ ὅπῃ ἔσχες ἰὼν ἐυεργέα νῆα,

280 ἤ που ἐπ᾽ ἐσχατιῆς, ἦ καὶ σχεδόν, ὄφρα δαείω. »

« ὣς φάτο πειράζων, ἐμὲ δ᾽ οὐ λάθεν εἰδότα πολλά,

ἀλλά μιν ἄψορρον προσέφην δολίοις ἐπέεσσι·

«  ᾽νέα μέν μοι κατέαξε Ποσειδάων ἐνοσίχθων

πρὸς πέτρῃσι βαλὼν ὑμῆς ἐπὶ πείρασι γαίης,

285 ἄκρῃ προσπελάσας· ἄνεμος δ᾽ ἐκ πόντου ἔνεικεν·

αὐτὰρ ἐγὼ σὺν τοῖσδε ὑπέκφυγον αἰπὺν ὄλεθρον. »

« ὣς ἐφάμην, ὁ δέ μ᾽ οὐδὲν ἀμείβετο νηλέι θυμῷ,

ἀλλ᾽ ὅ γ᾽ ἀναΐξας ἑτάροις ἐπὶ χεῖρας ἴαλλε,

σὺν δὲ δύω μάρψας ὥς τε σκύλακας ποτὶ γαίῃ

290 κόπτ᾽· ἐκ δ᾽ ἐγκέφαλος χαμάδις ῥέε, δεῦε δὲ γαῖαν.

τοὺς δὲ διὰ μελεϊστὶ ταμὼν ὡπλίσσατο δόρπον·

POLYPHÈME.- Étrangers, votre nom ? D’où nous arrivez-vous sur les routes des ondes ? Faites-vous le commerce ?…n’êtes-vous que pirates qui, follement, courez et croisez sur les flots et, risquant votre vie, vous en allez piller les côtes étrangères ?

            Il disait. Nous sentions notre cœur éclater, sous la peur de ce monstre et de sa voix terrible. Mais que faire ?…Je prends la parole et lui dis :

ULYSSE.- Nous sommes Achéens. Nous revenions de Troie. Mais les vents de toute aire nous ont fait, hors de route, errer sur cet immense abîme de la mer : quand nous comptions rentrer, quels chemins ! Quel voyage pour venir jusqu’ici !…C’est Zeus assurément qui l’avait décidé…Guerriers d’Agamemnon, nous avons eu l’honneur de servir cet Atride, dont le renom n’a plus son égal sous les cieux, si grande était la ville, qu’il pilla jusqu’au sol, et si nombreux les gens, dont il causa la perte ! Nous voici maintenant chez toi, à tes genoux, espérant recevoir ton hospitalité et quelqu’un des présents, que l’on se fait entre hôtes. Crains les dieux, brave ami ! Tu vois des suppliants : Zeus se fait le vengeur su suppliant, de l’hôte !

Je disais ; mais ce cœur sans pitié me répond :

POLYPHÈME.- Tu fais l’enfant, mon hôte ! ou tu viens de loin ! Tu veux que, moi, je craigne et respecte les dieux ! Sache que les Yeux Ronds n’ont à se soucier ni des dieux fortunés ni du Zeus à l’égide : nous sommes les plus forts. Non ! Sans aucun égard pour la haine de Zeus, je ne t’épargnerai, toi et tes compagnons, que s’il plaît à mon cœur…Mais dis-moi le mouillage où tu mis, en venant, ton solide navire ? Est-ce au bout de la pointe ou plus près ?…que je sache !

Il voulait me tâter ; mais j’en savais trop long et, pour lui répliquer, je lui fis cette histoire :

ULYSSE.- Mon navire est brisé : oui ! L’ébranleur du sol, Poséidon, l’a jeté sur les roches du cap, au bout de votre terre, où nous poussa le vent qui nous portait au large ; seuls, ces amis et moi avons sauvé nos têtes.

Je disais, et ce cœur sans pitié ne dit mot. Mais, sur mes compagnons s’élançant, mains ouvertes, il en prend deux ensemble et, comme petits chiens, il les rompt contre terre : leurs cervelles, coulant sur le sol, l’arrosaient ; puis, membre à membre, ayant déchiqueté leurs corps, il en fait son souper.

Homère, Odyssée, IX, 252-291

Texte établi et traduit par Victor Bérard

Pour un Grec, le cyclope inverse scandaleusement la relation d’hospitalité : il questionne immédiatement les étrangers (xénoi) débarqués sur son île sur leur identité (comme certain formulaire du dit État à remplir dans l’avion, à la douane), sur leur provenance, sur leurs activités et s’offre un repas cannibale avec les dépouilles de deux compagnons d’Ulysse qu’il a trucidés et dépecés sans autre forme de procès.

En effet, si un Grec devient étranger en dehors de la communauté de sa polis, les Hellènes ont inventé un code d’hospitalité de réciprocité hôte-hôte, le vocable xénos condensant le double sens « d’étranger » et d’ « hôte ». Celui qui est reçu devient l’homologue et l’homonyme de celui qui reçoit. Transformer l’étranger (xénos) en hôte (xénos) c’est accepter sa propre relativité et sa propre altérité vis-à-vis du xénos… Par principe et par métaphore, l’étranger peut être un dieu déguisé, de sorte que la prudence prime la méfiance dans l’accueil du survenant. En Grèce ancienne, l’hospitalité est un vrai devoir religieux, qui crée la possibilité d’un réseau social. Je est un autre et l’autre est un je. Si le cyclope antique ne disposait que d’un seul œil, on attendrait que le Polyphème américain se dote, si ce n’est de celui de l’omniscience figurant sur les dollars américains, du moins de celui de la Raison.

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