Les Illustres — Mathilde Salomon

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À l’occasion de la journée de la femme, découvrez MATHILDE SALOMON, pionnière de l’éducation féminine sous la Troisième République et figure tutélaire du collège Sévigné.

Aujourd’hui Rebecca Rogers raconte Mathilde Salomon et le collège Sévigné dans l’offre d’enseignement des années 1880. 

Rebecca ROGERS est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-V.

Extrait de Actes de la journée d’hommage à Mathilde Salomon, centenaire de sa mort, Collège Sévigné, Salle Colson (28/11/2009)

Au XIXe  siècle, un grand nombre de femmes issues des classes moyennes ou bourgeoises tiennent des établissements scolaires pour jeunes demoiselles. À Paris, elles sont des centaines à avoir ouvert un pensionnat et exercé des responsabilités d’enseignante ou de directrice avant la création des collèges et des lycées de jeunes filles en 1880. C’est de ce secteur privé, peu étudié par les historiens, que vient Mathilde Salomon. Mais contrairement à ses collègues, sa nomination à la tête du Collège Sévigné en 1883 fera d’elle une figure connue, d’autant plus que son réseau d’amitiés professionnelles lui attire la reconnaissance et une certaine forme de pouvoir au sein du système scolaire républicain.

Si l’historienne Françoise Mayeur a bien démontré l’importance du Collège Sévigné dans le dispositif féminin qui se structure au début des années 1880, Mathilde Salomon, comme directrice d’établissement, attend encore son biographe[1]. L’article qui suit cherche d’abord à situer cette femme pédagogue dans le paysage scolaire des années 1880 avant de se pencher dans un deuxièmement temps sur le Collège Sévigné au moment où Mathilde Salomon prend sa direction. On analysera en particulier la nature des enseignants, du programme pédagogique et de sa clientèle. Enfin, dans un troisième temps, il sera plus précisément question de Mathilde Salomon comme directrice et pédagogue, depuis les débuts de sa carrière enseignante dans des établissements libres. Les archives aussi bien publiques que privées nous font découvrir d’autres aspects de son personnage que ceux plus couramment cités dans les textes commémoratifs. Loin de vouloir déconstruire un « mythe » Salomon, l’objectif de cet article est de mieux la situer dans son époque comme « professionnelle » de l’enseignement féminin.

Le paysage scolaire pour les jeunes filles en 1880

En créant les collèges et les lycées de jeunes filles par la loi Camille Sée du 21 décembre 1880, les réformateurs républicains avaient tendance à présenter leur œuvre comme en rupture totale avec celles des établissements existants. Cette manière très politique d’affirmer le caractère novateur de leur action ne doit pas nous faire oublier l’existence d’établissements privés qui proposaient déjà un enseignement bien au-delà des études primaires. Malgré l’absence de tout enseignement public secondaire pour les filles – des textes réglementaires font disparaître ce niveau en 1853 – beaucoup d’institutions revendiquent un statut supérieur au primaire et des établissements pour demoiselles fleurissent sous le Second Empire. Certes, les femmes qui dirigent ces établissements exercent avec des diplômes du primaire, mais leurs ambitions sont clairement plus élevées. Les pensionnats ou maisons d’éducation, tenus par des femmes aussi bien laïques que religieuses, affichent des programmes d’études basés sur les humanités modernes ; leur clientèle, essentiellement bourgeoise, perçoit cette éducation comme étant du niveau du secondaire[2].        

Des établissements laïques et religieux

À Paris, en 1880, on trouve un grand nombre de pensionnats pour jeunes filles, tenus surtout par des femmes laïques. Paradoxalement, alors que l’internat est de plus en plus critiqué pour les garçons, les familles bourgeoises y recourent facilement pour leurs filles. Les directrices installent leurs pensionnats dans des appartements ou des hôtels particuliers disséminés à travers la ville. À partir de la deuxième moitié du siècle, certains pensionnats quittent les quartiers centraux pour les arrondissements plus bourgeois et verdoyants de la périphérie Ouest, suivant les aspirations d’une clientèle qui recherche un cadre plus bucolique. Ce déplacement ne concerne pas toutes les écoles et le centre reste un emplacement de choix pour beaucoup, comme en témoigne les prospectus conservés dans les archives de Paris. L’institution de Mademoiselle Violet, par exemple, se présente ainsi: « Cet établissement, dont les classes et dortoirs ont vue sur de vastes jardins, est situé à proximité du Luxembourg [...]. Un omnibus est mis à la disposition des élèves éloignées du quartier »[3]. Le jardin assure aux élèves les bienfaits hygiéniques de la nature, alors que l’omnibus les protège des dangers de la ville environnante.

Ces pensionnats, tenus par des femmes aussi bien célibataires que mariées, accueillent souvent peu d’internes, mais leur présence durable dans le tissu urbain témoigne de la manière dont une offre multiforme rencontre une demande de scolarisation féminine de la part des familles. Cette offre s’adresse fréquemment à un public ciblé de manière plus ou moins explicite dans les prospectus publicitaires des établissements. Cela s’observe, par exemple, dans celui de l’Institution Kahn (ancienne maison Neymark) située dans le 16e arrondissement, rue Boileau. Cette institution insiste, dans sa présentation, sur une tradition « maison », puisque l’établissement existe depuis les années 1840, proposant un enseignement aux jeunes filles israélites, aussi bien de la capitale que des provinces, d’Angleterre ou d’Allemagne. Un texte écrit en anglais et en allemand le long des deux marges du prospectus s’adresse à cette population étrangère dont les inspections confirment la présence[4].

Les établissements tenus par les congrégations religieuses sont en général plus grands et relativement mieux connus par les contemporains comme par les historiens. Certaines congrégations ont une réputation qui leur attire les filles issues de grandes familles bourgeoises ou aristocratiques, comme l’Abbaye-aux-Bois ou le Couvent des Oiseaux tenu par la congrégation de Notre-Dame, les pensionnats tenus par les Dames de l’Assomption ou ceux des Dames du Sacré-Cœur. À partir de la deuxième moitié du siècle, un grand nombre d’établissements tenus par de plus petites congrégations prolifèrent à côté de ces pensionnats religieux huppés, comme la Mère de Dieu, qui a dirigé les succursales des maisons d’éducation de la Légion d’honneur, mais aussi un pensionnat à Paris, Lille, Dijon et au Caire à partir des années 1880[5].

La qualité de l’enseignement varie beaucoup dans ces établissements qui se destinent à des familles qui peuvent payer jusqu’à 1000 francs par an pour l’éducation de leur fille. Comme il s’agit d’un secteur privé, le contrôle exercé par l’État est relativement faible. Les congrégations échappent largement aux inspections et pour les établissements laïcs, les autorités départementales ne vérifient que l’âge et les diplômes des enseignantes, le nombre d’élèves scolarisées et la salubrité des lieux. Le contenu même de l’enseignement fait peu l’objet de remarques spécifiques ; celui-ci, d’ailleurs, est rarement organisé dans un cycle d’études progressif et aucun diplôme ne couronne officiellement les études. Pour les familles, placer leur fille dans un pensionnat fait partie de stratégies de distinction sociale.

Dans les années 1870-1880, cependant, on perçoit de nouveaux usages du passage au pensionnat, et notamment la volonté de préparer les jeunes filles aux brevets d’enseignement alors que les écoles normales féminines sont peu développées. Octave Gréard, lorsqu’il est directeur de l’enseignement primaire, souligne d’ailleurs ce phénomène : entre 1855 et 1880 les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à passer et obtenir des examens de l’enseignement : sur un total de 33 616 brevets de capacité, 24 171 (72 %) sont décernés à des femmes ; au cours de la seule année 1881, 3 807 femmes obtiennent ce brevet[6]. C’est sans doute cette « mode » du brevet au sein de familles des classes moyennes qui pousse progressivement les directrices à proposer un programme d’études plus exigeant. D’abord uniquement d’agrément, l’enseignement acquiert peu à peu un caractère plus utilitaire.

Les établissements plus connus

Dans ce paysage scolaire féminin encore peu organisé par l’État, certains établissements sont nettement plus ambitieux et dominent symboliquement les autres à la fin des années 1870 alors que la question d’un enseignement secondaire public féminin est débattue. En premier lieu, on trouve les établissements de la Légion d’honneur, création napoléonienne du début du siècle, qui constituent incontestablement une référence pour l’enseignement secondaire féminin. En 1880, la Légion d’honneur dirige trois maisons d’éducation en région parisienne : aux Loges à Saint-Germain-en-Laye, à Écouen dans le nord de Paris et à Saint-Denis ; les deux premières sont tenues par la congrégation de la Mère de Dieu et la troisième par des femmes laïques. En 1880 c’est l’établissement laïc de Saint-Denis qui accueille les filles des officiers les plus gradés et propose un enseignement de nature clairement secondaire. Organisé en sept classes, chacune distinguée par une couleur de ceinture (portée par les élèves), le programme d’études n’est pas dénué de visées professionnelles, puisqu’en 1885 l’avant-dernière classe prépare les filles au brevet supérieur. Mais si la réputation de l’établissement l’érige en modèle, il n’est pas à la portée de toutes les familles car seules les filles, nièces, et petites filles de personnalités ayant obtenu la Légion d’honneur peuvent y poser leur candidature. De ce fait, les discussions autour de l’enseignement secondaire féminin dans les années 1880 vont plutôt s’inspirer de l’expérience des cours secondaires de la Sorbonne, puis du Collège Sévigné.

Les cours de la Sorbonne sont nés de l’initiative du Ministre de l’Instruction Publique Victor Duruy en 1867. Parrainés par l’Association pour l’enseignement secondaire des jeunes filles, ces cours sont ouverts en novembre 1867 et proposent une culture de type secondaire à des jeunes filles pendant six mois de l’année. Les statuts de 1867 précisent : « Cette association a pour but de compléter l’instruction des jeunes filles et de leur fournir les moyens de s’élever au-dessus des connaissances primaires par un enseignement analogue à celui des établissements d’instruction secondaire spéciale pour les garçons ». Contrairement aux autres cours secondaires ouverts entre 1867 et 1870, qui ont sombré face au déchaînement de la hiérarchie catholique contre ces leçons « sans Dieu », les cours de la Sorbonne ont rencontré un succès considérable[7]. En 1881-82, le nombre de matières proposées a augmenté et certains enseignements sont assurés par des professeurs de renom. Remarquons en particulier la présence de l’historien Ernest Lavisse ainsi que d’Émile Levasseur, membre de l’Institut, qui propose des cours de géographie[8]. Ce dernier sera également membre fondateur de la Société qui est à l’origine du Collège Sévigné. Les cours de la Sorbonne peuvent être pris à la carte mais sont structurés sur trois années où les contenus deviennent progressivement plus étoffés. Le programme proposé comprend le français, l’histoire et la géographie, les sciences (arithmétique et géométrie, chimie, physique, zoologie, botanique), un peu de littérature latine et les Beaux-arts.

Le collège Sévigné : une initiative originale

D’emblée le collège Sévigné se démarque de cette organisation « féminine » où l’objectif est d’acquérir une certaine culture par le biais de cours pendant les mois d’hiver. En effet, il propose des études beaucoup plus rigoureuses qui s’échelonnent sur l’année entière. Très rapidement aussi il est question de préparer les élèves à des examens et au concours de l’agrégation. Ainsi, la création du Collège Sévigné inaugure une autre vision de l’enseignement secondaire féminin nettement plus proche dans son esprit de celui qui est proposé pour les garçons.

Au moment de son ouverture en 1880, il constitue une initiative originale dans le paysage scolaire féminin malgré certaines similarités avec les innovations de Duruy. Comme les cours de la Sorbonne, il est l’émanation d’une association : la Société pour la propagation de l’instruction parmi les femmes dont la Présidence est assurée par l’économiste Frédéric Passy. Cette Société regroupe un nombre important d’hommes républicains influents qui montrent par leur adhésion l’importance qu’ils attachent à la réforme de l’enseignement des filles. Aux côtés du vice-président de la Société, Alfred Koechlin-Schwartz, maire du 8e arrondissement, on trouve Marcellin Berthelot, membre de l’Institut, Émile Trélat, directeur de l’école d’Architecture, Émile Levasseur, historien, économiste et géographe, le linguiste Michel Bréal (fondateur également de l’École alsacienne en 1874) et surtout Paul Bert, professeur à la Sorbonne et réformateur zélé de l’enseignement féminin. La loi de 1879 qui institue une école normale féminine dans chaque département porte d’ailleurs son nom.

Établissement privé, le Collège Sévigné est soutenu par des souscriptions privées et ouvre ses portes pour la première fois le 3 novembre 1880, 10 rue de Condé à Paris (dans le 6e arrondissement), sept semaines avant la création des lycées et collèges publiques de filles[9]. La Société fait appel à Marie Joséphine Girard dite Marchef Girard, directrice de l’École Normale libre de Neuilly, pour devenir la première directrice. Il s’agit alors d’une personnalité reconnue pour son engagement en faveur de l’éducation des filles même si son souvenir sera par la suite largement occulté dans la mémoire officielle de Sévigné. Avant la direction de l’École Normale de Neuilly qu’elle assure entre 1872 et 1880, elle a tenu un établissement rue de Turenne dans le 4e arrondissement (entre 1867-1870), qui prend l’appellation d’école professionnelle entre 1870-1872[10]. Elle est aussi femme de lettres puisqu’en 1860 elle publie chez Louis Chappe Les femmes, leur passé, leur présent, leur avenir, avec une lettre de M. de Lamartine. Ce livre constitue un plaidoyer féministe, de ton modéré, pour plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Elle ne reste que trois ans à la tête du collège Sévigné, mais ce serait une erreur de sous-estimer son influence dans les orientations initiales de l’établissement.

L’ouverture du collège Sévigné marque les esprits comme en témoignent les différents articles publiés dans la presse de l’époque. Le journaliste de La Presse parle « d’un collège d’un nouveau genre... On y fera des bachelières, des licencières et des doctoresses, tout comme en Amérique »[11]. Rappelons qu’à Paris, le premier lycée public de jeunes filles, le lycée Fénelon, n’ouvre ses portes qu’en 1883, suivi par les lycées Racine (1887), Molière (1888) et Lamartine (1891)[12]. En se nommant « Collège » l’établissement usurpe en quelque sorte un titre puisque le niveau « collège » n’existe pas dans l’enseignement libre féminin. En termes d’ambition pédagogique, Sévigné est bien cependant de niveau secondaire comme le premier prospectus et programme d’étude le confirme.

À l’origine, la Société met en place deux institutions : la première, rue de Condé, est un externat au cœur du Quartier Latin, alors que la deuxième, qui prend le nom d’École normale Sévigné, est un internat établi rue Troyon à Sèvres. Dans les années 1880, elle accueille les jeunes filles qui souhaitent entrer à l’École normale supérieure de Sèvres qui ouvre ses portes en 1882. En juillet 1881 le premier programme des études édité par la Société pour la propagation de l’instruction parmi les femmes concerne les deux établissements qui sont dirigés conjointement par Joséphine Marchef Girard[13]. En 1883, cette dernière cède sa place de directrice rue de Condé à Mathilde Salomon, mais il semble qu’elle continue encore deux ans à diriger l’établissement à Sèvres[14].

Un programme ambitieux et des enseignants de qualité

 L’enseignement proposé dans la nouvelle institution est réparti en trois séries de cours – élémentaire, moyen et supérieur –, et est composé d’un ensemble de huit classes. Une brochure éditée par la Société pour la propagation de l’instruction parmi les femmes précise le contenu des programmes. Le niveau moyen et supérieur reflète, comme à la Légion d’honneur, les exigences du secondaire pour les filles. On y trouve un ensemble d’enseignements « modernes » (qu’il faut comparer avec le poids des humanités classiques chez les garçons) et notamment les sciences (mathématiques, physiques et naturelles), les langues vivantes (anglais et allemand), ainsi qu’un cours facultatif de latin, bien rare dans l’enseignement féminin. Comme pour les nouveaux lycées et collèges de jeunes filles, ces études n’ont aucune finalité concrète. Louis Liard, vice-recteur de Paris, précise dans une lettre au Ministre de l’Instruction publique que le programme « a pour but d’offrir aux jeunes filles une instruction équivalente à celle que reçoivent les jeunes gens dans les lycées en satisfaisant aux conditions que réclament la nature d’esprit des femmes et le rôle auquel elles sont appelées dans la famille et dans la société »[15]. Pourtant, malgré cette déclaration d’un enseignement qui vise à conforter un rôle social, il est question dès le début de préparer ces femmes à des diplômes qui ouvrent des portes à un avenir autre que familial. En effet, la brochure du Collège Sévigné précise qu’il donne les moyens aux élèves de passer les examens du brevet du second et du premier degré ainsi que le baccalauréat. Cette préparation de type « professionnel » fait partie de l’ambition initiale.

L’autre aspect remarquable de cet enseignement est la qualité des enseignants rassemblés pour faire les cours. À côté de la directrice et d’une poignée d’enseignantes, la Société a surtout sollicité des hommes pour donner les cours. Avant de considérer ces derniers, dont les historiens ont déjà beaucoup parlé, notons le caractère exceptionnel des premières femmes associées à Sévigné. En particulier, on y trouve l’une des très rares bachelières ès sciences, Marie Hugoud, qui est mentionnée comme surveillante d’études, ainsi que Mademoiselle Benoît, bachelière ès lettres et ès sciences, qui fait le cours d’histoire naturelle[16]. Quant à la directrice, Joséphine Marchef Girard, elle fait le cours d’économie domestique qui acquiert une dimension plus scientifique au cours de cette période, tout en restant un enseignement typiquement féminin.

Malgré cette présence féminine, le sérieux des études à Sévigné dépend des professeurs de sexe masculin qui assurent les cours du niveau supérieur en particulier. On y trouve des professeurs d’université (Pigonneau pour l’histoire ou Gazier pour le Latin), des professeurs de l’École des Hautes Études, de l’École Normale Supérieure, des grands lycées parisiens, du Collège Sainte-Barbe et de l’École normale libre de Neuilly. Le Président de la Société fondatrice, Frédéric Passy, donne les cours d’économie publique et privée. Si le recours à des hommes s’inscrit dans une tradition au sein de l’enseignement privé féminin, le Collège Sévigné se distingue des nouveaux lycées et des collèges de jeunes filles qui, eux, vont progressivement remplacer les hommes par les femmes, considérant qu’il est inconvenant d’utiliser un personnel masculin pour instruire des jeunes filles[17]. Au contraire, Mathilde Salomon va continuer la tradition de faire appel à des grands noms dans l’enseignement secondaire et supérieur masculin en recrutant des figures comme les philosophes Frédéric Rauh puis Émile Chartier (Alain), les littéraires Louis Petit de Juranville ou Charles Salomon, l’historien Albert Thomas, ou Michel Bréal pour l’allemand.

Dans une certaine mesure, l’emploi des hommes constitue une garantie de qualité mais il va à l’encontre des réclamations de pédagogues féministes depuis les années 1840 en France et ne correspond pas au choix qui est fait pour l’enseignement secondaire public qui se met en place. Le recours aux hommes n’est cependant pas la preuve d’une méfiance chez Mathilde Salomon pour les capacités pédagogiques des femmes, mais plutôt le reflet de ses exigences intellectuelles et de la nature de son réseau social bien plus étendu que la plupart des directrices d’établissement scolaire[18].

Si le Collège attire l’attention publique dès son ouverture, ainsi qu’un personnel prestigieux, son avenir n’est néanmoins pas assuré dans le paysage scolaire féminin où les fermetures d’établissements sont un phénomène courant. Pour survivre, il faut que l’établissement soit viable d’un point de vue économique, qu’il puisse attirer une clientèle scolaire et qu’il soit en mesure de fonctionner avec les moyens à sa disposition. C’est Mathilde Salomon qui trouvera les moyens pédagogiques et financiers nécessaires à cette exigence de rentabilité.

Un établissement aux assises incertaines

La Société qui est à l’origine du Collège ouvre une souscription qui récolte au départ 30 000 francs, qui sont pour la plupart absorbés par les frais de premier établissement. Par la suite, les archives font état des différentes subventions accordées par le Ministère de l’Instruction publique : au total 3 000 francs entre 1881 et 1883. L’ouverture du lycée de jeunes filles Fénelon en 1884 entraîne cependant la suppression de la subvention d’État. Obligé de recourir à ses moyens propres, le Collège se trouve rapidement dans une situation délicate. En effet, les frais de scolarité – entre 525 francs à 600 francs – ne sont pas suffisants pour assurer le fonctionnement, d’autant plus que dans un premier temps le nombre des élèves n’est pas très élevé : en décembre 1881, après un an de fonctionnement, l’inspection ne relève la présence que de 79 élèves.

La décision que prend Mathilde Salomon en 1885 d’ouvrir des cours du soir pour la préparation du nouveau certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire (créé en 1882) et l’agrégation de l’enseignement secondaire des femmes (créée en 1883) reflète à la fois l’ambition intellectuelle de l’établissement mais aussi ses besoins de ressources supplémentaires. Les difficultés financières vont finalement pousser M. Salomon à rependre le Collège sur ses fonds personnels en 1887[19]. Néanmoins, les archives montrent que celles-ci persistent jusqu’au début du xxe siècle. En 1888, une aide de 1 500 francs pour les cours de langues vivantes est accordée par le Ministère de l’Instruction Publique et d’autres subventions de l’État et de la Ville de Paris sont périodiquement attribuées durant la décennie suivante. Ce n’est qu’en 1903 que les soucis financiers s’estompent, alors que le Collège est solidement implanté dans le paysage scolaire parisien, accueillant à cette époque 150 élèves externes.

Ces questions d’argent expliquent l’importance d’attirer des élèves et peut-être aussi le choix de faire appel à Mathilde Salomon en 1883 en remplacement de Joséphine Marchef-Girard, démissionnaire le 14 septembre 1883 lors de la troisième rentrée scolaire. Le normalien Raoul Frary (auteur de La question du Latin), ami de M. Salomon, la présente alors au comité du Collège quelques jours plus tard. La personnalité de cette dernière, ses qualités de pédagogue et son réseau d’amis jouent un rôle important dans le développement du Collège Sévigné par la suite, comme les différents livres commémoratifs en témoignent. Voyons cependant la nature de l’expérience professionnelle qu’apporte Mathilde Salomon au défi qui lui est lancé et la manière dont elle a su développer la réputation du collège privé au moment même où un enseignement public d’État se met en place à Paris.

Directrice et pédagogue: les ressorts d’une réputation

Lorsque Mathilde Salomon est nommée à la tête du Collège Sévigné, elle a déjà quarante-six ans et dix-huit ans d’expérience dans l’enseignement féminin. Les dossiers la concernant aux archives de Paris permettent de reconstituer son itinéraire d’enseignante qui se démarque relativement peu des centaines d’autres femmes des classes moyennes qui se tournent vers l’enseignement au xixe siècle. Ses expériences au sein de pensionnats et d’externats divers lui donnent cependant une connaissance essentielle des réalités aussi bien matérielles que pédagogiques du milieu ; celle-ci contribue incontestablement à sa future réussite comme directrice du collège Sévigné.

Une directrice d’établissement expérimentée

Née en 1837, Mathilde Salomon quitte Phalsbourg et sa famille à dix-huit ans avec un brevet de capacité de second ordre qui lui ouvre les portes de l’enseignement primaire. Elle arrive à Paris en 1853 et doit se contenter, selon sa biographe et ancienne élève Marthe Lévêque, de leçons mal payées, d’une vie fruste, et finalement d’un travail dans le commerce. Est-ce cette expérience qui la pousse à poursuivre ses études afin d’obtenir le brevet de premier ordre ? En tout état de cause, elle obtient ce brevet le 22 avril 1861, l’année même où Julie-Victoire Daubié devient la première bachelière de France. L’enseignement et la poursuite de diplômes constituent pour les femmes célibataires de cette période des activités honorables aux yeux de la bourgeoisie dont est issue M. Salomon.

En septembre 1865, la jeune femme s’associe à une autre femme pour enseigner dans un pensionnat 94 boulevard de Neuilly, institution dont elle devient directrice relativement rapidement[20]. Elle reste dans cet établissement du 17e arrondissement pendant neuf années, jusqu’en octobre 1874. Cette première expérience a laissé fort peu de traces dans les archives, mais semble l’avoir convaincue de son intérêt pour l’enseignement des jeunes filles qu’elle poursuivra jusqu’à sa mort. En quittant la tête de l’institution boulevard de Neuilly, Mathilde Salomon reprend celle d’un cours pour jeunes filles, 3 rue Bleu dans le 9e arrondissement. Sans internat, cet établissement demande certainement moins de travail de la part de sa directrice mais là encore, les données manquent pour savoir de quelle manière elle organise les cours, avec quel personnel et quelle clientèle scolaire. Cependant, elle rencontre vraisemblablement du succès auprès des familles, puisqu’elle emmène ses élèves avec elle lorsqu’elle quittera la rue Bleu, quatre ans et demi plus tard, afin de prendre la direction d’un pensionnat situé à proximité, 83 rue d’Amsterdam dans le 18e arrondissement.

À l’automne 1879, alors qu’elle est installée rue d’Amsterdam depuis le mois de janvier, la visite d’une inspectrice permet de faire connaître son établissement et d’évaluer l’estime dans laquelle elle est tenue. Elle est à la tête d’un petit établissement qui est autorisé à accueillir dix-neuf pensionnaires, dans un hôtel élégant qui servait déjà de pensionnat. Au moment de l’inspection, on y trouve vingt-deux élèves, dont huit sont pensionnaires. Elle recrute essentiellement chez ses co-religionnaires, puisque seulement deux élèves sont catholiques. Comme d’autres directrices juives, elle attire des familles anglaises et allemandes (deux élèves allemandes et quatre anglaises). La majorité des élèves ont plus de dix ans, la moitié étant des adolescentes entre treize et vingt ans. Avec cet effectif réduit et des âges variés, elle organise la scolarité en cours de niveaux différents : un cours préparatoire pour les filles de six à huit ans où les institutrices suivent la méthode Frœbel[21] ; un cours élémentaire pour les filles entre huit et quatorze ans ; un cours préparatoire aux examens d’enseignement de l’Hôtel de ville (qui vise les élèves de seize à dix-huit ans) et des cours spéciaux de littérature, d’histoire, d’anglais et d’allemand. Chaque cycle de cours est organisé à raison de deux séances par semaine et coûte 25 francs par mois. Ce petit pensionnat mobilise un personnel enseignant important : en sus des trois sous-maîtresses qui assurent la surveillance et les cours des petites, est employée la sœur de Mathilde Salomon pour les cours de piano, Mademoiselle Ber qui donne les leçons du dessin, Irina Gatta, professeure d’Italien, Paul Porchon, professeur de sciences naturelles et physiques qui vient du lycée de Versailles et M. Legros qui assure les cours de gymnastique.

A priori, cette inspection ne révèle pas une institution hors normes, même si l’utilisation de la méthode Frœbel pour les petites classes témoigne d’une certaine modernité pédagogique. L’inspectrice note que la directrice lui paraît intelligente mais estime qu’elle n’a pas encore eu le temps de faire ses preuves. Elle est responsable des cours pour lesquels elle n’a pas de professeur ; c’est-à-dire ceux de français, histoire, arithmétique et littérature. Cependant, moins d’une année plus tard, cet établissement change de nouveau d’adresse, s’installant cette fois-ci au 45 rue de Trévise dans le 9e arrondissement. Lors de la demande de transfert, il est précisé qu’elle ne souhaite plus recevoir de pensionnaires. En janvier 1880, Mathilde Salomon emmène donc avec elle sa clientèle de la rue d’Amsterdam à l’externat de la rue de Trévise où elle reste jusqu’en septembre 1883.

Lorsqu’elle accepte la responsabilité du Collège Sévigné à l’automne 1883, elle est donc une directrice expérimentée, mais cette expérience ne la distingue pas encore des centaines de femmes qui vivent de l’enseignement dans les années 1880. Contrairement à celle qui l’a précédée, elle n’a pas écrit sur la question. La confiance que lui accorde la Société pour la propagation de l’instruction parmi les femmes lui donne cependant les moyens de faire beaucoup plus qu’auparavant, auprès d’un nombre bien plus important d’élèves, d’origines plus variées et avec des ambitions scolaires plus marquées. C’est à ce moment-là que se développent véritablement ses talents à la fois comme directrice et comme pédagogue.

Une pédagogue admirée

Ses écrits et les témoignages d’anciennes élèves donnent le moyen de juger de ses qualités de pédagogue. Deux aspects en particulier marquent l’orientation du Collège et assurent sa pérennité dans le paysage scolaire parisien ; d’une part, le caractère très libéral de ses conceptions pédagogiques où se devine l’empreinte d’un féminisme modéré et d’autre part son intérêt et son investissement dans l’innovation pédagogique, notamment par l’étude des langues et son ouverture à la question de la coéducation.

Les enseignantes et anciennes élèves des premières années du Collège Sévigné insistent beaucoup sur la liberté d’esprit qui caractérise cette quadragénaire. Miss Marguerite Scott, professeure d’anglais de 1881-1930, note : « elle était trop intelligente pour ne pas suivre l’évolution de son temps, parfois même la devancer »[22]. Malgré sa propre formation relativement limitée, puisqu’elle n’a étudié ni les sciences, ni le latin, elle est consciente des changements qui s’opèrent dans l’enseignement féminin et anticipe les demandes en proposant de nouveaux enseignements. De plus, elle cultive un intérêt particulier pour l’étude du français et des langues vivantes qui sera à l’origine de certaines de ses innovations pédagogiques.

 Dans l’organisation des cours au sein de son établissement, elle se montre attentive aux pédagogies nouvelles qui respectent l’individualité et le bien-être physique des élèves. Ainsi, elle insiste beaucoup moins que d’autres sur l’importance de la discipline favorisant une approche qui laisse plus d’initiative à l’élève. Les cours sont alors regroupés le matin pour donner plus de temps libre l’après-midi. Celui-ci est consacré au travail personnel, aux cours accessoires, aux promenades, et aux exercices physiques[23]. Dans ce même esprit libéral, elle proteste contre l’importance des récompenses et des punitions au sein du système scolaire français qu’elle caractérise de « comptabilité du mérite qui crée une émulation de qualité un peu inférieure »[24]. Sa vision de l’éducation transparaît particulièrement dans ses cours de morale, matière si importante dans l’éducation des filles.

L’attention que porte Mathilde Salomon à l’organisation de la journée scolaire et à la psychologie des élèves se double d’un intérêt plus particulier pour certaines matières scolaires où elle fait preuve d’une véritable originalité, fruit sans doute de ces expériences antécédentes mais surtout des réseaux professionnels et amicaux qu’elle fréquente. En tant que directrice d’établissement, elle n’a guère le temps d’enseigner elle-même. Malgré tout, il lui arrive parfois de donner des cours d’histoire, matière pour laquelle elle a acquis une certaine expertise, puisqu’elle publie un manuel d’histoire en 1884[25]. C’est sans doute dans le domaine des langues vivantes et anciennes que Mathilde Salomon innove le plus au Collège Sévigné. Maîtrisant aussi bien l’anglais que l’allemand, son intérêt pour les langues dépasse de loin la culture commune d’une femme éduquée de cette époque, puisqu’elle s’est même aventurée dans la traduction de l’anglais vers le français avec la publication d’un récit d’Israel Zangwill, Chad Gaya. De manière plus générale, cependant, elle préconise l’acquisition de langues étrangères pour des raisons moins pratiques ou utilitaires que pédagogiques. Selon sa biographe, elle vantait l’apprentissage des langues pour l’assouplissement et l’enrichissement intellectuels qu’apporte cet exercice, mais aussi dans l’objectif de mieux connaître sa langue maternelle[26].

Son intérêt pour les langues la pousse à écrire sur le sujet. En 1894, elle est sollicitée par la Société pour propagation des langues étrangères en France pour témoigner des méthodes qu’elle préconise[27]. Elle y insiste sur la dimension culturelle de l’étude des langues et sur les talents spécifiques aux femmes pour cet apprentissage. Certes, sa connaissance de la question n’est pas celle des spécialistes qui écrivent à ce sujet à cette époque, mais celle d’une femme cultivée et pédagogue, convaincue que ses méthodes d’apprentissage des langues étrangères sont bien meilleures que celles en vogue dans l’enseignement secondaire des garçons. Elle préconise en particulier d’affecter des maîtresses de langues auprès des jeunes garçons. Dans un article de la Revue de Paris en 1908, elle décrit sa méthode avec précision : il faut commencer l’étude de l’allemand à sept ou huit ans, par des cours quotidiens, car à cet âge l’enfant peut développer des capacités pour cette langue qui est « plus éloigné de nous et demandant plus d’efforts que l’anglais ». Vers douze ans peut commencer l’étude de l’anglais qui paraît alors facile « par la quantité de mots allemands et français qu’elle renferme.[28]»

Découle de son intérêt pour les langues étrangères, sa conviction que le latin est également à la portée des femmes, notamment si on l’enseigne selon sa propre méthode. Comme l’absence de latin dans les cursus féminins est le frein le plus important à la poursuite de leurs études, sa volonté de promouvoir son apprentissage constitue un acte féministe au moment où le mouvement féministe se structure et fait parler de lui. L’une des professeurs du Collège Sévigné, Mademoiselle Sance, l’a encouragée à proposer le latin aux élèves, et en 1905, elle met en place une préparation au baccalauréat latin-langues qui a vu le jour après la réforme du baccalauréat de 1902. Lorsqu’elle défend cette formation en 1908, elle insiste sur le contraste qu’elle offre avec celle, très souvent critiquée, pratiquée au sein des établissements masculins. Alors que les garçons commencent l’étude du latin dès la classe de sixième (et parfois avant), elle préconise un enseignement pendant seulement deux années, à partir de quatorze ans. Malgré ce temps d’apprentissage limité, les jeunes filles réussissent aussi bien que les garçons aux épreuves. Selon elle, l’enseignement masculin devrait profiter de son expérience, afin d’éviter la fatigue et le dégoût si courant chez les garçons obligés trop jeunes à faire du latin. Les résultats de Sévigné inspirent rapidement d’autres établissements privés ainsi que les lycées féminins parisiens ; avec le développement du latin, le baccalauréat est davantage à la portée des jeunes lycéennes.[29]

L’influence d’un féminisme modéré chez Mathilde Salomon se retrouve également dans sa prise de position par rapport à la coéducation, mesure qui génère débats au début du xxe siècle sous l’influence des pratiques scolaires américaines. En 1908, suite à sa demande, le conseil départemental de l’enseignement primaire de la Seine l’autorise à recevoir dans son école de jeunes garçons jusqu’à neuf ans. Elle justifie cette démarche dans une lettre du 16 novembre 1907, en expliquant qu’un groupe de mères de famille demande l’inscription d’enfants des deux sexes entre huit et douze ans : « Elles sont persuadées, comme moi, que l’éducation en commun dans ces limites offrent de précieux avantages, sans aucun inconvénient ; il convient, je le pense, que l’expérience en soit tentée dans une école de jeunes filles avec une directrice féminine ».[30] Cette façon pragmatique de réagir aux demandes et de tenter des expériences est évidemment plus facile dans le secteur privé et il est nettement plus répandu dans l’enseignement secondaire libre étudié par Henri Peretz[31].

      

Le souci d’une formation professionnelle pour les femmes

Un dernier aspect qui caractérise l’ouverture d’esprit de Mathilde Salomon et sa compréhension des évolutions modernes réside dans sa volonté de répondre aux besoins de formation des jeunes filles. En particulier, elle met en place un dispositif permettant aux femmes d’obtenir les nouveaux diplômes de l’enseignement secondaire. Ce souci de permettre aux enseignantes en exercice de briguer des diplômes plus élevés est peut-être né de sa propre expérience de directrice de pensionnat. N’oublions pas que Mathilde Salomon n’avait elle-même que le brevet du premier ordre, un diplôme qui en 1880 aurait dû la cantonner à l’enseignement primaire !

Dès 1885, l’établissement ouvre des cours du soir qui préparent les candidates au certificat d’aptitude et à l’agrégation de l’enseignement secondaire des filles. Fidèle à son intérêt pour les langues, Mathilde Salomon propose aussi la préparation aux agrégations d’anglais et d’allemand, qui sont les premières agrégations mixtes. Les jeunes femmes viennent nombreuses à ces formations qui représentent un total d’environ huit heures par semaine[32]. De cette manière, Sévigné forme de nombreuses professeures de l’enseignement secondaire féminin, y compris dans le secteur privé, puisque la fondatrice de l’École normale libre, Madeleine Daniélou, a également suivi cette formation[33].

La féministe et grande dame européenne Louise Weiss offre un témoignage de ces cours du soir juste après le décès de Mathilde Salomon en 1910. Si elle vante la discipline intellectuelle et la grande qualité des professeurs, comme Albert Thomas, Victor Delbos, Alain, sa description est assez critique et mérite réflexion. En effet, les élèves des cours du soir sont de jeunes femmes déjà engagées dans la vie active, qui donnent des répétitions ou corrigent des copies pour des salaires de famine. L. Weiss écrit : « elles arrivaient au collège harassées, prévoyant leur échec probable à l’agrégation, échec qui, en terminant leur essai d’émancipation, les rejetterait pour toujours dans le prolétariat des institutrices d’établissements privés »[34]. Ce regard rétrospectif nuance une interprétation idéalisée des conquêtes féminines montrant que le stress et la compétition, inhérents à la préparation aux concours d’enseignement, n’épargnent pas les femmes. L. Weiss note d’ailleurs le suicide d’une de ses camarades, petite fille de Frédéric Passy : « Je crois qu’elle souffrait, au point d’en perdre l’esprit, de l’effort trop rude exigé par les concours et qu’en général, elle ne supportait pas le désaccord ambiant ».[35]

La critique de L. Weiss ne vise pas vraiment le Collège Sévigné mais plutôt l’État républicain qui, en créant les lycées et les collèges de jeunes filles, a encouragé des formes d’émancipation intellectuelle sans offrir aux jeunes filles la possibilité de monnayer leur savoir. En effet, la culture désintéressée du collège et du lycée de jeunes filles qui débouche sur un diplôme qui n’est pas le baccalauréat lui apparaît comme une erreur. Cela explique, selon L. Weiss, la présence au Collège Sévigné de cette « horde des étudiantes sorties des lycées et qui essayent de se suffire à elles-mêmes en dépit des préjugés d’une société hostile à la femme seule, on pouvait constater que l’enseignement de M. Camille Sée avait abouti à une impasse »[36]. D’une certaine manière, ces cours du soir, qui faisaient progresser la formation professionnelle des femmes et assuraient la solvabilité financière du Collège, étaient aussi le témoignage des limites de l’État républicain en ce qui concerne l’enseignement féminin.

Évaluer l’œuvre de Mathilde Salomon nécessite de la situer dans son contexte. Les écrits commémoratifs ont tendance à vanter ses succès : les élèves devenues professeures, psychiatres, médecins, ou fondatrices d’autres établissements de formation. N’oublions pas cependant qu’en ouvrant la voie aux jeunes filles d’abord vers les concours féminins puis vers les examens de l’enseignement masculin, elle a également contribué à une forme de « masculinisation » des études féminines, même si elle cherchait justement à s’en éloigner. En poussant les femmes à briguer des postes et des diplômes, elle a participé à une plus grande mixité dans l’univers privilégié des études secondaires. On peut faire l’hypothèse que ses efforts sont pour partie le fruit de sa trajectoire personnelle et professionnelle. Son statut de femme célibataire, comme ses longues années à la tête de pensionnats féminins, l’ont rendue sensible aux difficultés rencontrées par des femmes sans formation professionnelle. Sans être féministe au sens où on utilise le terme à la belle époque, elle a milité pour l’accès des femmes à la culture, aux études et aux diplômes et, chemin faisant, elle a largement contribué à une forme d’émancipation intellectuelle de nombreuses jeunes femmes des classes moyennes.

© La Vie des Classiques / Collège Sévigné

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[1] Françoise Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, p. 86-90.

[2] Voir Rebecca Rogers, Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation féminine au XIXe siècle. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

[3] Archives Départementales Paris [dorénavant AD Paris], DT supplément, n°233, dossier Violet, prospectus datant des années 1874-1890.

[4] AD Paris, DT supplément, n°120, dossier Isaac.

[5] Pour le développement des congrégations religieuses enseignantes, voir Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations à supérieure générale au XIXe siècle, Paris, Cerf, 1984. La congrégation de la Mère de Dieu est analysée dans Rebecca Rogers, Les demoiselles de la Légion d’honneur. Les maisons d’éducation de la Légion d’honneur au XIXe siècle, 2e éd. Paris, Perrin, 2006, voir p. 165-170.

[6] Octave Gréard, Éducation et Instruction. Enseignment secondaire, 2e éd., vol. 1, Paris, Hachette, 1889, p. 142.

[7] Françoise Mayeur, L’éducation des filles au XIXe siècle, 2e édition, Paris, Perrin, 2006, p. 113-147.

[8] Archives nationales, [dorénavant AN] F17 14186, Association pour l’enseignement secondaire des jeunes filles, année scolaire 1881-1882.

[9] Voir la photocopie de l'autorisation d'ouverture du collège Sévigné le 8 octobre 1880 dans Collège Sévigné, Le livre du centenaire, 1880-1980, Editions Fernand Nathan, 1980, p. 155.

[10] Née le 5 août 1837, cette femme d’origine bourgeoise semble avoir consacré la plupart de sa vie à l’éducation des filles. En 1887, à l’âge de soixante ans, elle est nommée inspectrice générale des écoles primaires supérieures. L’information concernant son parcours professionnel provient des AD Paris, DT Supplément 208.

[11] La Presse, 4 novembre 1880.

[12] Voir Géraldine Valès-Le Guennec, L’enseignement secondaire des jeunes filles à Paris et en banlieue, 1880-1925, doctorat en sciences de l’éducation, université de Paris 5, 2004.

[13] AN, F17 14186, Programme des études, Ecole normale, Collège Sévigné, 1881, 72 pages.

[14] L’histoire des établissements Sévigné et des rapports entre eux mérite d’être mieux connus. Les annuaires de la ville de Strasbourg indiquent l’existence, à partir de 1921, d’un Collège Sévigné au 6 rue de Turenne. Il se définit comme une succursale du collège Sévigné de Paris qui est un établissement secondaire privé de jeunes filles préparant aux différents baccalauréats.

[15] AN, F17 14186, Lettre de Liard au Ministre du 17 décembre 1881.

[16] AN, F17 14186, Prospectus du Collège Sévigné.

[17] Pour cette question du sexe de l’enseignement, voir Rebecca Rogers, « Le professeur a-t-il un sexe ? : les débats autour de la présence d'hommes dans l'enseignement secondaire féminin, 1840-1880 », Clio. Histoire, femmes et société, 4, 1996, p.221-239.

[18] Voir l’article de Vincent Duclert dans ce même volume.

[19] Voir Marthe Lévêque, M. Mathilde Salomon. Directrice du collège Sévigné. Membre du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique. Chevalier de la Légion d’honneur, 1837-1909, St Germain lès Corbeil, Imp. Leroy, s.d. 1909, p.11 et Catherine Nicault, « Mathilde Salomon, pédagogue et pionnière de l’éducation féminine (Phalsbourg, 14 décembre 1837 - Paris, 15 septembre 1909) », Archives juives (Paris), n° 37/1, 2004, p. 131.

[20] Les informations qui suivent viennent des dossiers à son nom dans AD Paris, DT supplément 208. Outre le collège Sévigné, un dossier la concernant se trouve pour les dates et lieux suivants :

1.) septembre 1865-octobre 1874, pensionnat 94 boulevard de Neuilly (17e arrdt)

2.) octobre 1874-janvier 1879, cours 3 rue Bleu (9e arrdt)

3.) janvier 1879-janvier 1880, pensionnat 83 rue d'Amsterdam (8e arrdt)

4.) janvier 1880- septembre 1883: externat 45 rue de Trévise (9e arrdt)

[21] Cette méthode d’enseignement basé sur le jeu est utilisée en Allemagne dans les Kindergarten.

[22] Cinquantenaire du collège Sévigné, 1880-1930, Allocution de Miss Scott, p.13.

[23] M. Salomon, « Baccalauréat et jeunes filles », Revue de Paris, 1 juillet 1908, p.181.

[24] Marthe Lévêque, Mathilde Salomon, p.20.

[25] M. Salomon, Premières leçons d'histoire de France, Paris, Cerf, 1884. Lévêque témoigne plus précisément de son usage d'un manuel d'histoire. Pour son attitude envers l’histoire, voir l’article de Philippe Marchand dans ce volume.

[26] Marthe Lévêque, Mathilde Salomon p.16.

[27] Société pour la propagation des langues étrangères en France. De la Part des femmes dans la propagation des langues vivantes, conférence par Mlle Mathilde Salomon,... Séance du 30 janvier 1894, dans la grande salle de l'hôtel des Sociétés savantes. 

[28] M. Salomon, « Baccalauréat et jeunes filles », Revue de Paris, 1 juillet 1908, p. 182-183.

[29] L’ouverture d’une filière de préparation au baccalauréat dans les collèges et lycées publics de jeunes filles n’est autorisée officiellement qu’en 1924 (décret Bérard).

[30] AD Paris, DT Supplément 208 dossier Externat collège Sévigné, Mlle Mathilde Salomon.

[31] Henri Peretz, « La création de l’enseignement secondaire libre de jeunes filles à Paris (1905-1920) », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 32, avril-juin 1985, 237-275. Notons que le Collège Sévigné ne figure pas dans son enquête.

[32] Marthe Lévêque, Mathilde Salomon, p. 21.

[33] Voir Blandine-Dominique Berger, Madeleine Daniélou, 1880-1956, Paris, Cerf, 2002, p. 35-43.

[34] Louise Weiss, Souvenirs d’une enfance républicaine, Paris, Denoël, 1937, p.196.

[35] Ibid., 197.

[36] Ibid., p.199.