Pourquoi faut-il lire Hémiole ? par Jean Hartweg

8 janvier 2016
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Il est, dans l’Histoire, des époques climatériques : une fièvre s’empare des événements, des empires sombrent, d’autres apparaissent ; le monde s’élargit. Major e longinquo reverentia : on respecte plus ce qu’on voit de loin. Pierre Squara a donc choisi une année climatérique et lointaine : 480 avant notre ère. A la fin de son récit, il associe explicitement deux combats navals qui, cette année-là, changent la face du monde, Salamine et Himère. A l’est, en mer Egée, la démocratie athénienne triomphe de la tyrannie de Xerxès ; à l’ouest, au large de la Sicile, Syracuse l’emporte sur la flotte carthaginoise.

Hémiole est un roman qui puise sa source dans une vaste érudition, ainsi qu’en attestent les notes bibliographiques en fin de volume. Comme Flaubert dans Salammbô,  Pierre Squara voit dans les confrontations entre cultures différentes l’occasion d’évoquer diverses règles de vie : rigueur mathématique de Pythagore à Crotone, abandon à la jouissance chez les Sybarites, discipline de l’une, versatilité de l’autre. La guerre entre Crotone et Sybaris est décrite comme un retour au chaos par la destruction complète de Sybaris, anéantie comme plus tard Carthage. Ce qu’il faut, c’est construire une cité viable et faire durer la paix : le roman favorise donc une réflexion politique fondée sur l’aspiration à l’harmonie.

Harmonie : c’est là le maître mot, le fil directeur d’un récit par ailleurs riche en ruptures et coups de théâtre. Pierre Squara emprunte le mot « parabase » au vocabulaire du théâtre grec. Cette parabase, c’est l’histoire, ou plutôt le mythe d’Harmonie, fille adultérine d’Aphrodite, la déesse de l’amour et de la vie, et d’Arès, dieu de la guerre et de la mort. Là encore, l’imagination de l’auteur enrichit le mythe traditionnel. Les Grecs, on le sait, respectaient Athéna, déesse de la guerre mais aussi de l’intelligence, et méprisaient le soudard Arès. Le roman voit des divinités, des principes complémentaires, comme le yin et le yang : « Sans Aphrodite, pas de continuité, pas de sécurité, pas de repos. Sans Arès, pas de révolte, pas de remise en question, pas de progrès. »

L’harmonie touche à tous les domaines : musical, bien sûr, mais aussi mathématique, cosmique, politique, anthropologique. L’intérêt du roman est de s’ancrer dans la réalité concrète. Cylon, le jeune aristocrate progressiste, fait découvrir à Pythagore l’harmonie qui résulte du heurt simultané de quatre enclumes dans une fabrique de cuirasses. Une cinquième enclume émet un son dissonant, ce qui justifie les recherches sur l’origine de l’harmonie. Découverte majeure, puisque la musique de l’époque est monodique. La réflexion sur les intervalles, liée à la longueur des cordes, donne lieu à des calculs mathématiques qui aboutissent à la révélation du « nombre d’or » cher à Pythagore. Ce nombre a présidé à la construction des pyramides. L’harmonie est aussi l’harmonie des sphères, comme dans le livre VIII de la République  de Platon.

Platon apparaît en filigrane dans les raisonnements des philosophes d’Hémiole.  L’interrogation majeure porte en effet sur «  le meilleur gouvernement ». Pythagore est porté à penser avec son disciple Arkhippos que c’est le gouvernement des meilleurs, l’aristocratie, et il fait l’éloge de l’excellence, thème largement débattu aujourd’hui. Mais l’objection de Pascal se présente aussitôt : qui reconnaîtra les meilleurs ? Cylon, esprit déjà  socratique, a une petite moue quand il entend Pythagore articuler ses révélations ésotériques derrière un voile : il dénonce la vanité d’un maître qui, comme bien des patrons universitaires, s’approprie les découvertes de ses étudiants. Fraternité fondée sur le secret, le culte du mystère et l’idolâtrie du chef, l’Ecole de Pythagore tourne à la secte, ainsi que le suggèrent des meurtres suspects de disciples ayant trahi le secret du nombre d’or. Est-ce une raison pour brûler l’Ecole et ses disciples ? L’irruption régulière de la violence la plus extrême suggère que les philosophes, tout en étudiant l’harmonie du monde, ne respectent pas en eux l’harmonie fondamentale, celle qui soumet les passions au courage et le courage à l’intelligence. Là encore, on retrouve l’anthropologie de Platon. Renouvelant l’approche socratique, Pierre Squara n’est pas loin de l’ouvrage récemment paru d’Alain Badiou, La République. Le projet politique est proche : revitaliser nos démocraties exsangues, en leur insufflant l’énergie et la curiosité humaine de la véritable aristocratie.

On aurait toutefois bien tort de voir dans Hémiole un roman à thèse, un traité mathématique déguisé en roman. Dans la tradition des fables milésiennes et du romanesque baroque, Hémiole évoque un univers d’une grande profusion sensorielle : parfums, couleurs, musique, diversité des mets et des plaisirs font des banquets de Sybaris, mais aussi des repas festifs des « Phidities » des festins de paroles. L’auteur combine habilement de nombreux modes d’expression : récit picaresque, fresque épique, mémoires d’un narrateur, Tagès, dialogue théâtral allant de l’échange de tirades à la stichomythie, poèmes d’amour, démonstrations mathématiques[1], voire roman épistolaire, avec les lettres reçues par Athanasia, l’épouse aimée du narrateur, à la fin du récit. On passe ainsi, insensiblement, de la rigueur mathématique à une approche plus « littéraire » de l’harmonie. Le personnage le plus moderne, Cylon, disciple dissident de Pythagore, finit par déclarer que « la vie ne se résume pas à une arithmétique ». Tout se passe comme si l’harmonie, conçue par Pythagore à la manière de Rameau, comme une construction mathématique, glissait vers l’expression de la passion, à la façon des Italiens. Le débat annonce et rappelle à la fois la querelle des Bouffons.

Il en va de même en politique : négligeant un peu, il est vrai, la sécession sur l’Aventin, Pierre Squara voit dans la république romaine, appelé à dominer le monde connu, un heureux compromis entre l’aristocratie patricienne et la plèbe inventive et remuante. Dès 480, la démocratie tend à triompher partout : elle doit associer des « individualités portées vers l’excellence » et une « volonté d’ensemble » qui fait trop souvent défaut. Poète à ses heures, Pierre Squara compare la Grèce antique (l’Europe d’aujourd’hui ?) à une grappe de raisin : « La Grèce, dit le narrateur Tagès, n’est qu’une grappe de raisin dont chaque grain est une cité que les empires voisins viennent picorer à leur guise ». C’est qu’elle n’a ni  frontière, ni armée, ni impôts ni gouverneur.  Il n’est pas difficile de lire « Europe » sous « Grèce » et quand l’on voit que Cadmos, cherchant Europe, trouve Harmonie, on peut se demander si l’harmonie politique ne doit pas être préférée à l’extension territoriale…

Quoi qu’il en soit, Hémiole est un grand roman humaniste dans la tradition de cet autre médecin que fut Rabelais. Ses héros, Tagès, mi-étrusque mi-grec, et son maître Démocédès, sont eux aussi médecins, comme l’auteur lui-même, et leur principal souci est d’assainir l’humanité sans l’asservir. Puisse leur vœu être exaucé et l’ouvrage trouver de nombreux lecteurs.

Jean Hartweg

Ancien élève de l'École Normale Supérieure

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[1] Mettant en relation, notamment, mérite et principe égalitaire dans le cadre d’une démocratie.