Tourner L’Odyssée dans la vallée du Ribeira (Brésil)

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Tourner L’Odyssée dans la vallée du Ribeira (Brésil)

MARCOS MARTINHO, Université de São Paulo (Brésil)

Tourner L’Odyssée dans la vallée du Ribeira est un projet qui a été développé dans le cadre des Oficinas Culturais (OC), ou « Ateliers culturels », de l’État de São Paulo (Brésil) en 2011[1]. Au début de l’année, le directeur, Antonio Carlos de Moraes Sartini, a invité un des coordinateurs des OC, Manuel Ribeiro Rodrigues, à développer un projet dans la vallée du Ribeira, la région la plus pauvre de l’État de São Paulo, souvent négligée par les politiques culturelles publiques, bien que le haut niveau de préservation de la végétation et la grande concentration de montagnes, de grottes et de plages puissent constituer un exceptionnel support de création. M. R. Rodrigues a envisagé tout d’abord la possibilité de mettre en place des ateliers de cinéma pour filmer les aspects les plus divers et les plus riches du paysage local de vingt villes de la vallée du Ribeira : Apiaí, Barra do Chapéu, Bom Sucesso de Itararé, Cajati, Cananéia, Iguape, Ilha Comprida, Iporanga, Itaoca, Itapirapuã Paulista, Itariri, Jacupiranga, Juquiá, Miracatu, Pariquera-Açu, Pedro de Toledo, Registro, Ribeira, Sete Barras, Eldorado[2]. Puis il a eu l’idée de tourner dans ces villes L’Odyssée d’Homère, car l’adaptation cinématographique de ce poème de voyage, en transposant l’épopée grecque dans un environnement brésilien, donnait l’occasion de documenter toute la richesse du paysage de la vallée du Ribeira. De plus, ce pouvait être également un moyen de transmettre un texte fondamental de la culture occidentale à des gens qui ne savaient rien d’Homère – ni de Sophocle ou de Platon... En bref, le projet prévoyait à la fois des ateliers de cinéma et de littérature.

En juin 2011, M. R. Rodrigues a invité trois professeurs de l’université de São Paulo spécialisés dans les études classiques à collaborer au projet en tant que superviseurs : Adriano Machado Ribeiro, Alexandre Pinheiro Hasegawa, Marcos Martinho. Coordinateur et superviseurs ont alors décidé ensemble de diviser le projet en quatre étapes :

1re étape (juillet) : les superviseurs ont préparé un scénario préliminaire de L’Odyssée.

2e étape (août) : sept réalisateurs ont été invités à participer au projet : Eduardo Aguilar, Felipe Guerra, Hélio Ishii, Leandro Tadashi, Rubens Toledo, Casimiro Vinicius, Vinicius Toro. Les superviseurs et les réalisateurs se sont réunis à deux reprises : la première fois, pour discuter de L’Odyssée ; la seconde, pour discuter des adaptations cinématographiques du texte homérique. Finalement, on a fixé la forme définitive du scénario, qui a été divisé en vingt parties, correspondant au nombre de villes de la vallée du Ribeira impliquées dans le projet, de sorte que chaque ville puisse tourner une partie différente du scénario.

3e étape (de septembre à novembre) : les ateliers de littérature et de cinéma ont été mis en place dans les villes de la vallée du Ribeira :

a) ateliers de littérature : dans chaque ville, les dirigeants culturels locaux et des enseignants de littérature invités par les OC ont animé des ateliers de lecture de L’Odyssée et de discussion autour du texte. À cette fin, les OC ont fait don à chaque ville de quelques exemplaires de la traduction en langue portugaise de L’Odyssée par Jaime Bruna ;

b) ateliers de cinéma : chaque réalisateur a animé des ateliers de cinéma dans trois villes, où les participants ont pu apprendre les bases du cinéma : la séquence, le cadrage, le découpage, le montage, le doublage, la bande sonore, l’éclairage, etc. En même temps, les participants se sont exercés à l’interprétation dramatique et ont discuté des vêtements et de la scénographie ;

c) blog : on a mis en place un blog afin que les professeurs et les réalisateurs puissent échanger leurs expériences tout au long des travaux, en discutant des difficultés rencontrées et des solutions trouvées.

4e étape (décembre) : dans chaque ville les participants ont finalement tourné leur partie du scénario.

Les parties du scénario ont été distribuées entre les villes en fonction du paysage local. Par exemple, la partie correspondant à l’assemblée des dieux, qui se tient sur le sommet du mont Olympe (chant I de L’Odyssée), a été attribuée à la ville de Barra do Chapéu, qui est entourée de montagnes. La partie du naufrage d’Ulysse au large de l’île de Schéria (chant V) a été donnée à la ville et île d’Ilha Comprida. La partie du dialogue avec les morts (chant XI) a été confiée aux villes de Sete Barras et d’Eldorado, qui se trouvent dans une région riche en grottes. En choisissant ainsi l’emplacement qui convenait le mieux à chaque passage de L’Odyssée, on filmait aussi le paysage naturel de la vallée du Ribeira : les rivières et les chutes d’eau de Barra do Chapéu ; quelques-uns des nombreux sites archéologiques préhistoriques d’Ilha Comprida, de Cananéia et de Iguape ; le circuit des grottes du Parc touristique régional de l’Alto Ribeira, lequel comprend l’une des plus grandes concentrations de cavernes au monde.

Une fois que chaque ville était chargée d’une partie du scénario, il s’ensuivait que le même personnage devait être interprété par un participant différent dans chaque ville. Par exemple, à Ilha Comprida, où est filmée l’arrivée d’Ulysse dans l’île de Schéria (chant V), le héros est incarné par un Blanc ; à Itaoca, où est filmé le départ pour Ithaque depuis la Phéacie (chant XIII), il l’a été par un Noir. De même, à Iporanga, où Alcinoos reçoit Ulysse dans son royaume (chant VII), le roi est un adulte ; à Itaoca, où il lui dit adieu, le roi est un enfant (chant XIII). Ce procédé, qui de nos jours peut sembler étrange, voire confus, était pratique courante – comme on le sait – dans le théâtre grec ancien (postérieur à Homère, bien entendu). En effet, dans une pièce de théâtre grecque, non seulement différents acteurs pouvaient incarner le même personnage, mais un même acteur pouvait jouer des rôles différents. Cette méthode de travail a fait l’objet de débats dans les ateliers littéraires.

Les participants ont été libres de choisir entre apprendre par cœur les discours des personnages et les dire avec leurs propres mots ; entre reconstituer les vêtements anciens et porter des vêtements modernes. Fait intéressant : dans toutes les villes, les participants ont préféré apprendre par cœur le texte et s’habiller à la grecque. Dans certains cas, pourtant, ils ont modifié quelque peu la trame du texte. Par exemple, chez Homère, lors de l’assemblée des dieux (chant I), Zeus profite de l’absence de Poséidon pour envoyer Hermès dire à Calypso qu’elle devait laisser partir Ulysse. Les participants de Barra do Chapéu ont cependant fait intervenir Poséidon dans l’assemblée, et les dieux décident du retour d’Ulysse par vote, de façon que le retour ne soit pas imposé par la volonté d’un seul (Zeus) mais résulte de la majorité des voix. Ce changement, tout à fait étranger à la conception homérique des dieux, relève de l’idée que les participants se font de la Grèce antique : celle d’un peuple essentiellement démocratique.

Quant à la scénographie, certaines villes se sont distinguées par le soin qu’elles ont porté à la reconstitution de l’environnement homérique. Par exemple, à Cajati, où a été tourné le banquet d’Alcinoos (chant VIII), les participants jouant les convives se sont équipés de tasses et de vases, tout en faisant passer une corbeille de pain entre eux pendant le tournage. Bien que cela ne corresponde pas exactement au récit homérique, ce détail révèle l’attention portée par les participants au concept homérique de l’homme en tant que « mangeur de pain ».

Le projet a fini par impliquer trois mille personnes, suscitant chez eux intérêt et enthousiasme. En effet, au cours des dernières semaines, dans certaines villes, les participants se sont réunis quotidiennement pour discuter du projet et pour partager leurs recherches sur le monde d’Ulysse. Même après la fin de l’entreprise, trois villes ont décidé de fêter ensemble la clôture du projet. Alors le réalisateur Hélio Ishii, qui avait travaillé dans les villes de Cajati, Jacupiranga et Pariquera-Açu, a réuni le matériau produit dans ces villes : non seulement les parties de L’Odyssée tournées dans les trois villes, mais aussi le making of du tournage et le témoignage des participants. On a organisé une projection de tout ce matériau en plein air dans les trois villes les 16, 17 et 18 décembre, les sessions de projection ayant été précédées d’un spectacle de musique chorégraphié conçu et présenté par les participants, dont le sujet était la nostalgie et le retour. Un grand événement culturel et social !

Le projet a donc été couronné de succès. En plus d’avoir procuré aux participants la possibilité d’expérimenter chaque étape de la réalisation cinématographique en les mettant en contact avec un texte fondamental de la culture occidentale, il a su stimuler leur esprit d’équipe et la production culturelle dans leurs villes. Rappelons qu’il s’agissait de gens qui n’avaient jamais entendu parler d’Homère, et de villes qui étaient traditionnellement exclues des politiques culturelles publiques. Du reste, on a produit un film : L’Odyssée d’Homère en 130 minutes. Bien que l’objectif du projet n’ait pas été de « faire un film », mais, comme on l’a dit, de donner aux gens la possibilité de vivre la production d’un film, tous les participants étaient très fiers des résultats artistiques du projet !

De même qu’Ulysse avait navigué sur la mer Méditerranée, ainsi les Oficinas Culturais ont-ils voyagé à travers la vallée du Ribeira, avec un peu plus de chance pourtant que notre héros, puisque dans toutes les villes nous avons toujours été accueillis avec une hospitalité homérique[3] !


[1] Les Oficinas Culturais (« Ateliers culturels ») sont administrées par le secrétariat gouvernemental à la Culture de l’État de São Paulo (Brésil). Elles ont été fondées en 1986 et comptent actuellement vingt-trois unités, dont huit concentrées dans la capitale et quinze réparties entre les villes à l’intérieur et de la côte. Leur objectif est de former des ressources humaines pour la culture, en développement des activités dans les domaines les plus divers : arts visuels, cinéma, danse, design, photographie, histoire, littérature, musique, radio, théâtre, vidéo et cirque. Elles ont été pionnières dans la mise en place de la nouvelle méthodologie de formation culturelle qui amène les artistes, les techniciens et les chercheurs auprès du grand public par le biais de cours, d’ateliers, de workshops, de séminaires et de noyaux de production. Pour plus d’informations, voir le site web : www.oficinasculturais.org.br.

[2] Pour plus d’informations, voir le site web : http://www.ovaledoribeira.com.br/p/cidades-do-vale.html.

[3] Pour plus d’information sur le projet, aller aux sites Web :

- propagande : http://www.ovaledoribeira.com.br/2011/09/secretaria-cultura-oficinas-vale.html

- répartition du scénario : http://odisseiavaleribeira.blogspot.com.br/p/roteiro-geral.html

- film : http://odisseiavaleribeira.blogspot.com.br/

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