Anthologie - Une nuit au Musée

27 février 2018
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Amis des Classiques, (re)découvrez Musée et une belle histoire d’amour, celle de Héro et Léandre !

Musée fait partie des énigmes de l’Antiquité : nous ignorons tout de lui, jusqu’à l’époque à laquelle il vécut. Toutefois, les érudits ne manquent pas de formuler des hypothèses : celle faisant de Musée un auteur antérieur à Achille Tatius et proche de Nonnos de Panopolis est la plus communément admise et permet de situer Musée aux alentours de 460. Si l’homme est obscur, son œuvre traite d’une des histoires d’amour les plus fameuses de l’Antiquité. Ovide et Virgile ont chanté les vicissitudes du jeune Léandre et de la belle Héro. La jeune fille est prêtresse d’Aphrodite à Sestos, sur la rive européenne de l’Hellespont, tandis que son amant habite à Abydos, sur la rive asiatique. La nuit venue, Léandre traverse le détroit à la nage guidé par la lampe qu’Héro a allumée en haut de la tour où elle vit. Lors d’un orage, la lampe s’éteint et Léandre meurt noyé. Lorsque la mer rejette son corps, Héro se suicide en se jetant du haut de sa tour.

RHÉTORIQUE DE LA SÉDUCTION

Lorsque Léandre vit, à ses mouvements de tête, que l’aimable vierge fléchissait, il tira hardiment, d’un geste de la main, la tunique brodée de Héro et l’entraîna vers les recoins les plus reculés du temple saint. La vierge le suivit à pas hésitants, comme à contre-cœur, et fit entendre seulement ces mots, par lesquels elle menaçait Léandre en termes bien féminins :

« Étranger, quelle est cette folie ? Je suis une vraie jeune fille ! Pourquoi, malheureux, m’entraînes-tu ? Adresse-toi ici à une autre, et lâche ma tunique ! Redoute le courroux de mes riches parents ! Il t’est défendu de toucher à la prêtresse de Cypris. La couche d’une vierge est domaine interdit ! »

Telles étaient ses menaces, analogues à toutes celles des jeunes filles. Mais, lorsque Léandre sentit la pointe de ces menaces bien féminines, il y reconnut les indices des abandons virginaux. Et en effet, lorsque les femmes menacent les jeunes hommes, leurs menaces sont simples avant-coureurs des entretiens de Cypris. Il mit un baiser sur la nuque douce et parfumée de Héro, puis, blessé de l’aiguillon du désir, lui adressa ces mots :

« Chère Cypris sœur de Cypris, chère Athéna sœur d’Athéna, car je ne peux te donner un nom de femme de la terre, toi que j’égale aux filles de Zeus Cronien, bienheureux celui qui t’engendra, bienheureuse la mère qui t’enfanta, et fortunées entre toutes les entrailles qui te mirent au monde ! Ah ! écoute mes prières ! Prends en pitié mon invincible amour ! Prêtresse de Cypris, ne fuis pas l’œuvre de Cypris[1] ! Viens, viens célébrer les mystères de l’union conjugale, les lois de la Déesse. Une vierge ne convient pas au service d’Aphrodite ! Des créatures virginales ne touchent point Cypris ! Si tu veux connaître les lois d’amour de la Déesse et ses mystères vénérables, il y a le mariage et la couche nuptiale. Si tu chéris Cythérée, accepte donc la suave loi des ensorcelantes amours. Prends-moi comme ton suppliant et, si tu veux bien, comme ton amant, un amant qu’Amour, ce chasseur, a capturé après l’avoir atteint de ses traits ; ainsi l’intrépide Héraclès, l’agile Hermès à la baguette d’or le conduisit, pour qu’il servît, en mercenaire, la fille de Jardanos. Pour moi, c’est Cypris qui m’a envoyé vers toi, ce n’est pas l’habile Hermès qui m’a conduit. Elle ne t’est sûrement pas inconnue, la vierge d’Arcadie, Atalante, qui jadis évita la couche de Mélanion, son amoureux, pour garder sa virginité. Mais Aphrodite se fâcha ; l’homme dont Atalante n’avait pas voulu, la Déesse le lui fit aimer de toute son âme. Laisse-toi fléchir, toi aussi, ma bien-aimée, et garde-toi d’éveiller le courroux d’Aphrodite ! »

Les paroles de Léandre persuadèrent le cœur de la vierge rétive. Grâce à des mots qui font naître l’amour, il égarait son âme. La jeune fille, muette, fixa la terre du regard, tout en cachant à-demi son visage, rougissant de confusion ; puis elle se mit à gratter le sol du bout de son pied ; confuse, elle remontait et ramenait maintes fois sa tunique sur ses épaules. Tous ces gestes ne sont que signes avant-coureurs de l’acquiescement et le silence est promesse chez la vierge qui consent à se donner.

Héro et Léandre, 117-165

PREMIÈRE NUIT D’AMOUR

Quant à Héro, son flambeau à la main, en haut de la tour, elle abritait souvent la lampe de son voile, du côté où le vent soufflait ses faibles haleines, jusqu’au moment où, après bien des fatigues, Léandre eut mis le pied sur le rivage de Sestos, accueillant aux vaisseaux ; puis, elle le fit monter vers la tour. Dès la porte, elle entoura de ses bras, sans mot dire, son amant essoufflé qui dégouttait encore des éclaboussures de la mer et dont les cheveux ruisselaient d’écume ; puis elle le conduisit tout au fond de sa chambre de vierge et d’épousée, essuya son corps entier, frotta sa peau d’une huile parfumée, d’une huile de rose, et fit disparaître l’odeur de la mer ; puis, enlaçant sur sa couche aux épaisses couvertures, son amant encore essoufflé, elle lui dit ces tendres mots :

« Ô mon jeune époux qui t’es donné tant de peine, une peine que ne s’est jamais donnée aucun autre amant ; ô mon jeune époux qui t’es donné tant de peine, oublie l’âcreté de la mer, oublie l’odeur de poisson de la mer grondante. Viens ici ; contre mon sein, efface tes fatigues. »

Elle eut tôt fait de le convaincre, et lui, aussitôt, de dénouer la ceinture de son amie et tous deux accomplirent la loi de la bonne Cythérée. C’était un mariage, mais sans chœurs de danse ; c’était une union, mais sans chants d’hyménée. Il n’y eut personne pour invoquer en chantant l’Hèra conjugale ; point de lueurs de torches pour éclairer la couche nuptiale ; personne pour danser une ronde bondissante ; point de père, non plus que de mère vénérable, pour entonner le chant d’hymen. Après avoir disposé la couche aux heures où se consomme le mariage, le Silence avait assemblé le lit nuptial et l’Obscurité paré la jeune épousée. C’était un mariage, mais sans chant d’hyménée. La Nuit présidait à leur union, et jamais le Jour ne vit le jeune Léandre dans un lit trop bien connu ; il nageait de nouveau vers la cité d’Abydos, en face, toujours inassouvi et respirant encore ses hyménées nocturnes. Héro à la longue robe était, à l’insu de ses parents, vierge le jour, mais femme la nuit. Et tous deux, souvent, conjurèrent le Jour de se coucher plus tôt.

Héro et Léandre, 256-290

 


[1]. Autre nom d’Aphrodite.