Fabrice Butlen s'entretient en latin avec Luigi Miraglia, fondateur et directeur de l'Accademia Vivarium Novum.
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La transcription en français :
Cet entretien, dont les propos ont été enregistrés au dictaphone puis retranscrits, sera pris plutôt comme un exemple de latin oral que comme modèle de style écrit, vu que, de tout ce qui s'est dit dans les échanges oraux, rien ou presque n'a été modifié.
Académie Vivarium Novum. - Jeudi 20 août 2015.
Fabrice Butlen. - Luigi Miraglia, je vous remercie infiniment de m'avoir reçu ici, à Vivarium Novum, avec autant de sympathie et de bienveillance. Si vous en êtes d'accord, je vous interrogerai sur vos travaux et quelquefois aussi sur votre vie.
Luigi Miraglia. - Ce sera avec grand plaisir.
F. B. - À quel moment de votre vie, et à quelle occasion avez-vous commencé à aimer la littérature grecque et latine?
L. M. - À vrai dire, dès ma plus tendre enfance, sitôt que j'ai été en âge de lire en traduction les textes anciens, je me suis mis à aimer de tout mon coeur et de toute mon âme cette littérature. Cependant, à l'adolescence, quand j'ai commencé à étudier les langues anciennes, j'ai ressenti une déception. La difficulté d'apprendre une langue étrangère, comme dit saint Augustin, répandait son fiel sur toutes les beautés littéraires des poètes et des écrivains. Cette difficulté, qui est propre à la manière dont on enseigne ces langues, constituait un obstacle qui m'empêchait d'atteindre à la substantifique moelle dont j'étais avide. C'est pourquoi la passion dont j'avais été enflammé quand j'étais petit à commencé à diminuer et à s'assoupir. Il m'a fallu emprunter d'autres voies, d'autres chemins pour raviver et ressusciter la flamme.
F. B. - Ces voies différentes dont vous parlez, les avez-vous trouvées facilement?
L. M. - Pour commencer, non. Mais la chance m'a aidé: j'ai rencontré un homme qui lui-même, quand il était enfant, avait appris autrement le latin et le grec. Accompagné par lui, j'ai trouvé la route qui me convenait.
F. B. - Quelle était exactement cette voie que vous avez empruntée sous la conduite de ce lettré?
L. M.. - C'est assez singulier. Je l'ai rencontré par hasard, poussé par tout autre chose. J'étais passionné par la nature. J'aimais à observer les oiseaux et d'autres bêtes dans leurs habitats respectifs. Je suis donc allé sur une île à peu près déserte qui se trouve dans le golfe de Naples. C'est là que vivait cet homme étonnant. Il était assez âgé. Il avait étudié dans sa jeunesse chez les Jésuites où il avait appris le latin et le grec selon le programme des études qui y était encore en vigueur.
F. B. - C'est-à-dire qu'il était capable de s'exprimer en latin?
L. M. - Il parlait latin, écrivait en latin, composait même des vers latins avec une très grande facilité. Un jour qu'il m'avait vu en proie à des difficultés innombrables pour traduire quelques lignes de latin, il m'a abordé en m'expliquant qu'il était possible de s'y prendre autrement, et je me suis laissé convaincre. Il m'a fait voir les méthodes d'enseignement que les Jésuites du dix-septième siècle avaient eux-mêmes emprunté aux humanistes. Cela a reveillé mon intérêt: là où je ne voyais que difficultés infinies pour comprendre ne serait-ce qu'une courte phrase, eh bien, par d'autres méthodes, il me semblait que tout s'éclairait, que je pouvais tout comprendre, et accéder au sens profond des textes que nous avait transmis l'Antiquité. Cet homme n'a donc pas eu de peine à me passionner en m'instruisant selon ces méthodes.
De quoi s'agissait-il? me demanderez-vous. D'abord de ceci: il n'exposait jamais une seule règle de grammaire avant de l'avoir rencontrée dans les textes. Par exemple, nous lisions tout d'abord des textes très simples comme les Évangiles ou d'autres du même genre. Plutôt que de traduire, il me demandait de redire la même chose avec des synonymes pour en faire la paraphrase. Puis il me faisait travailler la syntaxe par des exercices de transformation, comme d'exprimer les relations de but ou de temps par d'autres moyens que les propositions circonstantielles de temps ou de but, et ainsi de suite. Dans tous ces exercices, il se fixait aussi pour objectif de me faire acquérir un vocabulaire étendu, ce qui m'a été très utile pour lire les auteurs et comprendre les textes. Car si j'avais appris à l'école maintes tournures syntaxiques, par contre, je n'avais pas bien compris comment elles s'utilisent. C'est pourquoi ces exercices m'ont été d'un très grand profit.
Au demeurant, cet homme avait de l'humour, c'était une personne joyeuse et extrêmement agréable. Grâce à lui, toute étude était allègre. Ses leçons étaient agrémentées de nombreuses plaisanteries. Ainsi, l'adolescent que j'étais avait plaisir à apprendre la langue, avec le sentiment de progresser sans cesse. Quand je sortais de ses leçons, chaque jour, je sentais que j'avais fait un pas en avant, cela me donnait courage et je voulais parvenir au but avec un enthousiasme redoublé.
F. B. - J'imagine aussi qu'il vous faisait exercer votre mémoire, que vous appreniez par coeur de bonnes pages?
L. M. - Bien sûr. Il m'a encouragé, dès le premier jour, à entraîner ma mémoire, - la mémoire, mère des Muses: «La répétition, disait-il, est la mère des études, et la mémoire, la mère de toutes les Muses. Cependant, il ne s'agit pas de répéter comme des perroquets ce qu'ont dit les autres, mais bien de se constituer un trésor, une réserve où nous conservions tous les outils nécessaires pour cultiver vraiment notre esprit.»
En outre, il m'invitait à apprendre chaque soir des vers de poésie ou des pages de prose et à les repasser le lendemain matin; puis, chaque jour de la semaine, à repasser ce que j'avais appris le même jour de la semaine précédente. Cela m'a été d'un très grand profit. De cette façon, mainte phrase d'auteur, maints vers de poètes ont commencé à s'entasser dans le coffre au trésor de ma mémoire, logement d'où je pouvais tirer à plaisir tout ce dont j'avais besoin pour mes travaux personnels, à la façon des abeilles qui puisent et sucent dans les fleurs la matière avec quoi elles pourront faire le miel. Ç'a été très utile. Il m'a aussi suggéré de me procurer des enregistrements de textes littéraires à écouter et réécouter sans cesse.
F. B. - Des enregistrements effectués par vous-même?
A. - Par moi-même ou par d'autres. J'avais à ma disposition le travail de Felix Sanchez Vallejo qui enseignait alors à l'université grégorienne et qui avait déjà enregistré beaucoup d'oeuvres littéraires. En écoutant ces enregistrements, j'ai pu augmenter à la fois mon vocabulaire et mes connaissances générales. Car il y avait un point sur lequel insistait mon ami: que je ne devais pas séparer les mots et les choses; qu'il fallait apprendre les unes et les autres du même mouvement. Cela ne signifie pas seulement qu'il faut toujours prendre garde de bien les associer, mais que nous devons éviter la creuse rhétorique où l'on se paie de mots et où l'on trompe le monde, et parvenir à ce qui a du sens, du poids, de la saveur.
F. B. - Cet ami, vous l'avez côtoyé longtemps?
L. M. - J'ai passé avec lui treize années sur cette île, et c'était un exercice perpétuel, car j'avais ainsi, chaque jour, l'occasion de m'entraîner, de parler, d'écrire, de lire surtout les écrivains, et pas seulement ceux de l'Antiquité. Car j'ai eu aussi la chance de comprendre que le latin et le grec n'étaient pas seulement la langue des Anciens, mais qu'on n'a pas cessé de les pratiquer jusqu'à notre époque. On a parlé latin (et grec dans l'Europe orientale) pendant tout le Moyen Âge, toute la Renaissance, tout l'âge suivant, et jusqu'au dix-neuvième siècle. J'ai alors pris conscience de cette République des Lettres que ces hommes avaient voulu instituer; j'ai compris l'importance de la République des Lettres pour le développement de la culture et pour faire régner la paix entre des hommes que la langue, les mœurs, les lois, la religion séparent. Cette idée m'a enthousiasmé et m'a stimulé pour poursuivre ces études, pour les promouvoir, les défendre et les pousser jusqu'au bout.
F. B. - Est-ce que la vocation d'enseigner, et pas seulement de pratiquer les langues anciennes, vous est venue dès le moment où vous fréquentiez cet ami lettré?
L.M. - Mon père était un médecin assez connu en Italie, si bien que mon entourage était convaincu que je suivrais ses traces afin de devenir médecin à mon tour. Il n'a pas été facile de les faire changer d'idée, et, pour être franc, le projet de faire ma médecine ne m'a jamais beaucoup passionné. Néanmoins, je me suis cru obligé de suivre quelque peu la voie que mon père avait ouverte, en travaillant au moins les sciences naturelles et les autres matières scientifiques. Mais quand j'ai vu le profit que je retirais à l'étude des lettres, voici ce qui m'est apparu comme la tâche la plus haute: ne pas permettre aux jeunes gens, dans les écoles, les universités mais surtout dans les lycées, de croire que le latin et le grec ne sont qu'une torture, des sévices inventés par des bourreaux qui ne cherchent qu'à tourmenter les enfants des écoles, mais leur montrer que ce sont des outils dont les hommes se sont servis pendant des siècles pour comprendre et exposer de grandes idées, pour conférer entre eux sur les grands problèmes auxquels l'être humain est confronté. Aussi, quelques années plus tard, quand j'ai obtenu mon baccalauréat, j'avais déjà décidé d'entreprendre des études de lettres classiques, après quoi j'aurais consacré toutes mes forces à améliorer la situation dans laquelle se trouvaient ces études. J'ai fait mes études à l'université de Naples où j'ai obtenu ma maîtrise de lettres classiques, puis à celle de Salerne où j'ai fini mon doctorat. Ensuite, de toutes mes forces, j'ai fait en sorte que les humanités fussent pratiquées d'une autre façon qu'elles ne l'étaient dans les différents endroits qui leur étaient consacrés.