L’herbe est-elle plus verte ailleurs ? Les langues anciennes en Allemagne

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Andreas Wüst, étudiant en Master 2 de Lettres Classiques à l’Université de Munich, nous dresse un historique des méthodes d’enseignement des langues anciennes en Allemagne. 

Salvete discipuli ! 

Ainsi commence chaque leçon de latin au Gymnasium (collège/lycée général) allemand, avant que les élèves apportent en chœur la réponse attendue, Salve magister/magistra. Se saluer, en langue de Cicéron, au début d’une leçon, est un rituel qui paraît tout à fait normal à un(e) jeune latiniste allemand(e). C’est plus qu’une belle tradition : une telle pratique, si on la compare avec les autres pays, ne va pas du tout de soi. Tout au contraire, cette latinitas viva placée au cœur du cours est un des éléments distinctifs du système scolaire allemand, par rapport à la France notamment.

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Au vu de la situation précaire des langues anciennes en France, il importe de soulever la question : pourquoi et comment le latin et le grec, jadis fondements indispensables du système scolaire dans toute l’Europe, ont-ils pu perdre tant de prestige et d’attractivité ? Pour faire face à cette situation, il peut être utile de regarder d’un peu plus près le Gymnasium où les langues anciennes (le latin surtout) jouissent encore d’une très grande popularité, auprès des élèves comme de leurs parents. Quels éléments distinguent les deux voisins, l’Allemagne et la France, dans leurs attitudes vis-à-vis de l’apprentissage du latin et du grec?

Tout d’abord, il faut constater qu’en général, dans le cursus du Gymnasium, le seul menant aux universités, les langues anciennes sont considérés comme des langues étrangères à part entière. En tant que telles – quoiqu’elles ne soient pas obligatoires – elles sont intégrées  dans un système d’options obligatoire : l’élève choisit entre différentes langues, parmi lesquelles le latin et le grec.

Au reste, le taux des élèves apprenant le latin dépend fortement de la région (Land) considérée : ainsi la Bavière comptait-elle 11,4% de latinistes parmi l’ensemble de ses élèves (1), soit à peu près un tiers des élèves du Gymnasium (2), en 2012-2013. En revanche, le taux n’était en Sarre que de 3,2% (3).

Cependant, pour l’ensemble du pays, le latin constitue toujours la troisième langue pratiquée en Allemagne, derrière l’anglais et le français, avec un nombre total de 740 302 élèves en 2012/13 (4) (contre 501 089 en France) (5). Cette importance est renforcée par un autre facteur : pour entrer dans certaines filières de l’université (allemand, anglais, français, latin, grec, histoire, théologie, philosophie), un examen de latin spécifique (le Latinum (6)) est requis.

Il n’en a pas toujours été ainsi en Allemagne : les latinistes allemands, eux aussi, ont connu des jours néfastes, des contraintes politiques s’imposant parfois aux professeurs. En RDA, par exemple, comme en Russie, les dirigeants socialistes avaient interdit l’enseignement du grec et du latin  jusqu’à l’ère Gorbatchev en 1989, considérant ces langues comme l’apanage élitiste de l’ennemi capitaliste (7). En Allemagne de l’Ouest également, les langues anciennes devaient affronter, au cours des années 1960,  la critique véhémente des réformateurs du système scolaire : ces derniers désiraient en effet se débarrasser de tout ce qui, pour avoir été l’objet d’une instrumentalisation par le régime nazi (8), paraissait faire obstacle à la démocratisation et à l’esprit de progrès économique de la jeune démocratie (9).

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Les philologues ne pouvaient remporter le combat qu’en l’acceptant, convaincus qu’il fallait qu’ils répondent eux-mêmes aux menaces émanant de la sphère politique. Pour ce faire, les enseignants des écoles et des universités devaient s’unir pour lutter contre la disparition des langues anciennes dans l’enseignement. Ils ont engagé une véritable réflexion théorique sur la didactique des lettres classiques : animés du désir de discerner les vrais acquis et les apports réels des langues anciennes à la formation d’un adolescent moderne, les enseignants se sont volontairement soumis à une remise en question systématique de leur discipline. Ils avaient compris, en effet, que cette dernière ne pouvait être justifiée, et sauvée, qu’en s’adaptant aux enjeux du présent; qu’il fallait balayer la poussière qui recouvrait les vieux manuels. Il fallait démontrer la multivalence des langues anciennes.

Ainsi, en 1971, le DAV (Deutscher Altphilologenverband), la Société des Philologues Classiques Allemands, s’est mis d’accord, lors d’un congrès, sur les compétences que les langues anciennes devraient désormais apprendre aux élèves. Dans cette nouvelle maquette, le professeur de latin est tenu d’aborder en cours, de manière interactive, des questions linguistiques autant que littéraires, de les mettre en rapport avec les problématiques de la société antique et actuelle, de la politique et de l’histoire, et finalement de les faire servir à des réflexions existentielles de la vie humaine.

Il appartenait alors aux professeurs des écoles et des universités de mettre en application ces principes. De plus en plus la branche de la didactique des langues anciennes devenait tellement important que, dans les années 2000, plusieurs universités allemandes, comme celles de GöttingenBerlin et Munich, ont instauré, pour la première fois dans l’histoire de la discipline, des chaires toujours existantes de « Didactique des Langues Anciennes », chargées de défendre ces disciplines, ainsi que de mener une recherche sur les méthodes modernes d’enseignement.

Il faut savoir, à cet égard, qu’à la différence du système français, où un futur titulaire du CAPES ou de l’agrégation de lettres classiques suit obligatoirement des cours de langue et littérature latine, grecque et française, le candidat au professorat allemand est relativement libre dans son choix de matières : il est obligé de choisir au moins deux « matières principales », pouvant opérer les combinaisons de son choix, avec quasiment toutes les matières, par exemple, latin et français, latin et mathématiques, latin et anglais, latin et théologie catholique/philosophie. Son diplôme sanctionnera une formation scientifique dans ces deux disciplines, qu’il pourra enseigner comportant version, thème, et interprétation des textes antiques. Outre ces deux matières principales, le candidat au professorat doit également subir une formation pédagogique et psychologique, ainsi qu’une formation didactique adaptée aux matières qu’il a choisies.

En outre, afin d’éviter que ces futurs professeurs passent directement de leurs études à l’enseignement actif, ils sont contraints d’effectuer des stages au Gymnasium, afin de s’orienter et d’acquérir une expérience pratique. En Bavière, par exemple, les étudiants qui souhaitent devenir professeurs doivent faire un premier stage de trois semaines avant leur première année d’études, un deuxième de deux mois pendant une période de vacances universitaires, enfin un troisième, un jour par semaine en parallèle de leurs études. Ces premières expériences sont encore approfondies, après le premier examen d’État, lors d’un stage de deux ans, le Referendariat, qui prépare le second examen d’État et représente une phase comparable au stage que font les étudiants français, lauréats du CAPES ou de l’agrégationPendant ce temps les futurs professeurs sont déjà entièrement intégrés au quotidien du Gymnasium, et travaillent sous les mêmes conditions que leurs collègues diplômés. Toutefois, à la différence du système français, les étudiants allemands sont tenus d’effectuer des stages avant même leur diplôme, afin qu’ils puissent se déterminer en connaissance de cause pour le métier d’enseignant. Le but est de maintenir, chez ceux qui parviennent effectivement à l’enseignement, un niveau de motivation et d’aptitude élevé. On espère éviter les cas où un étudiant, découvrant un métier d’enseignant auquel il n’a pas été confronté au cours de sa formation, réalise qu’il ne lui convient pas, se démobilise parce qu’avec son diplôme de lettres classique il ne voit aucune autre perspective que celle de devenir enseignant, et laisse transparaître sa déception dans la tenue de son cours.

Dans les stages d’enseignement, ainsi que dans les cours de didactique à l’université, les étudiants apprennent des façons de motiver les élèves, de les entraîner à participer activement au cours, à s’intéresser à la matière, à poser des questions, à discuter et échanger avec l’enseignant et les autres élèves : il importe de révéler ce que des sujets ancrés dans l’Antiquité recèlent de captivant, la valeur qu’ils peuvent revêtir dans la vie d’un adolescent moderne.

Puisque les intérêts d’un adolescent varient selon son âge, et qu’un titulaire du deuxième examen d’État enseigne à des élèves âgés d’onze à dix-neuf ans, il n’est pas inutile que la formation d’un futur professeur comprenne une étude de la psychologie de cette classe d’âge. Quand un élève commence le latin, la première année du Gymnasium (à dix ou onze ans), ou plus fréquemment la deuxième (12/13 ans) (10), les quatre à cinq heures de cours (contre deux en France) qu’il suit durant trois à quatre ans sont consacrées à un apprentissage ludique des fondements de la grammaire latine. Dans la suite, à partir de l’âge de 14/15 ans, au gré de l’intérêt des élèves pour le fantastique, de leurs premières questions concernant la sexualité, et de la multiplication de leurs interrogations existentielles, les trois à quatre heures hebdomadaires (contre trois en France) introduisent des textes abordables. Ils traitent par exemple de l’amour (e.g. Catulle ou Ovide, ars amatoria), du monde mythologique (Ovide, Métamorphoses) ou de la philosophie et de la rhétorique (e.g. Pline le Jeune, Cicéron). Puis, si les élèves décident de garder le latin durant les deux à trois dernières années du Gymnasium, ils étudient des textes plus complexes, qui évoquent des questions philosophiques comme celle de la liberté, du bonheur et de la mort, mais aussi vers des grands textes historiographiques (e.g. Tite-Live, Tacite), épiques (Virgile, Éneide) et politiques (e.g. Cicéron, Augustin, Hobbes).

Un autre moyen de redonner au latin et au grec leur attractivité est de leur redonner le statut de langues parlées, qui l’ont été et peuvent l’être à nouveau. Non seulement le latin a toujours eu, en Allemagne, le statut officiel de véritable langue, qui le place parmi les options obligatoires (cf. supra), mais, depuis quelque temps, la latinitas viva revêt une importance qui va croissant. Outre la salutation traditionnelle en latin au début du cours, le latin parlé tient une place essentielle dans l’introduction du nouveau vocabulaire et des cas : par exemple, le verbe dare + datif peut être introduit en donnant un livre à un élève, et en disant tibi librum do). Ces évolutions sont l’œuvre de grands philologues allemands, à l’instar de Wilfried Stroh, professeur émérite de langue et littérature latine à l’Université de Munich et grand militant de la latinitas viva. Lui-même auteur de plusieurs livres très célèbres et populaires (dont La Puissance du discours et Le Latin est mort, vive le Latin ! parus également aux Belles Lettres) propose un séminaire hebdomadaire à l’Université de Munich, en latin, sur un sujet littéraire ; il écrit par ailleurs régulièrement des articles pour défendre les langues anciennes, effectue diverses apparitions dans des émissions de radio et de télévision, et tient régulièrement des discours en latin dans des écoles et d’autres institutions dans toute l’Allemagne et l’Europe.

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Finalement il est permis d’estimer heureux que le gouvernement allemand, lorsqu’il aurait pu supprimer l’enseignement des langues anciennes dans les années 1960, a pris la peine et le temps d’écouter de telles figures, de laisser leur chance à ces disciplines, et de donner à ceux qui les aimaient le plus la liberté et la confiance de changer ce qui devait être changé.

C’est à ce prix qu’on pourra continuer à dire que le latin permet de trouver des réponses aux changements du présent, afin que le proverbe non scholae sed vitae discimus ne perde pas sa signification.

[Pour en savoir plus sur le sujet, nous recommandons vivement la lecture du dernier rapport de l’Inspection générale de l’Éducation Nationale sur l’Enseignement des langues et cultures de l’Antiquité dans le second degré, rédigé en août 2011, qui aborde de manière claire et synthétique les enjeux d’un enseignement moderne des langues anciennes et fait également référence aux différents systèmes éducatifs d’Europe.]

Andreas Wüst, étudiant en Master 2 de Lettres Classiques (mention pédagogique amenant au professorat) à l’Université de Munich, actuellement en Erasmus à Paris IV (Sorbonne).

Cet article doit beaucoup à mon cher ami René de Nicolay, étudiant en Master 2 de Lettres Classiques à la Sorbonne et élève de l’École Normale Supérieure. Sans sa relecture méticuleuse et ses corrections de la langue et du style, ce travail n’aurait jamais vu le jour sous la forme lisible qu’il a aujourd’hui.

Sources :

http://www.sauv.net/effectifsla2014.php [27/04/2015]

Rapport de l'Inspection générale de l’Éducation nationale sur l’Enseignement des langues et des cultures de l’Antiquité dans le second degré (août 2011) [02/05/2015]

Enseignement latin hypothèses  [27/04/2015]

Les horaires par cycle au collège  [02/05/2015]

Diskurs Latein [27/04/2015]

Latin et grec au collège  [27/04/2015]

Prof. Wielfried Stroh [02/05/2015]

- Le profil des langues anciennes, avec leurs apports à la formations des élèves, dans le programme scolaire bavarois: Latin et Grec  [02/05/2015]

Ouvrages 

- Merkler A., Meurer H. D. : Bericht zur Lage des altsprachlichen Unterrichts in der Bundesrepublik Deutschland. Berichtsjahr 2011/2012, in Forum Classicum 3 (2013), p. 188-197.

- Statistisches Bundesamt (ed.) : Schule auf einen Blick – Ausgabe 2014, Wiesbaden 2014, p. 20-21.

Stroh, W. : Le Latin est mort, vive le Latin !  Petite histoire d'une grande langue, traduit de l'allemand et du latin par S. Bluntz, Les Belles Lettres, Paris 2009, notamment p. 252-261.

Notes 

(1) Y compris les élèves de l’école primaire qui pourtant n’apprennent pas le latin ou le grec.

(2) Cf.  Bericht zur Lage des altsprachlichen Unterrichts in der Bundesrepublik Deutschland. Berichtsjahr 2011/2012, p. 189-190.

(3) Cf. Statistisches Bundesamt, Schulen auf einen Blick, 2014 , p. 20.

(4) Cf. Statistisches Bundesamt, Schulen auf einen Blick, 2014 , p. 21.

(5)  Cf. les données collectées et comparées à partir des rapports annuels du Ministère de l’Éducation (Les élèves du second degré / Repères et références statistiques - Repères et références statistiques) [27/04/2015]

(6)  Cet examen normalement consiste à une épreuve écrite sous forme de version à partir d’un texte latin originale de César, Cicéron ou un autre auteur classique, et une épreuve orale où on est interrogé sur la littérature et culture romaine.

(7)   Pour en savoir plus voir Stroh, W.: Le Latin est mort, vive le Latin !, p. 252 et 258.

(8)  Pour en savoir plus voir Stroh, W.: Le Latin est mort, vive le Latin !, p. 252-255: Dans Mein Kampf, par exemple, Hitler écrit: «  L’histoire romaine bien comprise dans ses très grandes lignes et l’idéal de la culture grecque dans sa beauté exemplaire, devraient servir au combat actuel, il y va de la défense d’une culture qui réunit en elle des millénaires d’histoire de la Grèce et de la Germanie.  »

(9)  Pour en savoir plus voir Stroh, W.: Le Latin est mort, vive le Latin !, p. 257-259.

(10) En fonction du système scolaire et de l’ordre de langues imposé par les Länder différents dont nous regarderons l’exemple bavarois, les élèves du Gymnasium majoritairement apprennent l’anglais comme première langue à partir de leur première année et peuvent choisir leur deuxième langue – la plupart du temps le choix est entre latin et français – à partir de la deuxième année. Les exceptions sont des Gymnasien humanistes qui prescrivent le latin à partir de la première année, l’anglais à partir de la deuxième et le grec à partir de la quatrième. À la fin de quatre ans de latin normalement on peut décider ou de s’en débarrasser pour le remplacer par une autre langue – souvent l’italien ou l’espagnol – ou de le garder encore un an. Après cette année on choisit les matières qu’on veut poursuivre jusqu’au baccalauréat. En somme il est possible d’étudier le latin entre quatre et huit ans.

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