Anthologie – Philodème de Gadara, Sur la Musique

13 septembre 2016
Texte :

Philodème de Gadara, Sur la Musique, Livre IV, tome 1, CUF, texte établi, traduit et annoté par Daniel Delattre.

LA PAPYROLOGIE D’HERCULANUM DES ORIGINES À NOS JOURS

C’est avec la découverte fortuite d’une impressionnante masse de rouleaux de papyrus dans une villa ensevelie, appelée pour cette raison « Maison des Papyrus », qu’est née au milieu du XVIIIe s. la science papyrologique. Et c’est avec leur ouverture et leur laborieux déchiffrement qu’elle s’est constituée peu à peu au cours du siècle suivant. Pourtant, force est de constater que, lorsqu’on parle aujourd’hui de papyrus, on songe aussitôt à l’Égypte, sinon à des textes écrits en hiératique ou en démotique, parce qu’à l’extrême fin du XIXe s. les Anglais B. P. Grenfell et A. S. Hunt ont découvert à Oxyrhynchos, en Égypte, un colossal gisement de papyrus (tant grecs que démotiques) assez bien conservés en général. Leur nombre considérable, leur état de conservation acceptable, dû à la chaleur sèche du sable du désert, et surtout la publication des innombrables volumes des Oxyrhynchus Papyri par les soins de l’« Egypt Exploration Fund (transformé en Society en 1920) » ‒ un siècle plus tard, l’édition de la masse des papyrus retrouvés n’est toujours pas achevée ! ‒ les ont rendus très célèbres, escamotant en même temps aux yeux du public l’origine campanienne des études papyrologiques. C’est donc à un véritable retour aux sources que nous invitons maintenant le lecteur, à qui nous tenterons de procurer une vue d’ensemble succincte de la papyrologie d’Herculanum, depuis les années 1750 jusqu’à l’aube du troisième millénaire.

La carbonisation de la bibliothèque d’Herculanum et sa redécouverte au XVIIIe s.

Effets de l’éruption du Vésuve sur les rouleaux de papyrus

Lors de l’éruption du Vésuve en 79 de notre ère, à la différence de ce qui s’est passé à Pompéi, à Herculanum les lapilli et les cendres brûlantes n’ont pas embrasé les habitations avant d’étouffer l’incendie sous leur amas considérable, mais il s’est échappé du volcan une gigantesque coulée de fange volcanique extrêmement chaude qui, en se déversant soudain dans la mer au bord de laquelle se trouvait la Villa des Pisons, a contribué à aggraver le violent raz-de-marée dû au séisme. Dans ces conditions, la carbonisation des volumina d’Herculanum est d’origine physico-chimique ; elle est due à la température brusquement très élevée (entre 300° et 320°, selon les expériences menées par Corrado Basile) des gaz mêlés de cendres qui ont enseveli brutalement la Villa des Pisons et toute l’agglomération voisine. Quant à la fange volcanique (ou lahar) qui, à la suite de l’éruption de gaz et de cendres, a recouvert alors Herculanum, elle est devenue en refroidissant une carapace aussi dure qu’épaisse, et a emprisonné les rouleaux (presque totalement) à l’abri de l’air, permettant ainsi leur parfaite conservation pendant dix-sept siècles. Mais avec la carbonisation, le papyrus ‒ de couleur claire à l’origine ‒ s’est coloré de façon souvent fort prononcée (certains rouleaux sont devenus noirs, la plupart marron plus ou moins foncé, sans que la teinte soit nécessairement uniforme à l’intérieur d’un même rouleau), tandis que la destruction spontanée de son composant cellulosique provoquait son durcissement, le rendant extrêmement friable. Enfin, sous l’effet de contraction dû à la perte d’eau, les spires des rouleaux se sont resserrées au point d’adhérer entre elles, en particulier sur l’extérieur, et de constituer pour la plupart d’entre eux une carapace impénétrable.

Ainsi, un miracle avait permis qu’une importante bibliothèque antique nous parvienne dans son intégralité (elle reste unique à ce jour) ; mais en même temps il allait se révéler rapidement très difficile, sinon impossible, d’ouvrir ces volumes pour prendre connaissance de leur contenu.

Musique, mariage et passion amoureuse

Par ailleurs, pour les mariages, ce sont à des bouchers et des pâtissiers à qui l’on fait traditionnellement appel, et ce sont les poèmes, et non la musique, qui dans les chants d’hyménée procuraient l’utilité dont il a parlé ‒ il existait également une brève cérémonie prémiciale accomplie par la famille, et qui se pratiquait chez certains, mais pas chez tous ‒ à ceux justement qui se mariaient, à l’exclusion de tous les autres, à condition, bien sûr, qu’on puisse dire justement du mariage que c’est vraiment un bien !

Mais en réalité, bien qu’on ait désormais renoncé, pour ainsi dire complètement aux épithalames, on ne saurait concéder que nous avons perdu quelque chose. Et de fait, loin que la passion amoureuse soit quelque chose de sacré, elle… , tout comme… <lacune de 1 ligne>.

[et] d’ailleurs, mon adversaire lui aussi l’a dit, elle est fondamentalement cause de trouble. De plus, les <effets> qu’il dit se produire, ce n’est pas la musique qui les accomplit, mais ils sont le fait des poèmes, et le désir amoureux ne trouve aucun secours dans la musique et la poésie ; au contraire, la plupart des objets alimentent son feu justement chez la plupart des gens ‒ et d’ailleurs, ce qui se produit, au dire de mon adversaire, chez les amoureux prouve aussi bien l’un que l’autre <de ces points> ‒ et, lorsque l’attention se concentre sur lui, <il est> même tout à fait [incurable].

Musique et deuils

Quant aux thrènes, assurément, il s’est trouvé que ce sont des poèmes, et qu’ils n’apportent absolument aucune guérison au chagrin, mais que, si parfois ils parviennent à le refouler, la plupart du temps ils l’avisent, étant donné que c’est justement là l’effet recherché par ceux qui les composent ; et que, loin que l’ordre et la bonne tenue soient dans ces [poèmes] un accompagnement nécessaire, c’est tout le contraire, car ils incitent au [débordement] sans même, assurément, que la musique ait à intervenir.

Musique, guerres et activités sportives

Autre point : de la contribution <de la musique> aux guerres on a souvent parlé dans ce qui précède, et l’on aura aussi [d’autres choses] à en dire contre d’autres philosophes.

Mais en ce qui concerne le genre des concours athlétiques, il n’est pas pratiqué par tout le monde ‒ or, ce que nous recherchons, nous, c’est une utilité commune, et non particulière ‒ ; et il n’offre plus rien du tout de bon ni ne reçoit aucune contribution de la trompette.

[Au contraire], c’est [désormais], à mon sens, d’autres savoir-faire, tout à fait vils et déshonorants, <que provient la contribution> ; quant à [la trompette, dans le cas de] ces concours précisément, elle… <lacune de 2 lignes> pour [les champions] des concours athlétiques, même si je reconnais qu’elle nous procure de l’agrément,

Musique, danse et pièces de théâtre : la musique donne des prétextes à la licence, surtout aux femmes.

précisément parce qu’avec la suppression de la danse dans les pièces de théâtre, nous n’avons rien perdu, puisqu’aucune danse, en vérité, ne contenait rien qui contribuât à la beauté et à la noblesse morales.

D’ailleurs, pour parler de la gent féminine, même si c’est pour elle que les poèmes étaient au premier chef composés, je suis tellement éloigné de penser que la musique présente pour elle une quelconque utilité supplémentaire en matière de noblesse morale, de tempérance et de décence, que ma conviction est que son enseignement est excessivement dangereux et peut être suspecté de fournir <aux femmes> parfois une incitation importante au dérèglement et au désordre dans la pratique du culte bachique (j’y reviendrai d’ailleurs un peu plus loin).

[...]

Le plaisir de la musique allège simplement la peine liée au travail : démystification du pouvoir légendaire d’Orphée

Toutefois, ce n’est pas parce que les mélodies mettent en mouvement et portent aux actions, que ceux qui fournissent la musique la mettent à disposition, ni que les travailleurs mènent alors à bien leur tâche, tandis que sans musique ils ont une capacité moindre ; mais la raison en est qu’ils ne prêtent pas attention à leur travail et l’exécutent d’un cœur plus léger, du fait que le plaisir vient s’y mêler. Et même si, dans notre refus d’admettre la légende selon laquelle Orphée aurait usé de sa capacité exceptionnelle à mêler sa voix à son jeu pour charmer les pierres et les arbres (c’est ainsi, [du moins], qu’aujourd’hui nous avons coutume de nous exprimer de façon hyperbolique),

nous nous le représentons, par analogie avec les aulètes qui sont sur les trières, ‒ comme <le fait> le stoïcien  à la tête d’une équipe d’ouvriers du bâtiment, c’est pour les raisons que nous venons de donner que nous le dirons, et non pour les motifs délirants allégués par mon adversaire.

[...]

La musique ne console pas non plus des chagrins d’amour.

Et assurément, la musique n’est pas non plus capable de consoler des chagrins d’amour ‒ une telle <consolation> est en effet du ressort de la seule raison ‒, mais elle procure une distraction et empêche d’y penser, au même titre que les jouissances sexuelles ou l’ivresse. Toutefois, que des poèmes <en soient capables>, s’il préfère, accordons-le, et aussi que Philoxène ‒ si c’est bien à cela que sa formule énigmatique renvoyait ‒ ne mentait pas totalement, ni Ménandre non plus, quand il disait malignement que « pour beaucoup de gens, elle entretient les feux <du désir amoureux> » parce qu’elle fournit des prétextes.