Anthologie - Contre l’inculte qui achète de nombreux livres

3 avril 2018
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Voici un extrait d'une oeuvre de Lucien de Samosate recommandée par Anne-Marie Ozanam dans l'entretien qu'elle nous a accordé la semaine dernière en marge de la parution de son édition des oeuvres complètes de Lucien. 

1. À vrai dire ce que tu fais en ce moment est le contraire de ce que tu cherches. Tu t’imagines que tu auras l’air, toi aussi, d’une personne cultivée si tu t’appliques à acheter les livres les plus beaux, mais ta tentative est un échec et devient, d’une certaine façon, la preuve de ton inculture. Et surtout tu n’achètes même pas les plus beaux livres : tu fais confiance aux gens qui louent n’importe quoi, tu es une aubaine pour ceux qui attribuent mensongèrement aux livres telle ou telle qualité, et la fortune assurée des libraires qui les vendent. Comment te serait-il possible de distinguer les livres anciens et précieux de ceux qui ne valent rien, et qui n’ont d’autre mérite que d’être moisis ? À moins que tu ne te fondes sur le fait qu’ils sont rongés et déchirés, et que pour les examiner, tu ne prennes les vers comme conseillers ! Quant à la précision et à l’exactitude de leur contenu, sur quels critères te fondes-tu ? Et que valent-ils ?

2. Je veux bien t’accorder que tu as choisi les ouvrages qu’ont copiés Callinos en cherchant la beauté ou l’illustre Atticos avec une extrême attention, mais à quoi te sert de les posséder, mon admirable ami, puisque tu n’as pas conscience de leur beauté et que tu n’en profiteras pas plus qu’un aveugle ne peut jouir de celle des jeunes garçons ? Certes tu as les yeux ouverts, tu vois les livres, et t’en repais jusqu’à satiété, par Zeus, tu lis même certains passages au pas de course, l’oeil devançant la bouche. Mais à mon avis c’est encore insuffisant, si tu ne connais pas les qualités et les défauts de chaque écrit, si tu ignores le sens général de l’ensemble, l’ordre correct des mots, les passages où l’auteur a respecté avec rigueur les justes règles, et ceux qui sont falsifiés, corrompus ou de mauvais aloi.

3. Mais quoi ? Diras-tu que sans avoir étudié, tu en sais autant que nous ? À moins peut-être que tu n’aies reçu des Muses une branche de laurier comme le célèbre berger ? Mais j’imagine que tu n’as jamais même entendu parler de l’Hélicon où les déesses, dit-on, passent leur temps. Jamais dans ton enfance tu n’as fait les mêmes études que nous, et la seule mention des Muses est sacrilège dans ta bouche. Elles n’auraient pas hésité à se montrer à un berger, un homme rude, velu, dont le corps révélait de fréquentes expositions au soleil. Mais d’un individu tel que toi (permets-moi, par la déesse du mont Lébanon de ne pas être plus explicite pour le moment), je sais bien qu’elles n’auraient jamais voulu ne serait-ce que s’approcher. Au lieu de te donner du laurier, c’est avec des branches de myrte ou des feuilles de mauve* qu’elles fouetteraient et chasseraient des individus comme toi, pour éviter qu’ils ne souillent les eaux de l’Olméios ou de l’Hippocrène que boivent des troupeaux assoiffés ou des bergers dont la bouche est pure. Sans doute, malgré ton impudence extrême et ta mâle assurance en de telles matières, tu n’oserais jamais prétendre que tu es cultivé, que tu t’es un jour soucié de fréquenter intimement les livres, qu’Untel a été ton maître ou que tu as suivi les cours de tel autre.

4. Le seul moyen par lequel tu espères à présent remédier à toutes ces lacunes, c’est d’acheter beaucoup de livres. Eh bien, en suivant ce raisonnement, tu peux bien collectionner et posséder les discours de Démosthène, tous ceux que l’orateur a écrits de sa propre main, tous ceux de Thucydide qu’on a retrouvés recopiés huit fois par Démosthène et en un mot, tous les livres que Sylla a envoyés d’Athènes en Italie : quel profit pourrais-tu en retirer pour ta culture, même si tu couchais et dormais dessus, si tu les collais tous ensemble et t’en faisais un manteau quand tu te déplaces ? Un singe reste un singe, comme dit le proverbe, même s’il a des médaillons en or. Tu as un livre à la main et tu lis sans cesse, mais si tu ne comprends pas un mot de ce que tu lis, tu es un âne qui remue les oreilles en écoutant la lyre.