Anthologie de Noël - L’ascension du mont Ventoux par Pétrarque

19 décembre 2017
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Aujourd'hui, La Vie des Classiques vous offre un extrait de chacune des quatre Bibliothèques idéales parues aux éditions Les Belles Lettres.

Parmi les nombreux livres qui trônaient dans sa bibliothèque, Pétrarque était particulièrement fier dʼun manuscrit complet des « lettres familières » de Cicéron. Enthousiasmé par la simplicité et lʼefficacité de son écriture, il chercha constamment à lʼimiter en écrivant lui-même tout au long de sa vie les lettres « familières », puis « de la vieillesse ». Le grand art de Cicéron était dʼévoquer pour un ami les moments les plus simples de la vie quotidienne, en abandonnant la pompe des discours officiels, dont il était le spécialiste incontesté. Cʼest donc une démonstration de style fluide et spontané — en apparence, bien sûr. Quel meilleur thème choisir pour un tel exercice que le récit dʼune promenade touristique ? Pétrarque a fait lʼexcursion du mont Ventoux en 1336 en compagnie de son frère. La lettre, adressée à son confesseur, a vraisemblablement été rédigée une quinzaine dʼannées plus tard, alors que son auteur était triomphalement rentré à Rome.

L’ascension du mont Ventoux

À Dionigi di Borgo San Sepolcro, de lʼordre de Saint-Augustin, professeur dʼÉcriture sainte, au sujet de ses propres soucis. Poussé seulement par le désir de visiter un lieu renommé pour son altitude, jʼai fait aujourdʼhui lʼascension de la plus haute montagne de la région, que lʼon appelle  avec raison le Mont Ventoux. Cʼétait une excursion à laquelle je pensais depuis de nombreuses années, car, comme tu le sais, jʼai habité depuis mon enfance en ces lieux, de par les vicissitudes imposées par le destin. Jʼai presque toujours devant les yeux cette montagne, que lʼon peut apercevoir de loin à la ronde. Me prit enfin le désir de faire ce à quoi je pensais chaque jour, surtout après avoir relu la veille dans lʼHistoire romaine de Tite Live, un passage sur lequel je tombai par hasard, où il est dit que le roi de Macédoine, Philippe, celui qui fit la guerre au peuple romain, escalada lʼHémus, une montagne de Thessalie, du sommet de laquelle il avait cru, conformément à la rumeur, quʼon pouvait apercevoir les deux mers, lʼAdriatique et le Pont-Euxin ; à tort ou à raison, je ne saurais le dire, car cette montagne est bien éloignée de notre coin de terre et les divergences dʼopinion entre les auteurs rendent la chose douteuse. Pour ne pas tous les passer en revue, sache que le géographe Pomponius Méla rapporte sans hésiter que cʼest la vérité. Tite Live pense que cʼest une fausse rumeur. Quant à moi, si je pouvais tenter aussi facilement lʼascension de cette montagne que de celle-ci, il y a longtemps que jʼaurais tranché la question.

Cependant, pour mettre de côté cette montagne et en venir à celle qui nous intéresse, ce quʼon ne reproche pas à un vieux roi, mʼa semblé excusable chez un jeune particulier. Mais lorsque je pensais au choix dʼun compagnon, cʼest étonnant à dire, mais presque personne de mes amis ne me semblait convenir parfaitement : tant est rare, même entre personnes qui se chérissent, la parfaite identité de volonté et de manières.

Celui-ci me semblait trop indolent, celui-là trop entreprenant, lʼun trop lent, lʼautre trop rapide, celui-ci trop triste, cet autre trop joyeux. Enfin lʼun trop étourdi, lʼautre trop prudent à mon goût. Je craignais le silence de celui-ci, la volubilité de celui-là, la pesanteur et lʼembonpoint de lʼun, la maigreur et la faiblesse de lʼautre. De lʼun me détournait la froide indifférence, de lʼautre la bouillante activité. Tous ces travers, même pénibles, sʼendurent à la maison — car lʼaffection endure tout et lʼamitié ne refuse aucun fardeau — mais ils deviennent plus pénibles en voyage.

Cʼest pourquoi mon esprit exigeant et avide dʼhonnête plaisir, regardait autour de lui, pesait tout sans porter offense à lʼamitié, et réprouvait en silence tout ce quʼil prévoyait devoir gâter son projet dʼexcursion. Quʼen penses-tu ? Je me tourne enfin vers lʼaide que je pouvais recevoir à la maison, et fais part de la situation à mon frère unique, mon cadet, que tu connais fort bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, tout charmé quʼil était de me tenir lieu dʼami en même temps que de frère.

[Les péripéties du voyage]

Au jour dit, nous quittâmes la maison et atteignîmes Malaucène en soirée. Cʼest un endroit situé au pied de la montagne, du côté nord. Nous y étant arrêtés une journée, cʼest aujourdʼhui enfin quʼavec chacun un serviteur nous avons commencé, non sans dʼénormes difficultés, lʼascension de la montagne : cʼest en effet une masse rocheuse très escarpée et presque inaccessible. Mais, comme lʼa dit si bien le poète :

Un travail acharné vient à bout de tout.

La longueur du jour, la douceur de lʼair, notre détermination, la vigueur et la souplesse de nos corps et dʼautres conditions du même genre, favorisaient notre marche. Seule la nature du lieu nous faisait obstacle. Nous rencontrâmes dans une petite vallée de la montagne un berger avancé en âge, qui sʼefforça avec force paroles de nous détourner de notre escalade, nous disant que, cinquante ans auparavant, pris de la même ardeur juvénile, il était monté jusquʼau sommet, et nʼen avait rapporté que regret et fatigue, le corps et les vêtements déchirés par les rochers et les ronces, et que jamais, soit avant soit après, il nʼavait entendu dire que dʼautres eussent osé une semblable aventure. Pendant quʼil sʼépoumonait, en nous — car les jeunes gens restent insensibles à tout conseil — la dissuasion du vieillard intensifiait le désir. Cʼest pourquoi, lorsquʼil sʼaperçut que ses efforts ne serviraient à rien, il sʼavança un peu entre les rochers et nous montra du doigt un sentier escarpé, tout en nous adressant de nombreux conseils et nous les répétant quand déjà nous étions loin de lui. Après lui avoir laissé vêtements et autres objets qui auraient pu nous embarrasser, nous ne pensons plus quʼà lʼescalade et continuons tout gaillards notre montée.

Mais, comme cʼest presque toujours le cas, à lʼeffort énorme que nous avions fourni succéda rapidement la fatigue. Nous nous arrêtâmes sur un rocher non loin de là. Puis, après nous être remis en marche, nous avançons, mais plus lentement. Moi, surtout, je suivais le sentier de montagne dʼun pas plus mesuré, tandis que mon frère, empruntant un raccourci qui suivait la crête, montait toujours plus haut. Moi, qui avais moins dʼénergie, je suivais les déclivités et, à mon frère qui mʼappelait et me montrait la route directe, je répondais que jʼespérais trouver de lʼautre côté un accès plus facile et que je ne redoutais pas de faire un plus long parcours pour avancer de façon plus régulière.

Cʼest de cette excuse que je couvrais ma paresse, et tandis que mes autres compagnons étaient déjà rendus bien haut, jʼerrais dans les vallées. Nulle part ailleurs ne se présentait un accès plus facile, mais la route devenait plus longue et mon effort inutile me fatiguait. Cependant, tout à fait ennuyé et regrettant les détours où je mʼembarrassais, je me décidai à me diriger directement vers le sommet et lorsque, épuisé et à bout de souffle, jʼeus rejoint mon frère qui mʼattendait et avait refait ses forces en sʼétendant un long moment, nous avançâmes quelque temps du même pas.

À peine avions-nous laissé cette colline, quʼoubliant les détours que je venais de faire, je  recommence à parcourir les endroits les moins escarpés et, en arpentant les vallées à la recherche de chemins plus longs mais plus faciles, je retombe dans de graves ennuis. Je cherchais à différer la fatigue de lʼescalade, mais la nature ne le cède pas à lʼingéniosité humaine, et il ne peut arriver quʼun corps atteigne les hauteurs en descendant. Bref, non sans provoquer les rires de mon frère, voilà ce qui, à mon grand dépit, mʼest arrivé trois fois et même davantage en lʼespace de quelques heures.

[Méditation morale et religieuse]

Cʼest ainsi que, plein de déception, je mʼassis dans une vallée. Et là, lʼagilité de la pensée me faisant passer des choses matérielles aux spirituelles, je me tenais à moi-même les propos suivants ou dʼautres de la sorte : « Ce dont tu as fait tant de fois lʼexpérience aujourdʼhui en  escaladant cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de gens dans leur montée vers la vie bienheureuse. Mais la raison pour laquelle les hommes ne sʼen aperçoivent pas aussi facilement, cʼest que les mouvements du corps sont visibles, ceux de lʼâme invisibles et cachés.

La vie, que nous appelons bienheureuse, est située dans un lieu élevé, et le chemin qui nous y conduit est étroit, comme on dit. Beaucoup de collines y pointent çà et là, et il nous faut marcher d’un noble pas de vertu en vertu. Au sommet se trouve la fin de tout et le terme de la route, but de notre voyage. Tous, nous voulons y parvenir, mais, comme le dit Ovide :

Vouloir est peu. Pour arriver au but, il faut que tu le désires.

Toi, sans aucun doute — si à ce sujet tu ne tʼabuses pas comme en bien dʼautres —, non seulement tu le veux, mais tu le désires même fortement. Quʼest-ce donc qui te retient ? Rien dʼautre évidemment, sinon le chemin qui emprunte les plaisirs terrestres et bas, chemin plus uni et, à première vue, plus facile. Cependant, lorsque tu auras beaucoup erré çà et là, il te faudra monter vers le sommet de la vie bienheureuse elle-même sous le poids dʼun effort que tu auras différé malencontreusement, ou tomber à cause de ton indolence dans les vallées de tes péchés. Et si — Dieu me préserve de ce présage ! — les ténèbres et lʼombre de la mort tʼy trouvent, il te faudra passer une nuit éternelle dans des tourments continuels ! »

Chose à peine croyable, ces pensées stimulèrent mon esprit et mon corps à accomplir le reste du chemin. Ah ! puissé-je faire avec mon âme ce voyage auquel jʼaspire nuit et jour, tout comme jʼai fait avec mes pieds le voyage dʼaujourdʼhui, après avoir enfin triomphé des difficultés ! Et je ne sais si le voyage que lʼâme agile et immortelle peut faire en un seul coup dʼoeil, sans changer de lieu, doit être beaucoup plus facile que celui qui doit être accompli dans une longue période de temps par le corps mortel, périssable et qui ploie sous le lourd fardeau de ses membres.

[Nostalgie de l’Italie et bilan de sa vie]

Il y a un sommet plus haut que tous les autres, que les montagnards appellent « Le Fils ». Pourquoi, je lʼignore, sauf que je pense quʼon lʼappelle ainsi par antiphrase, comme on le fait parfois. Il me semble en effet le père de toutes les montagnes du voisinage. Sur son sommet, il y a une petite surface plane, cʼest là quʼenfin nous nous assîmes, épuisés de fatigue. Et puisque tu as entendu les pensées qui me montaient à lʼesprit pendant mon ascension, écoutes-en dʼautres, cher père, et consacre une seule heure à lire mon aventure dʼun seul jour. Frappé par la légèreté du panorama, je demeurai dʼabord comme interdit. Je regarde autour de moi. Jʼavais les nuages à mes pieds. Cʼest maintenant que me semble moins incroyable ce que jʼavais lu et entendu dire de lʼAthos et de lʼOlympe, quand je le vois sur une montagne de moindre renommée.

Je porte ensuite mon regard vers lʼItalie, où penche davantage mon cœur. Les Alpes elles-mêmes, toutes gelées et couvertes de neige, que le cruel ennemi du nom romain a autrefois traversées en brisant les rochers avec du vinaigre, si nous devons en croire la tradition, me semblèrent près de moi, bien quʼelles soient à une grande distance dʼici. Je soupirai, je lʼavoue, après le ciel dʼItalie plus visible à mon esprit quʼà mes yeux, et sʼempara de moi le désir brûlant de revoir mon ami et ma patrie, tout en me reprochant dans un cas comme dans lʼautre une faiblesse indigne encore dʼun homme. Toutefois, dans les deux cas, je ne manquais pas dʼexcuses que me fournissaient des témoins autorisés. De nouvelles pensées sʼemparèrent de mon esprit et, des lieux, il se transporta dans le temps. Je me disais en effet à moi-même : « Il y a dix ans aujourdʼhui que tu as quitté Bologne, après avoir abandonné tes études de jeunesse ! Ô dieu immortel, ô sagesse immuable, que de nombreux et importants changements sont survenus en toi pendant ce temps ! Je saute une foule de détails, car je nʼai pas encore atteint le port, pour pouvoir me souvenir en toute tranquillité des tempêtes passées.

Viendra peut-être un temps où je pourrai repasser toutes mes actions dans lʼordre où elles se sont accomplies, après avoir dit ces paroles de ton cher Augustin : “Je veux reporter ma pensée vers mes turpitudes de jadis, vers les charnelles corruptions de mon âme. Non que je les aime, mais afin de tʼaimer, mon Dieu !” Il y a encore en moi beaucoup dʼincertitude et jʼen suis tourmenté. Ce que jʼavais coutume dʼaimer, je ne lʼaime plus.

Je mens : je lʼaime, mais avec moins dʼardeur. Voici que je mens encore : je lʼaime, mais avec plus de retenue, avec plus de tristesse. Jʼai enfin dit la vérité. Cʼest ainsi, jʼaime, mais ce que jʼaimerais ne pas aimer, ce que je désirerais détester. Jʼaime cependant, mais malgré moi, mais de force, mais dans la tristesse et dans les larmes. Et en moi, malheureux que je suis, je fais lʼexpérience de ce vers fameux :

Je haïrai, si je le puis, sinon j’aimerai malgré moi.

Trois ans ne sont pas encore passés depuis que cette volonté perverse et mauvaise, qui me possédait totalement et régnait totalement dans lʼintimité de mon cœur, en a rencontré une autre qui lui est rebelle et lui résiste. Entre elles, depuis un bon moment, a lieu dans lʼarène de mes pensées une lutte pénible et à lʼissue encore aujourdʼhui incertaine, pour la maîtrise des deux hommes qui sont en moi. » Cʼest ainsi que je méditais sur ces dix ans passés.

Puis, portant mes pensées vers lʼavenir, je me demandais à moi-même : « Sʼil tʼétait donné par hasard de prolonger ta vie éphémère durant deux lustres encore, et de tʼapprocher autant de la vertu durant ce temps que durant ces deux années, tu tʼes éloigné de ton arrogance première à cause du combat qui a opposé ta nouvelle volonté à lʼancienne, ne pourrais-tu pas alors, sinon avec certitude, du moins en gardant lʼespoir, affronter tranquillement la mort à quarante ans et ne pas te soucier de ce reste de vie qui sʼen va vers la vieillesse. »

Ce sont ces pensées et dʼautres semblables qui me traversaient lʼesprit, cher père. Je me réjouissais de mes progrès, je pleurais sur mes imperfections et mʼapitoyais sur lʼinstabilité commune à tous les actes humains. Il me semblait que jʼoubliais en quelque sorte où jʼétais venu, et pourquoi, et la façon dont jʼy étais parvenu, jusquʼau moment où, mettant de côté des pensées qui auraient été plus opportunes en un autre endroit, je me mis à regarder autour de moi et à voir ce pour quoi jʼétais venu — en effet, le soleil qui baissait déjà et lʼombre de la montagne qui grandissait mʼavaient comme sorti de mon sommeil et averti que le temps de partir approchait — et je me tournai pour regarder du côté de lʼoccident.

On ne peut de cet endroit apercevoir les Pyrénées, qui constituent la frontière entre la France et lʼEspagne, non pas à cause de quelque obstacle qui sʼy interpose, que je sache, mais à cause de la limite de la vue humaine. On pouvait voir très distinctement à droite les montagnes de la province de Lyon, à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, à une distance de quelques jours de route. Sous nos yeux se trouvait le Rhône lui-même.

[Méditation sur Augustin]

Et pendant que jʼadmirais tous ces endroits un à un, que tantôt me venaient à lʼesprit des pensées terrestres, tantôt jʼélevais mon esprit à lʼexemple de mon corps à des pensées plus hautes, il me sembla bon de jeter un oeil aux Confessions dʼAugustin, un présent que mʼavait fait ton amitié. Cʼest un livre quʼen souvenir de son auteur et de celui qui me lʼa donné je porte toujours sur moi et que jʼai toujours entre les mains. Cʼest un livre dʼun bien petit format, gros comme le poing, mais dʼune infinie douceur.

Je lʼouvre, pour y lire ce que jʼy rencontrerais. Que pouvais-je y rencontrer, qui ne fût plein de piété et de dévotion ? Par hasard me tomba sous les yeux le dixième livre. Mon frère, qui attendait de ma bouche une parole dʼAugustin, était tout oreilles. Jʼen prends à témoin Dieu et mon frère qui était présent, les premières paroles sur lesquelles je portai mes yeux furent celles-ci : « Dire que les hommes sʼen vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les plages sinueuses de lʼOcéan, les révolutions des astres, et quʼils ne font même pas attention à eux-mêmes ! »

Jʼen demeurai saisi dʼétonnement, je lʼavoue, et demandant à mon frère qui désirait écouter encore de ne pas me déranger, je fermai mon livre irrité contre moi de ce que jʼadmirais en ce moment même les choses terrestres, moi qui depuis longtemps aurais dû apprendre des philosophes païens quʼil nʼy a rien qui soit digne dʼadmiration en dehors de lʼâme, au regard de laquelle il nʼy a rien de grand. Bien satisfait désormais dʼavoir vu cette montagne, je tournai en moi-même les yeux de mon esprit et, à partir de ce moment, plus personne ne mʼentendit parler tant que nous ne fûmes pas parvenus en bas de la montagne. Ces paroles mʼavaient tenu suffisamment occupé dans mon silence.

Je ne pouvais me persuader que cela était arrivé par hasard, mais je pensais que ce que jʼavais lu avait été écrit pour moi et non pour un autre. Je me rappelais ce que le même Augustin avait pensé de lui-même autrefois, quant à la lecture du livre de lʼapôtre, comme il le rapporte, il rencontre d’abord ces paroles : « Ne vivez pas dans les festins, dans les excès de vin, ni dans les voluptés impudiques, ni dans les querelles et les jalousies, mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter la chair dans ses convoitises ! »

Cela était déjà arrivé auparavant à Antoine, ayant lu ces paroles de lʼévangile : « Si tu veux être parfait, va vendre tes biens, donne-les aux pauvres, puis viens et suis-moi, et tu auras un trésor dans le ciel ! » comme si elles avaient été écrites pour lui, comme le dit Athanase, son biographe, il prit pour lui lʼordre du Seigneur.

Et comme Antoine, après avoir entendu ces paroles, ne chercha pas autre chose, et comme Augustin, après avoir lu ce passage, ne continua pas plus loin sa lecture, cʼest ainsi que pour moi aussi toute ma lecture sʼarrêta aux quelques paroles que jʼai citées. Et je pensai en silence à quel point les mortels manquent de sagesse, eux qui négligent la plus noble partie dʼeux-mêmes, pour se disperser de tous côtés et sʼépuiser dans de vains spectacles, en cherchant au dehors ce quʼils pourraient trouver à lʼintérieur dʼeux-mêmes. Et jʼadmirai quelle serait la noblesse de notre âme, si elle ne sʼétait pas volontairement abâtardie pour sʼéloigner de son origine et nʼavait pas tourné à sa honte les dons que Dieu lui avait faits pour lʼélever.

Combien de fois, penses-tu, ce jour-là, me suis-je retourné sur le chemin du retour pour regarder le sommet de la montagne ! Cʼest à peine si elle mʼa semblé de la hauteur dʼune coudée en comparaison de la hauteur de la contemplation humaine, si toutefois on ne la plongeait pas dans la boue de la turpitude terrestre. Une autre pensée se présentait à moi à chaque pas : si je nʼai pas été ennuyé de tant suer et de tant peiner, pour faire approcher mon corps un peu plus près du ciel, quelle croix, quelle prison, quel tourment pourraient terrifier une âme qui sʼapproche de Dieu, en foulant aux pieds la cime orgueilleuse de lʼarrogance et le sort des mortels ? Et cette autre : combien sont-ils, ceux que la crainte de souffrir ou le désir de jouir ne détourne pas de cette route ? trop heureux celui-là, sʼil sʼen trouve un. De lui je penserais bien quʼa voulu parler le poète :

Heureux qui a pu connaître le principe des choses,

Qui a foulé aux pieds toutes les craintes, l’inexorable destin

Et tout le bruit fait autour de l’insatiable Achéron !

Oh, combien devons-nous nous donner de peine, non pour fouler sous nos pieds une terre plus haute, mais bien nos appétits qui proviennent dʼimpulsions terrestres ! En proie à ces mouvements de mon esprit agité, sans prêter attention aux pierres du chemin, je revins en pleine nuit à la cabane rustique dʼoù jʼétais parti avant le jour, et la pleine lune nous apportait dans notre marche un secours bienvenu.

Puis, pendant que les serviteurs sʼaffairaient à préparer le repas, je me suis retiré dans un coin de la maison pour tʼécrire cette lettre à la hâte et dʼun seul trait, de peur que, si je lʼavais remise à plus tard, mon désir de tʼécrire ne vînt à se refroidir, car mes sentiments auraient peut-être changé dans un autre endroit.

Vois donc, très cher père, à quel point je ne voudrais rien cacher à tes yeux, moi qui tʼouvre avec tant de soin non seulement ma vie entière, mais chacune de mes pensées. Prie Dieu, je te le demande, quʼelles se fixent un jour, elles qui sont depuis si longtemps indécises et instables, et que, après avoir été ballottées inutilement, elles se tournent vers ce qui est unique, bon, vrai, certain et stable.

Adieu

Malaucène, le 26 avril

Pétrarque, Lettres familières, IV, 1,

traduction du latin par Christophe Carraud et Frank La Brasca.