Anthologie magique : la citrouillification du divin Claude par Sénèque

31 octobre 2018
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A l'occasion d'Halloween, La Vie des Classiques vous offre quelques pages de l'anthologie Devenir dieux de Carlos Lévy dans la collection Signet.

Sénèque

Après la mort de Claude, le 13 octobre 54 de notre ère, un pamphlet commença de circuler anonymement à Rome. Sénèque, que cet empereur avait relégué pendant huit ans en Corse, en était l’auteur, à en croire Dion Cassius, mais aucun des manuscrits ne porte ni titre ni nom d’auteur. La signification même du mot Apocoloquintose fait problème si bien que le sens exact de cette « transformation en citrouille » demeure controversé. Dans cette satire qui n’épargne personne, les débats des dieux sont représentés sur le modèle des délibérations du Sénat.

UN DÉBAT ANIMÉ

« Puisque le Divin Claude est parent par le sang du Divin Auguste, et pareillement de la Divine Augusta, sa grand-mère, dont il a lui-même fait une déesse, qu’il surpasse de beaucoup tous les autres mortels en sagesse et qu’il importe à la république que Romulus ait quelqu’un qui l’aide à « avaler ses raves bouillantes », je propose que le Divin Claude soit déifié à dater de ce jour, avec tous les privilèges de ceux qui ont été le plus favorisés avant lui, et que cet événement soit ajouté aux Métamorphoses d’Ovide ». Les avis étaient partagés, mais Claude semblait l’emporter. Car Hercule, voyant que son fer chauffait, courait de-ci, courait de-là, et disait : « Ne me refuse pas, je tiens beaucoup à cette affaire ; quand tu auras besoin de quelque chose, je te rendrai la pareille : une main lave l’autre. »

Alors le Divin Auguste se leva, son tour de parole étant venu, et traita la question avec la plus grande éloquence : « Pères conscrits, vous m’êtes témoins que depuis mon apothéose je n’ai jamais dit un seul mot. Je ne m’occupe que de mes affaires. Mais je ne saurais dissimuler davantage, ni contenir plus longtemps une douleur que la honte rend encore plus vive. Est-ce pour en arriver là que j’ai rétabli la paix sur terre et sur mer ? Si j’ai réprimé les guerres civiles, si j’ai raffermi les lois de Rome, si je l’ai ornée de monuments, était-ce pour que… Je ne trouve pas de mots pour m’exprimer, pères conscrits ; toute parole est au-dessous de mon indignation. Tout ce que je puis faire est de reprendre ici l’expression si éloquente de Messala Corvinus : “Le pouvoir me fait honte.” Ce misérable, pères conscrits, qui vous paraît incapable de donner la chasse à une mouche, tuait les hommes avec autant de facilité que le chien sort du cornet[1]. Mais rappellerai-je le nombre et la qualité de ses victimes ? Je n’arrive plus à pleurer sur les désastres publics quand je considère les malheurs de ma famille. Aussi négligerai-je les uns et ne vous parlerai-je que des autres ; car *** [2] a beau ne pas savoir le grec, moi je le sais : γόνυ κνήμης ἔγγιον "[le genou est plus près que le mollet][3]. Le personnage que vous voyez, qui pendant tant d’années s’est caché sous mon nom, m’en a remercié en tuant deux Julies, mes petites-filles, l’une par le fer, l’autre par la faim, et un de mes arrière-petits-fils, L. Silanus : tu jugeras, Jupiter, si la cause était bonne ; c’était en tout cas la tienne, si tu veux être juste. Dis-moi, Divin Claude, comment as-tu pu condamner l’un quelconque de ceux et de celles que tu as fait mourir sans instruire leur procès, sans les entendre ? Où les choses se passent-elles ainsi ? Non pas au ciel, assurément. »

L’Apocoloquintose du divin Claude, IX, 5-X, 4

QUE FAIRE DE CLAUDE ?

Dis-nous seulement quelle sorte de dieu tu veux qu’on fasse de cet individu. On ne peut en faire *** [un dieu épicurien, qui n’éprouve lui-même aucun ennui et qui n’en cause à personne]. Un dieu stoïcien ? Comment pourrait-il être rond et, pour parler comme Varron, n’avoir ni tête ni prépuce ? Il y a pourtant en lui quelque chose du dieu stoïcien, je m’en aperçois maintenant : c’est qu’il est sans cœur ni tête. Quand il aurait, par Hercule ! sollicité cette faveur de Saturne, dont ce prince de Saturnales célébrait le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenue. Comment l’obtiendrait-il de Jupiter, qu’il condamna – autant qu’il dépendait de lui – pour inceste ? Car pour quelle cause, je vous prie, mit-il à mort son gendre Silanus ? Parce qu’ayant pour sœur la plus délicieuse fille du monde, qu’on appelait partout Vénus, il aima mieux l’appeler Junon.

L’Apocoloquintose du divin Claude, VIII, 1-2

 


[1]. Le chien est, dans le jeu de dés romain, le double as, autrement dit le plus mauvais coup possible.

[2]. Texte inintelligible.

[3]. Ce proverbe est mentionné par Aristote, L’Éthique à Nicomaque, IX, 8, 2 et repris par de nombreux auteurs après lui.