Anthologie magique - Platon et les illusionnistes

21 mai 2019
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Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre un inédit de Jacqueline de Romilly : un extrait d'une de ses quatre conférences prononcées à l’université de Harvard en 1974, publiées pour la première fois en français dans Magie et rhétorique en Grèce ancienne tout récemment paru aux Belles Lettres. 

Et pourtant, tout au long de son combat contre les sophistes, Platon retourne contre eux les comparaisons sur lesquelles Gorgias avait construit son éloge du discours. La comparaison avec la poésie se révèle alors dangereuse ; celle avec la magie, désastreuse ; et Platon prend un malin plaisir à y revenir constamment.
᾽Απάτη, l’illusion, est la finalité de la rhétorique. C’est aussi la finalité de la magie, quand le magicien invoque les fantômes et fait croire à des choses qui n’existent pas. Très clairement, c’est aussi le principe de la rhétorique : une antilogie – deux affirmations contradictoires – montre que dans une même réalité il est possible de voir tantôt une chose et tantôt une autre. Protagoras lui-même se vantait de rendre forte la thèse la plus faible et, inversement, de rendre faible la thèse la plus forte. Nous savons aussi (grâce à Plutarque, Périclès 8) que Thucydide, fils de Milésias, répondit au roi de Sparte Archidamos, qui l’interrogeait pour savoir qui était le meilleur lutteur de lui ou de Périclès : « Quand je l’ai terrassé à la lutte, il soutient qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte en persuadant les assistants. » C’est une illusion. Pour y voir la vraie nature de la magie, un mot d’explication est nécessaire car une telle vue n’est possible que dans un contexte où la magie s’est séparée de la religion. Peut-être les critiques de la religion avaient-elles anéanti la magie sacrée, mais la vie était encore trop incertaine pour que ne subsiste pas une forme retorse de sorcellerie. La crédulité survit en général à la dévotion : au ive siècle, nous n’avons plus trace de procès pour impiété, mais sont attestés des procès pour sorcellerie, drogues et poisons, incantations et pratique irrégulière de cultes immoraux. Les magiciens pouvaient faire l’objet de poursuites. Cette dégradation de ce que nous avons appelé la magie sacrée apparaît clairement dans l’étude menée par Walter Burkert sur le mot γόης. Burkert explique pourquoi la notion de magie en est venue à être utilisée dans un sens péjoratif pour désigner toute pratique trompeuse. Ce sens apparaît déjà dans le traité hippocratique sur La Maladie sacrée (2) – où la magie est opposée à la religion et à la piété – et devient fréquent au ive siècle. Dans le Gorgias, Calliclès, évoquant les lois de la cité qui tentent de briser les ambitions, selon lui, des plus forts, les qualifie de γράµµατα καὶ µαγγανεύµατα καὶ ἐπῳδάς [484a : formules écrites, sortilèges et incantations]. De la même manière, lorsque dans l’Hippias mineur Achille est condamné comme un menteur, ce sont les mots γόης καὶ ἐπίβουλος [371a : charlatan et imposteur] qui sont utilisés. Démosthène aussi est accusé par son rival d’être un imposteur, un γόης. Les nouveaux magiciens sont des imposteurs.

"Platon et les illusionnistes", in Magie et rhétorique en Grèce ancienne, p. 58-60.