Anthologie - Salamine vue par Eschyle

2 janvier 2019
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Eschyle était à la bataille de Salamine et voici comment il imagine que la victoire grecque a été ressentie par les Perses. 

LA REINE. – Hélas ! j’apprends là des malheurs sans fond, opprobres de la Perse, matière à sanglots aigus. Mais reviens en arrière et dis-moi combien de vaisseaux comptaient donc les Grecs, pour qu’ils aient songé à engager la lutte contre l’armée des Perses et à provoquer la mêlée des trières.
LE MESSAGER. – S’il ne se fût agi que du nombre, sache que le Barbare aurait triomphé ; car, pour les Grecs, le chiffre de leurs bâtiments était environ 10 fois 30; 10 en outre formaient réserve à part. Xerxès, au contraire, je le sais, conduisait une flotte de 1 000 vaisseaux, sans compter les croiseurs de vitesse, au nombre de 207. Telle était la proportion: la trouves-tu à notre désavantage ? Non: c’est un dieu dès lors qui nous a détruit notre armée, en faisant de la chance des parts trop inégales dans les plateaux de la balance ! Les dieux protègent la ville de Pallas.
LA REINE. – Athènes est donc encore intacte ?
LE MESSAGER. – La cité qui garde ses hommes possède le plus sûr rempart.
LA REINE. – Mais quel fut, pour les flottes, le signal de l’attaque ? Dis-moi qui entama la lutte : les Grecs ? ; ou mon fils, s’assurant au nombre de ses vaisseaux ?
LE MESSAGER. – Ce qui commença, maîtresse, toute notre infortune, ce fut un génie vengeur, un dieu méchant, surgi je ne sais d’où. Un Grec vint en effet de l’armée athénienne dire à ton fils Xerxès que, sitôt tombées les ténèbres de la sombre nuit, les Grecs n’attendraient pas davantage et, se précipitant sur les bancs de leurs nefs, chercheraient leur salut, chacun de son côté, dans une fuite furtive. À peine l’eut-il entendu, que, sans soupçonner là une ruse de Grec ni la jalousie des dieux, Xerxès à tous ses chefs d’escadre declare ceci : quand le soleil aura cessé d’échauffer la terre de ses rayons et que l’ombre aura pris possession de l’éther sacré, ils disposeront le gros de leurs navires sur trois rangs, pour garder les issues et les passes grondantes, tandis que d’autres, l’enveloppant, bloqueront l’île d’Ajax ; car, si les Grecs échappent à la mâle mort et trouvent sur la mer une voie d’évasion furtive, tous auront la tête tranchée : ainsi en ordonne le Roi. Un coeur trop confiant lui dictait tous ces mots : il ignorait l’avenir que lui ménageaient les dieux ! Eux, sans désordre, l’âme docile, préparent leur repas ; chaque marin lie sa rame au tolet qui la soutiendra ; et, à l’heure où s’est éteinte la clarté du jour et où se lève la nuit, tous les maîtres de rame montent dans leurs vaisseaux, ainsi que tous les hommes d’armes. D’un banc à l’autre, on s’encourage sur chaque vaisseau long. Chacun vogue à son rang, et, la nuit entière, les chefs de la flotte font croiser toute l’armée navale. La nuit se passe, sans que la flotte grecque tente de sortie furtive. Mais, quand le jour aux blancs coursiers épand sa clarté sur la terre, voici que, sonore, une clameur s’élève du côté des Grecs, modulée comme un hymne, cependant que l’écho des rochers de l’île en répète l’éclat. Et la terreur alors saisit tous les Barbares, déçus dans leur attente ; car ce n’était pas pour fuir que les Grecs entonnaient ce péan solennel, mais bien pour marcher au combat, pleins de valeureuse assurance ; et les appels de la trompette embrasaient toute leur ligne. Aussitôt les rames bruyantes, tombant avec ensemble, frappent l’eau profonde en cadence, et tous bientôt apparaissent en pleine vue. L’aile droite, alignée, marchait la première, en bon ordre. Puis la flotte entière se dégage et s’avance, et l’on pouvait alors entendre, tout proche, un immense appel :
– Allez, enfants des Grecs, délivrez la patrie, délivrez vos enfants et vos femmes, les sanctuaires des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux : c’est la lutte suprême !

Les Perses, 332 sq.