Anthologie sicilienne

5 juillet 2016
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Claudien – Œuvres – Tome I : Le Rapt de Proserpine

Texte établi et traduit par Jean-Louis Charlet (CUF, troisième tirage, Les Belles Lettres 2012)

Livre I

Alors se mêleront la lumière du ciel et l’ombre de l’Averne. »

À peine avait-il dit, déjà le messager touchait les astres.

Le père avait entendu le message. En lui-même il médite,

Passant d’une intention à l’autre : quelle femme suivra un tel époux

Et, à la place du soleil, voudra des retraites du Styx ?

Il s’interroge, et il arrête enfin une décision ferme.

Déesse de l’Etna, Cérès voyait dans sa verdeur

Sa fille chérie et unique, seul enfant donné par Lucine :

Après ses premières couches, son sein s’arrêta, épuisé.

Bien que stérile, pourtant elle se dresse plus haut que toute mère :

Proserpine compense l’infériorité du nombre.

Elle la choie, elle la suit : la mère au regard torve n’entoure pas

Plus tendrement le veau dont le sabot ne foule pas encor les prés,

Qui n’a pas courbé en croissant les fraîches pousses de son front.

Sa fille avait grandi, et sa virginité, dans la plénitude de l’âge,

S’approchait déjà de l’hymen ; déjà la flamme nuptiale

Alarme sa jeune pudeur ; au vœu se mêle un tremblement de crainte.

Ses prétendants font retentir la Cour : Mars et Phébus pour elle

S’affrontent ; l’un gagne par le bouclier, l’autre l’emporte par son arc.

Mars offre le Rhodope, Phébus fait cadeau d’Amyclées,

Délos et Claros, son foyer. Rivales, Junon et Latone

La veulent chacune pour bru. Cérès la blonde a dédaigné

Ces deux partis : craignant un rapt (aveugle, hélas ! sur l’avenir)

Elle quitte l’éther et relègue sa fille sur les rivages de Sicile :

La nature du lieu lui inspire confiance.

Jadis la Trinacrie

Faisait partie de l’Italie, mais les vagues marines

Ont modifié son site. Nérée, victorieux, a brisé ses limites

Et baigne de ses flots les deux monts qu’il a séparés ;

Une faible étendue sépare ces terres parentes.

La nature à présent l’oppose à la mer avec ses trois pointes,

L’ayant ravie au sol qui lui fut joint ; d’ici, le cap de Pachynum

Avance ses rochers pour rejeter les fureurs ioniennes.

De là, aboie la Thétis des Gétules ; elle dresse pour frapper

Les bras de Lilybée. De là, indignée d’être retenue,

La rage tyrrhénienne ébranle l’obstacle du Pélore.

En son milieu s’étend l’Etna aux roches calcinées,

L’Etna qui jamais ne taira le triomphe sur les Géants,

Sépulcre brûlé d’Encélade, qui, enchaîné, le dos meurtri,

Exhale de sa plaie brûlante un soufre inépuisable ;

Et chaque fois que sa nuque rebelle repousse ce fardeau,

Sur son flanc gauche ou droit, l’île à sa base est alors arrachée,

Les villes, ébranlées chancellent avec leurs remparts.

Les sommets de l’Etna, l’œil seul peut les connaître :

On ne peut aller les toucher.  Tout le reste est couvert

De frondaisons : mais nul paysan ne foule sa cime.

Tantôt il pousse les nuages qu’il fait naître, souille le jour

En le chargeant d’une nuée de poix ; tantôt il harcèle les astres

De terribles poussées, et nourrit l’incendie à son propre dommage.

Mais bien qu’il bouillonne et déborde d’un excès de chaleur,

Il sait garder sa foi à la neige tout comme aux cendres :

La glace se durcit, à l’abri d’une telle ardeur,

Défendue par un gel secret ; d’une fumée loyale,

La flamme lèche, inoffensive, les frimas qui la touchent.

Quelles balistes font tournoyer ces blocs ? Quelle force amoncelle

Ces cavernes de rocs ? De quelle source court le feu de Vulcain ?

Soit que le vent furieux, élancé çà et là contre les verrous clos,

Heurte sur son passage les fentes des rochers

En cherchant son chemin, qu’il réclame sa liberté

Et de ses souffles vagabonds ravage des grottes friables ;

Soit qu’infiltrée aux flancs de cette montagne de soufre,

La mer, sous sa pression, s’embrase er projette ces masses.

            Lorsque, pour la sauver, la mère si fidèle a caché là

Sa fille, elle gagne sans crainte ses Pénates phrygiens,

Rejoint Cybèle tourelée, guidant les membres sinueux

De ses dragons : ceux-ci impriment un trait vif à travers la nuée

Et imprègnent leur mors de venins adoucis :

Une crête couvre leur front et leur dos moucheté est peint

De taches vertes ; l’or étincelle et brille au milieu des écailles.

Tantôt leurs spires traversent les Zéphyrs ; tantôt leur vol

S’abaisse et ils rasent les champs. Dans la poussière blanche,

La roue glisse et féconde la terre sillonnée : l’ornière

Blondit d’épis ; la moisson qui se lève cache ses traces ;

Le blé qui l’accompagne tapisse son chemin. Déjà l’Etna s’éloigne,

Toute la Trinacrie décroit à son regard qui fuit.

Ah ! que de fois, présageant son malheur, elle a souillé ses joues

De larmes avortées ! Que de fois elle a retourné les yeux

Vers le palais, en s’exprimant ainsi : « Adieu, terre chérie

Qu’au ciel j’ai préférée : je te confie et la joie de mon sang,    -----------

Livre II

Les premiers rayons d’un jour pur n’ont pas encore frappé,

Les flots ioniens : un feu tressaille au tremblement de l’onde ;

Des flammes jouent çà et là sur l’azur.

Et déjà Proserpine, d’un cœur hardi — la tromperie de Dioné

Lui fait oublier sa mère fidèle — gagne les humides bocages :

Ainsi l’ont ordonné les Parques ! Trois fois, annonce prophétique,

La porte a grincé sur ses gonds ; trois fois l’Etna, qui sait

Le destin, poussa une plainte, avec d’horribles grondements.

Pourtant, aucun prodige, aucun présage ne peut la retenir :

D’un même pas, ses trois sœurs l’accompagnent.

            Mise en joie par sa ruse et complice d’un si grand vœu,

Vénus s’avance la première. Son cœur songe au rapt à venir :

Elle est prête à fléchir le rigide chaos, à soumettre Pluton

Et mener les Mânes esclaves dans un triomphe grandiose.

L’aiguille d’Idalie a partagé sa chevelure

Qui ondule en boucles distinctes ; une agrafe de pierreries,

Qui a fait suer son mari, attache son manteau de pourpre.

Derrière elle s’élancent la blanche reine du Lycée parrhasien

Et celle dont la lance garde les citadelles de Pandion,

Toutes deux vierges : l’une, âpre aux funestes combats ;

Et l’autre redoutable aux fauves. Sur son casque de feu,

Tritonia porte ciselé un Typhon dont le buste a péri, mais dont

Le bas du corps s’anime : à moitié mort, à moitié survivant ;

Sa haste au fer terrible se dresse au milieu des nuages,

Telle un tronc d’arbre ; et seul le cou strident

De la Gorgone est voilé par un pan de son brillant manteau.

Mais Trivia a un air doux, bien des traits de son frère :

On croirait les joues de Phébus, le regard de Phébus ;

Le sexe seul les différenciait. Ses bras nus resplendissent ;

À la brise légère elle avait jeté çà et là

Ses cheveux indociles. Son arc est détendu :

Le nerf prend du repos ; ses flèches pendent sur son dos.

Sa robe gortynienne à double ceinture se fronce,

Tombe jusqu’aux genoux, dans le mouvement du tissu, voici Délos

La mouvante, entraînée par la mer dorée qui l’entoure.

            Au milieu d’elles, la fille de Cérès, maintenant gloire de sa mère

Et bientôt sa douleur, marche d’un pas égal sur le gazon.

Inférieure ni par la taille ni par la majesté, elle pourrait passer

Ou pour Pallas, avec un bouclier, ou pour Phoebé, avec des flèches.

Les plis de sa robe sont noués ensemble par un jaspe poli.

Jamais peigne ingénieux n’a obtenu de résultat

D’un art aussi parfait ; nul fil ne fut ainsi en harmonie

Avec la trame, ni n’a tracé des images si vraies.

On voyait naître le Soleil avec la semence d’Hypérion,

La lune également, mais avec des traits différents :

Les guides de l’aurore et de la nuit. Téthys offre un berceau

Et console sur sa poitrine les enfants haletants :

Les nourrissons vermeils font rayonner son sein d’azur.

De son bras droit, elle porte Titan sans force,

À l’éclat encor faible et sans son grand panache aux vigoureux

rayons : il est représenté plus doux, en son tout premier âge,

et crache en vagissant des flammes bien légères.

À gauche la sœur boit les libations de son sein de cristal,

Et un petit croissant marque ses tempes.

Ainsi éclatait sa parure.

            Elle s’avance, accompagnée par des Naïades

Qui de chaque côté l’escortent de leur troupe alliée :

Celles qui, ô Crinise, peuplent tes sources, le Pantagias

Qui coule des rochers, et le Géla, qui donna son nom à la ville ;

Et celles que nourrissent la paresseuse Camérine aux eaux

marécageuses, les liqueurs d’Aréthuse ou Alphée l’étranger ;

Au-dessus de toute la troupe domine Cyané.

Ainsi bondit le bel escadron d’Amazones, qui dépose ses peltes

Quand Hippolyte la virile, ayant ruiné le sol arctique,

Ramène des combats ses bataillons au teint de neige,

Qu’elles aient écrasé le Gète aux cheveux blonds ou bien brisé

Le Tanaïs glacé par la hache du Thermodon.

Ainsi en Méonie, les nymphes que nourrit l’Hermus

Apportent à Bacchus les honneurs rituels ; elles parcourent,

Ruisselant d’or, les rives de leur père ; et, joyeux en sa grotte,

Le fleuve généreux incline son urne où l’eau déborde.

            L’Etna qui enfante les fleurs, d’une hauteur herbeuse,

Avait vu le groupe divin ; il appelle Zéphyre

Assis au creux d’une vallée : « ô père aimable du printemps,

Qui règnes toujours sur mes prés en t’y promenant à ta guise,

Dont l’haleine sans cesse humecte l’année de rosée,

Regarde la troupe des nymphes, la descendance altière du Tonnant,

Qui daigne s’amuser à travers ma campagne.

À présent viens m’aider, je t’en prie ; à présent, accepte de couvrir

De bourgeons toute branche, afin que le fertile Hybla

Me porte envie et ne nie pas la défaite de ses jardins.

Toutes les senteurs de l’encens tiré des bois de Panchaïe,

Tous les charmes lointains de l’Hydaspe odorant

Tout ce qu’au bout du monde assemble l’Oiseau au grand âge

Quand il cherche à recommencer le siècle de ses vœux,

Répands-les en mes veines. D’un souffle généreux viens réchauffer

Mes champs : rends moi digne d’être cueilli par ces pouces divins.

Et donne aux déesses l’envie de se parer de mes guirlandes ! »

            Il avait dit. Le vent secoue ses ailes, humides d’un nouveau

Nectar, et il ensemence la glèbe d’une rosée féconde ;

Là où il vole, il est suivi d’un rouge printanier. Partout le sol

Se gonfle d’herbe ; la voûte du ciel s’éclaircit.

Il imprègne la rose d’une splendeur de sang, le vaciet de noir ;

Et d’un bleu délicat, il peint la violette.

Quels baudriers des Parthes, destinés à ceindre les rois,

Sont nuancés de tant de gemmes ? Quelles toisons

Sont si bien teintes par les riches écumes du chaudron assyrien ?

Elles ne sont pas telles, les ailes déployées par l’oiseau de Junon,

Ni les mille couleurs de l’arc-en-ciel changeant

Quand il couronne l’averse commençante et que la ligne courbe

De son chemin aqueux verdoie entre les nues qu’il vient de séparer.

La lieu par sa beauté surpasse encor les fleurs : une plaine arrondie

Légèrement renflée s’élève en pente douce et finit en colline.

Des sources, jaillissant d’une roche vive poreuse,

Viennent lécher en ruisseaux vagabonds le gazon couvert de rosée.

Un bois, par la fraîcheur des branches, tempère les feux du soleil ;

En plein été, il revendique être en hiver :

Sapin apte à la mer, cornouiller commode à la guerre,

Et chêne, ami de Jupiter, cyprès pour couvrir les tombeaux,

Yeuse chargée de miel, laurier qui connaît l’avenir.

Le buis à cime épaisse ici laisse flotter ses boucles ;

Le lierre ici serpente ; le pampre ici recouvre les ormeaux.

Non loin de là s’étale un lac, nommé Pergus par les Sicanes.

Il est bordé de bois, ceinture de feuillage

Qui assombrit son onde proche ; au large il laisse pénétrer

Tous les regards des yeux, et son eau, largement ouverte,

Conduit la vue sans heurt dessous les flots limpides,

Révèle les profonds secrets de son abîme transparent.

(La troupe s’y élance, heureuse parmi les champs fleuris.)

            Cythérée invite à cueillir : « Allez-y maintenant, mes sœurs,

Tandis que l’air transpire avant les rayons du matin,

Que mon étoile Lucifer humecte les champs blonds,

Sur son cheval qui répand la rosée. » À ces mots, elle cueille

Les marques de son sang. Alors le reste de la troupe a envahi

Les pâturages diaprés : on croirait voir fondre un essaim

Qui veut ravir le thym du mont Hybla, quand les rois lèvent

Leur camp de cire, et que l’armée qui fait le miel, abandonnant

Le ventre creux d’un hêtre, bourdonne autour des plantes préférées.

Les prés sont dépouillés de leur parure : aux sombres violettes

L’une mêle des lys ; l’autre est parée de tendres marjolaines.

L’une marche étoilée de roses, et l’autre blanche de troënes.

Et toi aussi, qui portes les signes des pleurs, triste hyacinthe,

Avec Narcisse, elles te fauchent : aujourd’hui floraisons

Illustres du printemps, jadis, garçons hors pair. Tu naquis, toi,

À Amyclée, et lui, l’Hélicon l’engendra ; un disque égaré te frappa,

Lui fut trompé par l’amour d’une source ; toi, le Délien te pleure

Émoussant ses rayons, et lui, Céphise, en brisant ses roseaux.

            Plus que tout autre, l’unique espoir de la déesse des moissons

Bouillonne d’une ardeur avide de cueillir : tantôt elle remplis

De dépouilles agrestes ses riantes corbeilles d’osier tressé ;

Tantôt elle assemble des fleurs, et se couronne, l’ignorante :

Fatal présage nuptial ! Même la maîtresse des armes

Et des trompettes détend alors à ces tâches légères

Le dextre qui bouscule les puissants bataillons et qui arrache

Portes solides et remparts ; elle pose sa lance,

Et adoucit son casque avec d’inhabituelles guirlandes.

Son cimier de fer s’éjouit : l’effroi martial a disparu ;

Son aigrette à un air printanier pacifie ses éclairs.

Et quant à celle dont la meute piste à l’odeur sur le Parthénius,

Sans dédaigner ces chœurs, elle n’a voulu retenir

La liberté de ses cheveux qu’en y posant une couronne.

Or voici qu’au milieu de ces jeux virginaux

Soudain éclate un grondement ; les tours se heurtent ;

Ébranlées en leurs fondements, les cités penchent puis s’écroulent.

La cause en est cachée et seule la Paphienne a reconnu

Ce fracas ambigu ; mais sa joie est mêlée de crainte et de terreur.

Et déjà le Maître des âmes, par des détours obscurs,

Cherchait une route sous terre. Ses lourds chevaux foulaient

Encélade et ses cris : les roues déchirent ses membres monstrueux ;

La nuque écrasée, le géant peine à porter

Et la Sicanie et Pluton ; il tente de bouger,

Trop faible, et ses serpents s’épuisent à entraver l’essieu ;

Une ornière fumante sillonne son dos sulfureux.

Comme un soldat s’avance, inaperçu, vers l’ennemi

Sans défiance, et, sous les fondations minées du camp,

Par un chemin secret franchit les murs fermés ;

La troupe jaillit victorieuse dans la place surprise,

Tels les Fils de la terre : ainsi le tiers héritier de Saturne,

D’une bride incertaine cherche une traverse cachée,

Désireux de surgir dans le domaine de son frère.

Nulle porte ne s’ouvre : partout s’opposaient les rochers

Qui le bloquaient ; ils retenaient le dieu de leur assemblage serré.

Mais lui s’indigne et, sans supporter ces retards, frappe les rocs

De son énorme sceptre. Les grottes de Sicile ont résonné

Et Lipari se trouble ; Mulciber stupéfait abandonna sa forge ;

Le cyclope, tremblant, laissa tomber ses foudres.

Et ils ont entendu, ceux que les Alpes enchaînent de leurs glaces,

Celui qui nage en toi, Tibre non encor ceint des trophées des Latins,

Celui qui sur le Pô lance et mène à la rame un esquif en bois d’aune.

            Ainsi, quand le Pénée stagnait, qu’un marais fermé par les roches

Tenait la Thessalie et empêchait de cultiver

Les terres inondées, la triple pointe de Neptune

Ébranla les monts opposés ; alors, blessé d’un coup puissant,

Le sommet de l’Ossa se sépara de l’Olympe glacé ;

Les eaux de leur prison s’échappent et se fraient un passage :

Le fleuve est rendu à la mer, et la terre aux fermiers.

            Dès lors que, vaincue par son bras, la Trinacrie a dénoué

Ses liens serrés, ouverte largement en une fente immense,

Soudain paraît au ciel l’effroi : les astres ont changé

Leurs chemins établis. L’Ourse se baigne en des flots interdits ;

La peur fait se hâter le Bouvier paresseux ;

Orion tremble, Atlas pâlit d’entendre ainsi hennir.

Une haleine d’une autre teinte obscurcit l’axe rutilant ;

Ce monde effraya les chevaux accoutumés à se repaître

D’une longue ténèbre : stupéfaits par un ciel meilleur,

Ils rongent leur frein, ils hésitent ; ils luttent, timon de travers,

Pour revenir, pour retourner au chaos redoutable.

Mais aussitôt qu’ils ont senti les coups, l’aiguillon sur leur croupe,

Qu’ils ont appris à supporter le jour, ils se ruent avec plus de fougue

Qu’un torrent hivernal, plus de rapidité qu’un javelot lancé :

Le trait du Parthe n’est point tel, ni l’élan de l’Auster ;

Ni la pointe de l’âme inquiète ne court çà et là si légère.

Leur mors est chaud de sang, leur souffle mortel corrompt l’air

Et les cendres s’imprègnent et se souillent de leur écume.

            Les nymphes de s’enfuir ; et Proserpine, enlevée sur le char,

Implore les déesses. Déjà Pallas dévoile la tête de Gorgone,

Délie se hâte et tend son trait, sans céder à leur oncle :

Leur commune virginité les stimule au combat ;

Elle aggrave le crime du ravisseur sauvage ;

Lui, tel un lion qui a pris une génisse, honneur du parc

Et du troupeau, qui de sa griffe a percé les entrailles

Mises à nu, et assouvi sa rage sur tous les membres,

Et qui, debout, souillé d’un sang épais, secoue les nœuds

De sa crinière, en méprisant la vaine colère des pâtres.

« Dompteur d’un peuple inerte, le pire des trois frères, »

Lui dit Pallas, laquelle de tes Euménides t’a poussé de son aiguillon

Ou de sa torche impie ? Pourquoi quittes-tu ton séjour

Pour oser profaner le ciel avec ton quadrige infernal ?

Tu as les difformes Dirées, tu as les autres divinités du Léthé,

Tu as les funestes Furies, comme épouses dignes de toi.

Quitte les états de ton frère, laisse la part d’un autre,

Contente-toi de ta nuit, et va-t-en ! Pourquoi mêles-tu à la vie

La mort ? Et pourquoi, étranger, foules-tu notre monde ? »

En criant ainsi, elle frappe, de son bouclier menaçant,

Les coursiers qui veulent passer, oppose la barrière

De son écu, les presse et fait siffler les hydres de Gorgone,

Les couvre en tendant son cimier ; son javelot de frêne

Est levé pour frapper et vient illuminer le char obscur

Et il était presque envoyé si Jupiter, du sommet de l’éther,

N’avait lancé un foudre rougeoyant aux ailes pacifiques :

Il s’affirme beau-père. Par les nuées béantes

L’hyménée tonne et les flammes témoins confirment le mariage.

À contre-cœur les déesses cédèrent. La fille de Latone

Retint son arc en gémissant et ajouta ces mots :

« Ah, souviens-toi ! Adieu pour bien longtemps ! Le respect dû

À notre père nous a empêchées de t’aider : nous ne pouvons

Contre lui te défendre. Oui, nous sommes vaincues par un pouvoir

Plus grand. Ton père conjure ta perte : tu es livrée au peuple

Du silence ; hélas ! tu ne verras plus tes sœurs qui t’aiment

Ni les chœurs de ton âge. Quel sort t’a arrachée

Au monde supérieur, en condamnant les astres à un tel deuil ?

Je n’aurai plus plaisir à tendre mes filets dans les fourrés

Du Parthénius, ni à porter carquois. Que partout et sans risque

Le sanglier écume ; que les lions cruels impunément rugissent.

Les sommets du Taygète, le Ménale, privés de chasse

Te pleureront, et le Cynthe affligé prendra longtemps ton deuil.

Même le temple de mon frère à Delphes se taira. »

            Un char ailé emporte entre-temps Proserpine,

Cheveux épars dans le Notus. Elle meurtrit de coups

Ses bras et fait éclater jusqu’aux nues de vaines plaintes :

« Père, pourquoi n’as-tu pas lancé contre moi les traits forgés

Par les mains des Cyclopes ? Me livrer ainsi aux ombres cruelles,

Me repousser ainsi du monde entier, c’est toi qui l’as voulu ?

N’es-tu fléchi par aucune affection ? Ne reste-t-il rien

Du cœur d’un père ? Par quel crime ai-je suscité une telle colère ?

Quand un désordre impétueux poussait Phlégra à la folie,

Je n’ai pas levé l’étendard contre les dieux ; c’est sans mon aide

Que l’Ossa glacé a porté les frimas de l’Olympe. 

Qu’ai-je tenté d’impie ? De quelle faute ai-je été la complice 

Pour être chassée en exil, au gouffre effrayant de l’Érèbe ?

Heureuses toutes celles que d’autres ravisseurs ont enlevées :

Au moins jouissent-elles de la lumière à tous commune !

Tandis qu’à moi on refuse à la fois le ciel et la virginité.

Avec le jour on m’arrache l’honneur ; j’abandonne la terre,

On m’emmène captive pour servir le tyran du Styx.

O fleurs aimées pour mon malheur, conseils dédaignées de ma mère !

O artifices de Vénus que j’ai compris trop tard !

Hélas, ma mère ! soit que dans les vallées phrygiennes de l’Ida

L’horrible buis résonne autour de toi du chant de Mygdonie,

Soit que, séjournant au Dindyme où hurlent les Galles sanglants,

Tu tournes ton regard vers les épées nues des Curètes,

Porte secours à ma détresse ; arrête un furieux,

Retiens les rênes infernales d’un brigand menaçant ! »

            Le farouche Pluton est vaincu par ces mots et par ces pleurs

Qui l’embellissent : il a senti les soupirs du premier amour.

Le voici qui, de son manteau foncé, essuie ses larmes,

Et d’une voix douce console sa cuisante douleur :

« N’accable plus ton âme, ô Proserpine, de funestes soucis

Ni de peurs vaines : tu recevras un sceptre plus puissant

Sans supporter les feux d’un mari indigne de toi.

Je suis fils de Saturne ; la machine du monde

Me sert, et mon pouvoir s’étend parmi l’immensité du vide.

Ne pense pas avoir perdu le jour : nous avons d’autres astres,

Nous avons d’autres globes,  et tu verras une clarté plus pure,

Tu admireras plus le soleil des Champs-Élysées

Et ses habitants vertueux. Là vit la race la plus précieuse,

Celle de l’âge d’or ; nous possédons toujours ce que là haut

On n’a mérité qu’une fois. Et il n’y manque pas pour toi

La douceur des prairies. Sous de meilleurs Zéphyres,

Là embaument des fleurs que n’a pas portées ton Etna.

Sous l’ombrage des bois, il est même un arbre précieux

Qui courbe ses brillants rameaux à la verdure de métal :

Je te le donne et te le consacre : l’automne pour toi sera opulent

Et ses fruits fauves t’enrichiront sans cesse.

Mais c’est là peu : tout ce qu’embrasse l’air limpide,

Tout ce que la terre nourrit, tout ce que balaie la plaine marine,

Ce que roulent les fleuves, ce qu’ont engraissé les marais

Céderont à ton sceptre, comme tout animal soumis

À la sphère lunaire, septième cercle qui entoure les airs,

Séparant les choses mortelles des constellations éternelles.

Dessous tes pieds viendront les rois qui s’habillaient de pourpre,

Dépouillés de leur luxe, mêlés à la foule des pauvres :

Car la mort égalise tout. Tu condamneras les coupables,

Tu donneras aux juste le repos ; c’est toi qui, juge, forceras

Les criminels à avouer les forfaits commis en leur vie.

Avec le gouffre du Léthé, reçois les Parques pour servantes :

Et que le destin soit toutes tes volontés. » Sur ce il encourage

Ses chevaux triomphants et entre adouci au Tartare.

            Les âmes se rassemblent, aussi nombreuses que les feuilles

Que l’Auster le plus violent arrache aux arbres, les gouttes qu’il amasse

Dans les nuées, les flots qu’il brise, les grains de sable qu’il fait tourner.

Toutes les générations en rangs serrés se précipitent

Pour voir la mariée si distinguée. Bientôt Pluton s’avance,

D’un air serein : il se laisse adoucir et sourit aisément,

Car il n’est plus le même. À l’entrée de ses maîtres, le Phlégéton

Se dresse, immense : de sa barbe hérissée ruissellent

Des flots de feu, et de tout son visage coulent des incendies.

De ce peuple choisi des serviteurs s’empressent d’accourir :

Les uns ramènent le grand char, défont le mors,

Dirigent les coursiers aux prés accoutumés : ils l’ont bien mérité.

Les autres tiennent des tentures ; d’autres recouvrent de rameaux

Le seuil, et dressent dans la chambre des étoffes brodées.

Les matrones de l’Élysée en chaste file entourent

Leur reine et allègent ses craintes par de douces paroles ;

Elles renouent sa chevelure éparse et posent sur sa face

Le voile flamboyant qui couvrira sa pudeur inquiète.

            Le pays de la pâleur est en lisse, les nations ensevelies

Exultent ; les ombres s’adonnent au banquet de noces ;

Les Mânes couronnées s’attardent à ce festin exquis.

Le ténébreux silence est déchiré par des chants insolites

Et les gémissements s’apaisent. De lui-même l’Érèbe

Devient moins sale et laisse dissiper son éternelle nuit.

Le sort ne roule plus, douteux, dans l’urne de Minos ;

Aucun fouet ne claque, et le Tartare impie respire

Sans frémir de douleur : les châtiments sont différés.

La roue rapide n’emporte plus Ixion suspendu ;

L’onde jalouse n’est plu soustraite aux lèvres de Tantale :

Car Ixion est détaché, et Tantale trouve de l’eau.

Et Tityos redresse enfin ses membres étendus,

Il ne recouvre plus neuf arpents de terre souillée :

Qu’il était grand ! Laboureur paresseux de son flanc ténébreux,

Le vautour malgré lui est arraché à sa poitrine lasse ;

Il se plaint que pour lui ne poussent plus les fibres qu’il a arrachées.

Oubliant et leurs crimes et leurs fureurs si redoutées,

Les Euménides préparent le cratère et abreuvent de vin

Leurs féroces cheveux : leur menace fléchit, leur chant suave

Étire vers les coupes pleines leurs cérastes complices ;

Et pour la fête leurs torches s’allument d’un feu nouveau.

Oiseaux, vous franchîtes alors sans danger le flot pacifié

De l’Averne pestilentiel et l’Amsanctus retint

Son souffle : le torrent s’arrêta et le gouffre se tut.

On dit que l’Achéron changea alors ses tourbillons :

Pour la première fois, sa source se gonfla de lait ; et l’on rapporte

Que, verdoyant de lierre, le Cocyte roula les délices de Lyéus.

Lachésis ne rompt plus nos fils ; nul cri de lamentation

Ne vient troubler les chœurs sacrés. La mort ne rode plus

Sur terre, et les parents ne pleurent plus sur les bûchers :

La mer ne tue plus le marin, ni l’épieu le soldat ;

Les villes sont prospères, exemptées du trépas funèbre.

Le vieux portier a voilé de roseaux sont front hirsute

Et il rame en chantant, dans une barque vide.

            Déjà l’Hespérus infernal s’était avancé dans son monde ;

On conduit la vierge à la chambre. La Nuit, debout près d’elle,

Préside, en robe constellée, l’hymen ; elle touche le lit,

Fécond présage : elle consacre une union éternelle.

Les justes chantent d’allégresse : à la cour de Pluton

Ils commencent ainsi leur nuit de félicitations :

« Notre Junon puissante, et toi, à la fois fils et gendre

Du Tonnant, apprenez à partager l’union dans le sommeil ;

Que mutuellement vos bras enlacent l’objet de vos vœux.

Déjà se lève une lignée comblée ; déjà la Nature en lisse

Attend ces dieux futurs. Donnez au monde de nouvelles divinités,

Et offrez à Cérès les petits-enfants qu’elle attend. »