Entretien - Alexandre Grandazzi

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Alexandre Grandazzi est professeur de littérature latine et de civilisation romaine à Sorbonne Université, dont il dirige l'ufr de Latin. Il a été le disciple de Pierre Grimal, qui préfaça son premier livre, La Fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, paru en 1991 aux Belles Lettres.

1° Comment vous présenter? Historien? Professeur ? Archéologue?

Votre question repose sur la conviction que le savoir peut se diviser en compartiments bien distincts les uns des autres, bien délimités et qui ne se confondent pas : mais, ce que montre précisément l’étude de l’Antiquité, c’est que les différentes approches – littéraire, historique, archéologique, et aussi anthropologique – doivent être menées complémentairement si on veut avoir une petite chance de saisir toute la richesse et la complexité des textes antiques. Personnellement, étant, de par ma profession, en charge d’enseignements de langue et littérature latines, je suis d’abord un professeur ; techniquement, je suis aussi un philologue, c’est-à-dire quelqu’un qui étudie des textes anciens, avec l’objectif de les restituer dans leur état et leurs significations d’origine, en les interprétant dans leur contexte d’époque. Mais comme ces textes, en tout cas ceux auxquels je m’intéresse prioritairement, sont des textes à sujet historique, pour lesquels il s’agit d’évaluer la validité de leur contenu, je suis aussi un historien : à partir de ces textes, et en les prenant au minimum comme éléments de comparaison, j’essaie de comprendre et d’expliquer  ce qui a pu se passer, mais aussi ce qui a pu se penser à propos de tel événement ou de telle tradition, légendaire ou mythique. Comme je m’intéresse beaucoup à la question des origines de Rome, pour laquelle n’existe aucun texte contemporain des temps où se situent ces origines, l’archéologie est pour moi une source majeure d’information et de réflexion. Or il y a deux types d’archéologues : ceux qui œuvrent sur le terrain, qui font ou dirigent eux-mêmes des fouilles, et ceux qui recherchent dans les bibliothèques et les réserves des musées toutes espèces de documents – descriptions de découvertes anciennes ; rapports de fouilles, qu’ils aient été publiés ou non –  permettant la restitution d’un site. Le grand historien italien de l’art antique, Ranuccio Bianchi Bandinelli, appelait les seconds  des « archéologues de papier », appellation qui, pour lui, n’était nullement péjorative puisqu’il s’y reconnaissait lui-même. Eh bien, je dirais que j’appartiens à cette catégorie : lorsque j’explorais le lointain passé du Latium albain, il m’est ainsi arrivé – expérience fascinante ! – d’identifier des sites archéologiques restés jusque-là inconnus, et ce uniquement suite à l’exploration de vieilles archives, redécouvertes en bibliothèque... J’observe d’ailleurs que les possibilités offertes à ce type de recherches se trouvent décuplées par la diffusion des nouvelles technologies de la connaissance : les documents de papier des temps jadis sont souvent stockés, désormais, sur des bases de données électroniques. C’est ainsi que, pour faire l’histoire topographique de la ville de Rome, le recours aux résultats de l’archéologie m’a, de nouveau, été indispensable. Au fond, ce que j’ai découvert, tout au long de ces patientes enquêtes, c’est que, entre l’archéologie et les textes, la différence n’est pas celle qu’on croit : qu’est-ce que la philologie, après tout, si ce n’est l’archéologie des textes ? Et qu’est-ce que l’archéologie, sinon la philologie des pierres et du terrain ?    

2° Quelles ont été les rencontres, de chair ou de papier, déterminantes? Quel est le premier texte d’historien latin que vous avez traduit? Quelles ont été vos impressions?

La rencontre la plus déterminante, sans aucun doute, fut celle avec Pierre Grimal. Si je suis devenu spécialiste de la Rome antique, c’est parce que, étudiant cherchant encore ma voie, j’avais suivi les cours de Grimal, dont la supériorité intellectuelle, mais aussi la personnalité rayonnante, étaient impressionnantes. Grimal, que j’avais choisi comme directeur de mon Mémoire de Maîtrise (comme on disait alors) et qui dirigea ensuite ma thèse, me conseilla d’aller voir aussi Jacques Heurgon, déjà à la retraite depuis plusieurs années. Heurgon avait été le maître et l’ami d’Albert Camus : il était aussi savant que bienveillant, d’une finesse de jugement et d’une culture absolument remarquables. Mais je n’oublie pas non plus Fernand Robert, qui me proposa, alors que je n’étais encore qu’en deuxième année de licence, de devenir secrétaire général des jeunes Budé ! Ce qui allait me faire rencontrer souvent, dès cette époque, une certaine Jacqueline de Romilly. Quant au premier vrai texte d’historien latin que j’aie eu à traduire, je crois qu’il était de César, que j’étais en quatrième, et que je n’avais pas trouvé cela facile du tout ! Mais attention, si ces rencontres se sont, finalement, avérées déterminantes, ç’a été surtout a posteriori, car la vérité, c’est que j’ai longtemps hésité entre des voies très différentes.

3° Comment vous est venue votre passion pour l’histoire? Et pour l’histoire antique?

Je crois que j’ai toujours eu, disons, le sentiment esthétique (car c’est d’abord d’esthétique qu’il s’agit) du passé. Disons que si, comme l’écrit Renan, « la vraie admiration est historique », c’est le désir de comprendre l’admiration que je pouvais ressentir en voyant tel monument, en lisant telle œuvre, en écoutant telle musique, qui m’a conduit vers l’histoire. Puis, si je suis venu finalement vers l’Antiquité, après avoir été très tenté par la période moderne (XVII-XIXèmes siècles), c’est en raison de mon goût pour le latin et sa merveilleuse littérature, à la fois ancrée dans une réalité historique forte, mais dotée en même temps d’une espèce de sceau d’éternité. Et, de ce point de vue, les enjeux de l’histoire romaine m’ont toujours semblé autrement plus importants  que ceux de l’histoire grecque, un peu enlisée dans des horizons et des conflits trop locaux.   

4° A quelle occasion êtes-vous allé à Rome pour la première fois? Racontez. Combien de fois y êtes-vous retourné depuis? Quel en est votre plus beau souvenir?

Je crois que ma première visite à Rome s’est faite en famille, alors que j’étais adolescent. Je ne puis compter combien de fois j’y suis retourné depuis : songez que j’y ai vécu trois années durant, et que, spécialiste des origines de Rome, précisément, les occasions d’y revenir ne m’ont pas manqué ! Mais, finalement, je n’y vais plus très souvent : d’une certaine manière, même en vivant à Paris, je suis souvent, mentalement, à Rome, plus, il est vrai, dans la Rome antique que dans celle d’aujourd’hui, que, pourtant, j’apprécie beaucoup !   

5° Dans vos études, brillantes, vous êtes passé par l’Ecole française de Rome. Quelle expérience, personnelle et intellectuelle, en avez-vous retiré?

Pour être très franc avec vous : une grande déception, au début du moins ! Venant d’un établissement situé rue d’Ulm, où j’avais eu les maîtres que j’ai évoqués, où je croisais et pouvais à l’occasion en entendre beaucoup d’autres tout aussi prestigieux, le contraste était indiscutable. Mais, ce qui me manquait le plus, c’était mes conversations et mes amitiés avec mes condisciples parisiens, qui suivaient chacun des parcours et des projets très différents : diversité et curiosité intellectuelles tous azimuts que je ne retrouvais pas à Rome. Je m’en suis consolé en entreprenant, avec mon épouse, la visite systématique de tous les sites archéologiques possibles, à Rome, bien sûr, mais aussi dans toute l’Italie centrale et méridionale, sur les routes de laquelle nous partions en voiture chaque fin de semaine.   

6° vos livres renouvellent l’approche de l’histoire romaine: pourquoi avec Rome, faut-il faire l’histoire autrement?

C’est, ou ce devrait être, une absolue nécessité, ne serait-ce que parce que  vous n’êtes jamais le premier à aborder le sujet dont vous traitez : la plupart sont, d’une manière ou d’une autre, étudiés depuis des décennies, voire des siècles ! Donc, si vous voulez ne pas travailler pour rien, il faut faire du neuf. Pour cela, il faut à la fois connaître ce qui s’est fait, et transformer cette connaissance – ce qui, soit dit en passant, suppose une bonne fréquentation de la production savante du premier XIXème siècle allemand, dont la recherche française croit trop souvent pouvoir se passer –  en instrument pour une nouvelle approche : d’où la nécessité de ce qu’on appelle l’historiographie, c’est-à-dire l’étude de l’érudition du passé. C’est là un domaine qui m’a toujours beaucoup attiré, et que j’ai découvert grâce aux travaux, aussi érudits qu’intelligents (l’alliance des deux qualités n’est pas aussi fréquente qu’on pourrait l’espérer…), d’Arnaldo Momigliano. Pour l’exploration des origines de Rome, domaine dans lequel les sources primaires sont aussi rares que les interprétations proposées depuis le XVIIIème siècle sont surabondantes, il est indispensable à la fois de connaître ces interprétations mais aussi de pouvoir les remettre en question. C’est pourquoi   j’ai donné une place centrale à la dimension historiographique dans ma Fondation de Rome qui est, comme son sous-titre l’indique, « une réflexion sur l’histoire ». Et, finalement, cette dimension historiographique, c’est-à-dire réflexive, je crois vraiment qu’elle doit être présente dans tout travail de type historique ou philologique. J’essaie également de ne pas m’arrêter aux frontières traditionnelles entre les différentes disciplines. Le décloisonnement scientifique est pour moi une absolue nécessité : littérature et histoire, bien sûr, mais aussi histoire et géographie, voire géologie quand besoin est, et encore linguistique, anthropologie, histoire des religions, mythographie : tout doit être mis à contribution si on veut faire du neuf. Donc, pour répondre à votre question, je dirais qu’avec Rome, il faut faire autrement, car, sinon, vous refaites ce qui a déjà été fait, et vous n’intéressez personne.  

7 ° Votre dernier ouvrage (Urbs, des origines à la mort d'Auguste, 2017), qui a reçu le prix Chateaubriand, est une biographie de Rome : pourquoi avoir choisi ce type de récit? Est-ce que cela est propre à cette ville ou d’autres pourraient être concernées?

Dans le grand désamour qui caractérise l’attitude de l’opinion du grand public cultivé vis-à-vis de l’Antiquité en général et de Rome en particulier, les spécialistes que nous sommes ont, à mon avis, une lourde part de responsabilité ! Si on veut que le public revienne vers l’Antiquité, on doit lui en donner la possibilité, et non chercher à l’impressionner en cherchant à lui montrer combien nous sommes savants et intelligents ou  par le recours à un jargon qui ne satisfait que ceux qui l’emploient ! Choisir le mode de la narration, c’était pour moi le moyen de créer et de soutenir, page après page, l’intérêt du lecteur, ce qui voulait dire : transformer les rapports de fouille des archéologues modernes et les données éparses fournies par les textes antiques en éléments fusionnés d’un récit continu. Mettre ce récit au présent m’a permis  de restituer toute la part d’incertitude qui affecte le déroulement des événements au moment où ils se produisent.

Maintenant, Rome est-elle la seule ville où les événements de l’histoire se sont traduits en autant de monuments, et où les monuments ont été, à chaque fois, autant d’événements ? Non, sans doute et cette réciprocité exista aussi dans d’autres capitales, antiques ou pas : mais c’est à Rome, et à Rome seulement, que cette interdépendance a atteint une telle ampleur et une telle durée.

8° Quelles sont les grandes étapes de cette vie ? Racontez-nous, par exemple, sa naissance.

Naissance, commencement, début, fondation : je crois qu’il faut se méfier de ces termes, dont l’emploi risque d’égarer la réflexion. Pour un être humain, la naissance est un événement  localisable et datable précisément ; mais elle suppose une gestation, laquelle implique aussi la rencontre et l’union des parents. Transposée à la vie d’une ville comme Rome, l’image ne fait sens que si vous distinguez, là aussi, les processus s’inscrivant dans une durée au moins relative, et l’événement ponctuel, la césure, que vous considérerez comme marquant le début de l’organisme urbain et qui est l’étape que la tradition antique a considéré comme la fondation même de Rome. Or on ne peut pas raconter la naissance de Rome sans parler de sa gestation, qui dura plusieurs siècles : la longue durée et l’événement ne s’excluent pas, mais se complètent, l’une étant la condition préalable et indispensable pour que l’autre puisse advenir. La naissance de Rome, c’est cette métamorphose de son hypercentre par laquelle, en l’espace d’une génération  tout au plus, le site, au milieu du VIIIème siècle avant J.-C., se dote d’une muraille, d’un sanctuaire communautaire, d’une place publique et sans doute d’un nom. La longue durée c’est celle d’une gestation qui avait commencé presque huit siècles auparavant…Nous savons aujourd’hui que cette étape du VIIIème s. n’était certes pas la première, contrairement à ce que disait la légende romaine. Mais nous savons aussi que ce fut une métamorphose décisive, un saut qualitatif sans précédent : en ce sens, une véritable naissance. Quelles furent, par la suite, les grandes étapes de la vie de Rome ? La construction d’une muraille continue, au milieu du VIème siècle av. n. ère ; l’affichage des lois dites des XII Tables, au milieu du siècle suivant ; la grande modernisation des infrastructures opérée au IIème siècle av. J.-C. ; la véritable guerre édilitaire que se livrèrent les protagonistes des guerres civiles ; enfin, la grandiose transformation poursuivie pendant un demi-siècle par Auguste : telles furent les principales étapes de cette grandiose histoire humaine et urbaine.    

9° Si Rome est une personne, cela veut-il dire qu’elle va mourir?  En êtes-vous (toujours) amoureux?

Oui, bien sûr, mais elle est déjà morte : la Rome dont nous parlons n’existe plus depuis bien longtemps. Elle aurait pu ne pas être, elle a été,  mais elle n’est plus ! Cependant, elle survit dans notre imaginaire, dans notre volonté de découverte et de savoir ! Et de cette Rome-là, je suis et je reste amoureux : oui, plus que jamais !

10° S’il ne fallait en garder qu’une seule image, laquelle serait-elle?

Difficile pour moi de répondre : vous me demandez de choisir une photo, là où je proposerais plutôt un film… Mais, enfin, et sans chercher l’originalité à tout prix, je dirais que l’image des ruines du Forum – par laquelle je commence mon livre, me mettant en scène en train de les contempler – est sans doute celle qui reste pour moi la plus suggestive : « il dépend de celui qui passe que je sois tombe ou trésor », fait dire le poète Valéry au fronton du Musée de l’Homme à Paris. Eh bien, il dépend de chacun de nous que la Rome antique ne soit pas le tombeau des siècles, mais bien un trésor pour nous et pour tous nos contemporains !

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