A l'occasion de la parution des Œuvres de Clémence Ramnoux, voici un entretien exclusif avec les responsables scientifiques de l'édition : Rossella Saetta Cottonne et Alexandre Marcinkowski.
AM : La belle préface que lui a consacrée Rossella Saetta Cottone le montre bien. Elle appartient à cette génération de femmes qui, après la Première Guerre mondiale, accède aux études supérieures. Clémence Ramnoux entre à ENS en 1927 où elle est classée 9e. Elle fut une des « Trois Glorieuses » à y parvenir cette année-là comme se souvient Jacques Roubaud, l’une étant sa mère (Suzanne Molino), l’autre Simone Pétrement. Quatre ans après, la jeune femme, devient agrégée de philosophie et va soutenir une thèse en philosophie antique à la fin des années cinquante. Un début de parcours exceptionnel pour cette helléniste issue d’une famille bourgeoise de Touraine.
Clémence Ramnoux occupe une place à la fois prééminente et discrète dans la pensée contemporaine, pourquoi ?
RSC : Les raisons sont nombreuses, j’en évoquerai trois. Le domaine de recherche auquel Clémence Ramnoux a consacré ses études de façon presque exclusive, celui des études présocratiques, a été investi en France par deux tendances interprétatives opposées, illustrées par de nombreux travaux de part et d’autre : celle d’inspiration heidegerienne, qui lit les présocratiques comme les précurseurs d’une expérience originaire de l’être, tout en proposant d’en récupérer la pensée dans le cadre d’une refondation de l’ontologie ; et celle des philologues de l’ « école de Lille », qui propose une reconstruction de la lettre des fragments de ces penseurs et vise à en dégager le sens. Dans ce contexte, le travail de Clémence Ramnoux occupe une place à part, à la fois par la méthode ‘hybride’ (je vais y revenir) et par le questionnement qui a animé sa recherche, le centre de ses intérêts étant le processus de transformation qui mène de la pensée religieuse à l’œuvre dans les cosmo-théogonies archaïques aux débuts de la pensée rationnelle. Elle même a pu indiquer la filiation nietzschéenne de sa recherche, qui s’est attachée à définir les relations souvent polémiques entre la pensée naissante et la tradition dont elle se détache. Or, son originalité de son travail n’a pas toujours été reconnue, et on a pu, selon les cas, soit s’y référer soit le rejeter, toujours au nom de positions qui n’étaient pas exactement les siennes. En effet, Clémence Ramnoux a eu recours à une méthode de recherche novatrice, qui tient de l’histoire des religions, de la philologie, de la philosophe et de la psychanalyse, et qui met en question les pratiques académiques dominantes à son époque, marquées comme elles l’étaient par un cloisonnement disciplinaire strict, opposant études philosophiques et études religieuses et anthropologiques, études littéraires et études philosophiques. L’école de Jean-Pierre Vernant en était à ses débuts, et d’ailleurs Vernant lui-même a pu être nourri par les travaux de Clémence Ramnoux sur la naissance de la pensée rationnelle, comme le montrent certaines notes de l’auteur. Enfin, comme Alexandre Marcinkowski vient de le rappeler, Clémence Ramnoux a évolué dans un monde où la place sociale des femmes était très limitée. Même si, à partir des années Trente, quand elle effectue sa formation, le pourcentage des femmes admises dans l’enseignement supérieur augmente de façon considérable, à cette époque les parcours d’excellence et la recherche scientifique demeurent largement réservés aux hommes. Dans ce contexte, Clémence Ramnoux se distingue doublement : non seulement elle est une femme, mais en plus elle choisit de consacrer sa vie au travail et à la recherche, sans fonder de famille.
Quelles rencontres, de chair et de papier ont marqué sa formation ?
AM : Il est indéniable que l’œuvre de Georges Dumézil a marqué son parcours dans un premier temps, notamment lorsqu’elle suivait ses cours sur le comparatisme indo-européen à l’EPHE. Puis, en 1955, sa rencontre aux Etats-Unis avec Harold Cherniss, universitaire qui a révolutionné l’étude des présocratiques en mettant en question la validité du témoignage aristotélicien pour la reconstruction de ces penseurs. C’est au reste Cherniss qui lui parlera des travaux des savants allemands qu’il avait côtoyé lors de ses études à Göttingen, tels Hermann Fränkel, Werner Jaeger ou Ulrich. von Wilamowitz-Moellendorff dont Cherniss avait quitté les cours au moment de ses prises de positions publiques en faveur du national-socialisme. Un troisième maître à penser, plus surprenant, se dégage. C’est Gaston Bachelard. Du père de l’épistémologie historique, Ramnoux retiendra sa réflexion sur l’imagination poétique des matières, en appliquant à la Nuit ce qu’il avait voulu faire pour le feu, l’air, l’eau et la terre (cf. « Entretien sur Héraclite » vol. II). Il y en a bien d’autres et l’on pourrait citer Jean-Pierre Vernant qu’elle fréquentait au séminaire de Pierre-Maxime Schuhl, l’historien de la philosophie antique. C’est d’ailleurs Clémence Ramnoux qui a fait découvrir à Vernant des penseurs comme Bruno Snell.
Philologue autant que philosophe, quelle voix a-t-elle choisi ?
RSC : Comme votre question le suggère, Ramnoux n’a pas choisi entre les deux voies, mais elle les a intégrées dans une démarche complexe, qui implique également le recours à l’histoire des religions et à la psychanalyse. Je voudrais insister sur l’importance, pour sa formation, de la psychanalyse, qui a des retombées significatives sur deux aspects de son travail : sa conception des mots, dont le rapport avec l’inconscient, à l’échelle de l’individu et à celle de la culture, n’est jamais oublié ; et sa manière d’appréhender la religion comme phénomène anthropologique mobile, qui porte les traces d’un inconscient collectif à l’œuvre. Sans aucun doute le Moïse de Freud a dû marquer durablement Ramnoux, qui lui a consacré une étude. Elle s’est intéressée également à l’une des premières expressions du monothéisme, ou hénothéisme, en Grèce, celle qui est liée au nom de Xénophane
Comment a-t-elle articulé la philologie et la philosophie ? Lequel précède l’autre ?
RSC : Il est difficile de répondre à cette question. Helléniste de formation, ses premières lectures des poètes et des sages de la Grèce antique ont été nourries par un questionnement de type philosophique, portant sur le passage de la pensée des anciens théologiens comme Hésiode à celle des premiers sages, et plus largement sur la relation problématique de la pensée archaïque avec sa culture. Je voudrais ajouter que son approche des auteurs grecs n’est pas à proprement parler « philologique », dans la mesure où il ne s’agit pas pour elle d’établir des textes par le recours aux instruments de la critique textuelle mise au point par les savants allemands du XIX siècle, ni non plus de reconstruire leur sens et leur visée propre à travers l’étude de la syntaxe, suivant une démarche plus proprement herméneutique. Ramnoux choisit la sémantique structurale et l’étude des noms des dieux, en adaptant la méthode d’analyse des textes de la religion indo-européenne mise au point par son maître Dumézil. Elle s’intéresse au vocabulaire des premiers penseurs : aux spécificités morphologiques des mots, à leur matière grammaticale, et aux jeux d’oppositions qui structurent leur composition. Elle étudie l’évolution des discours de sagesse comme l’oracle ou l’énigme, en montrant comment Héraclite, Empédocle ou les poètes tragiques ont pu se les approprier pour en faire l’instrument et la matière même de leur enseignement
Quels ont été les temps forts de son cheminement et de ses recherches ?
RSC : Outre les rencontres avec les figures de maîtres et amis déjà évoqués, Dumézil, Cherniss et Bachelard, j’évoquerais l’expérience d’une psychanalyse didactique entreprise pendant les années de sa thèse, l’enseignement à l’Université d’Alger entre 1958 et 1962 (pendant la guerre d’indépendance, donc), puis, au milieu des années soixante, sa contribution à la fondation du département de philosophie de l’Université de Nanterre, en collaboration avec Paul Ricœur. L’akmè de sa production scientifique se situe entre la fin des années cinquante et les débuts des années soixante, quand elle publie les résultats de sa thèse ; à savoir une monographie sur la mythologie de la Nuit chez Hésiode et Eschyle qui aboutit à une étude des théogonies orphiques et sa monographie sur Héraclite. Dans les mêmes années voit le jour un livre sur la religion grecque intitulé Mythologie ou la famille olympienne où l’auteur étudie la lignée des dieux issus de Zeus dans son organisation interne et dans son rapport avec les hommes, à partir des textes d’Homère, d’Hésiode, des poètes tragiques et des poètes lyriques. Ce sont les années de sa maturité, celles où l’originalité de sa recherche se dessine clairement. Il est très dommage que les archives de Clémence Ramnoux soient perdues pour la recherche. Leur consultation aurait permis d’enrichir considérablement la reconstruction de sa biographie intellectuelle. Les notes de ses livres à elles seules témoignent d’échanges intenses avec de nombreux savants, comme Henri Jeanmaire, l’historien des religions spécialiste de Dionysos, ou André-Jean Festugière.
Quel a été son apport à la compréhension des « présocratiques » ?
RSC : Clémence Ramnoux a contribué à dégager la pensée des présocratiques de celle des anciens doxographes, en pratiquant la reconstitution systématique du contexte intellectuel de la transmission. Elle a également été l’une des premières voix à critiquer les principes éditoriaux à la base de l’édition allemande de Diels-Kranz, qui séparant les « fragments » du texte de la citation occulte le rôle de la transmission et fabrique des fragments factices (voir son article « Pourquoi les présocratiques ? », tome II). De ce point de vue, son travail peut être rapproché de celui de Jean Bollack, le philologue de Lille auteur d’une édition d’Empédocle qui fait date (Paris 1965-1969), lui-aussi proche de Cherniss.
Par ses recherches sur le vocabulaire des présocratiques, Clémence Ramnoux a montré l’intérêt d’appréhender ces penseurs par leurs mots à eux, sans passer par la grille interprétative qu’entraine le recours au vocabulaire philosophique d’Aristote. L’un des résultats les plus marquants de ce travail a été l’analyse du rôle que revênt les couples d’opposés dans la structuration des discours de sagesse d’Héraclite, d’Empédocle et de Parménide.
Enfin, avec Pierre-Maxime Schuhl, Jean-Pierre Vernant puis Marcel Detienne, Clémence Ramnoux appartient à cette constellation d’hellénistes français qui entre les années cinquante et soixante-dix du siècle dernier ont étudié les conditions de possibilité —sociales, économiques, culturelles et intellectuelles— du passage de la pensée religieuse archaïque (ou mythos) à la pensée rationnelle (ou logos). Dans ce cadre, elle a introduit une perspective d’étude complètement originale, différente de celle de ses collègues, qui repose sur l’étude de l’évolution des noms des Puissances divines et des mots de la sagesse. Cette étude a été portée par un intérêt spécifique vis-à-vis de la psychanalyse et de l’analyse des cultures, que l’on peut situer sur la droite ligne des recherches anthropologiques de Freud. Elle aboutit à la définition d’une notion très importante pour les recherches sur les présocratiques, celle d’ « archaïsme en philosophie ».
A-t-elle eu des disciples ?
AM : Peu à vrai dire mais je pense à Luc Brisson notamment.
RSC : Luc Brisson a commencé sa thèse avec elle, mais il l’a ensuite terminée avec Pierre Vidal-Naquet, auquel Clémence Ramnoux l’avait adressé croyant sa direction plus appropriée. Luc Brisson m’a parlé à ce propos de la modestie de Clémence Ramnoux et de sa générosité académique. Le fait qu’elle ait eu si peu d’élèves s’explique, encore une fois, par sa biographie : la carrière universitaire de Clémence Ramnoux a été somme toute courte (de 1958 à 1975) et à l’époque de son enseignement le format des thèses, appelées « thèses d’Etat », prévoyait des temps de recherche très longs, sur plusieurs années. En même temps, parmi ses élèves au sens large, on peut sans doute compter ceux qui ont été formés par ses séminaires, comme l’helléniste Nicole Loraux, qui suivit son séminaire sur Parménide à Nanterre, à l’époque où elle définissait son sujet de thèse sur l’autochtonie athénienne.
Aujourd’hui, grâce à vous, paraissent ces œuvres qui apparaissent ainsi dans leurs dimensions justes, c’est-à-dire colossales. Quelles œuvres y sont rassemblées ?
RSC : Les deux tomes édités par Jacques Neyme comprennent les deux livres issus de sa thèse d’État, dont la première édition date de 1959, à savoir Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque et Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots ; Mythologie ou la famille olymplienne, paru quelques années plus tard ; les deux volumes des Études présocratiques, dans lesquels l’auteur a rassemblé de son vivant tous ses articles parus dans des revues scientifiques, portant sur la mythologie et sur la religion grecques, sur les présocratiques notamment sur Parménide, Empédocle et Anaxagore, sur l’ancienne doxographie et enfin sur les figures intellectuelles qui ont marqué son parcours ; la traduction annotée des fragments de Parménide parue au début des années quatre-vingts sous le titre Parménide et ses successeurs immédiats et enfin un choix d’articles difficilement repérables que nous avons sélectionnés ensemble, comme l’hommage à Bachelard, paru à la mort du philosophe, ou un Entretien et des méditations par lesquels l’auteur jette une lumière rétrospective sur son parcours et sur les raisons qui ont motivées sa recherche.
AM : Le lecteur peut donc avoir une vision cohérente du travail pionnier, et malheureusement un peu oublié, de Clémence Ramnoux. Il dispose de l’essentiel à portée la main sans avoir à chercher les différents textes dans les bibliothèques ou chez les bouquinistes.
S’agit-il des œuvres complètes ?
AM : Nous avons pris le parti de publier les travaux de Clémence Ramnoux sur la philosophie grecque antique parce que ces travaux constituaient la matrice même de la recherche de l’auteur. Les quelques réflexions sur la mythologie irlandaise, en partie liées à la découverte de l’œuvre dumézilienne dans les années 40 puis de son amitié avec le grand savant, restent marginales et, bien qu’elles soient dignes d’intérêt, s’intégraient mal au projet initial. C’est pourquoi nous les avons volontairement écartées.
Comment est née cette aventure éditoriale ?
AM : Après avoir travaillé sur le livre réjouissant du philologue et historien allemand de la fin du XIXe siècle Erwin Rohde, Psyché, pour le rendre accessible aux lecteurs, l’éditeur d’Encre Marine m’a sollicité à nouveau pour un projet d’envergure. Nous avons recherché les éditeurs ayant déjà publiés par le passé les livres de Clémence Ramnoux. Puis, les ayant identifiés, nous avons étudié les difficultés de chaque édition et vu comment nous pouvions y remédier avec une mise en page adéquate. Il a fallu harmoniser toutes les notes, vérifier et compléter la bibliographie pour rendre l’ensemble plus lisible. Je pense que les six ouvrages que nous proposons ont pu trouver pleinement leur unité lorsqu’ils ont été assemblés, cousus ensemble comme diraient les homérides. C’est pourquoi nous avons eu l’idée d’un coffret où les deux volumes dialogueraient en permanence via des index (nominum, rerum et locorum). Le travail éditorial effectué est d’ailleurs remarquable.
Ces Œuvres frappent par leur profondeur et leur poésie, qui rappellent justement les présocratiques, sont-elles obscures ? S’adressent-elles aux spécialistes seulement ?
RSC : Je pense que des livres comme Nuit et les enfants de la Nuit, Héraclite ou encore La Famille olympienne peuvent être lus par n’importe quel amant des mots, qu’il soit porté par un intérêt philosophique, littéraire, psychanalytique ou historique et culturel. Clémence Ramnoux aimait beaucoup lire et elle sait nous faire partager son amour pour les poètes ainsi que sa passion intellectuelle. Elle nous entraîne sur des chemins de pensée surprenants avec la liberté qu’elle s’est conquise dans la confrontation avec ses maîtres, avec lesquels a su à l’occasion prendre ses distances. Sans ça, elle n’aurait pas pu mettre au point une méthode de recherche aussi originale, ni mettre au jour un champ d’investigation jusqu’alors peu exploré.
Que peuvent nous dire ces Œuvres particulièrement aujourd’hui ?
RSC : L’importance de la liberté vis-à-vis des maîtres et de la tradition et la vocation résolument européenne voire internationale du travail intellectuel et de la recherche. Elles nous communiquent aussi le charme de la modestie, que certains appellent honnêteté intellectuelle, elles nous enseignent la nuance.
Quels textes nous conseilleriez-vous de lire en premier, et pourquoi ?
AM : Pour ma part, je commencerai par Mythologie ou la famille olympienne, livre plus facile à lire et qui donne un panorama des fonctions des divinités les plus connues. Une sorte de carte de visite des principaux dieux et déesses de la Grèce ancienne, pour le dire autrement.
RSC : Je conseille Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, où les enjeux principaux de sa démarche intellectuelle apparaissent dans toute leur complexité et dans toute leur richesse .