Grand Écart — « Et dona ferentes » ou les cadeaux empoisonnés

Texte :

Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Voici les fêtes de fin d'année, avec leur avalanche de cadeaux. Ils sont si nombreux que, paraît-il, une proportion non négligeable est immédiatement revendue sur Internet... Notre société saturée d'objets superflus les dégorge et les absorbe tour à tour dans une sorte de cycle absurde : le cadeau, déconnecté de son sens premier, devient moins un présent personnel qu'une sorte de soumission au devoir collectif de consommation, décidément plus suivi que le devoir électoral du citoyen... Renvoyer, fût-ce subrepticement, un don, est impensable dans l'Antiquité ; et pourtant les mythes, mais aussi l'Histoire, nous fournissent maints exemples de « cadeaux empoisonnés », que leur destinataire aurait été bien inspiré de refuser...

Cette expression, consacrée par notre langue dans plusieurs acceptions, possède d'abord un sens littéral : les empoisonnements provoqués par un don piégé sont nombreux dans la mythologie. Cette activité semble essentiellement (mais pas exclusivement) féminine : on pense aux empoisonneuses célèbres que constituent Circé et Médée, et à leurs nombreuses émules dans l'Histoire. Ainsi l'épouse de Jason, entre autres crimes, fait parvenir par ses propres enfants à son heureuse rivale, la fille du roi de Corinthe, une couronne d'or et des voiles brodés. La mort atroce qui s'ensuit est décrite complaisamment par Euripide : « Un double fléau s'attaquait à sa personne : le diadème d'or posé sur sa tête lançait un prodigieux torrent de feu vorace et les voiles légers dévoraient la chair blonde de l'infortunée1. » Autre présent fatal accepté imprudemment par l'intéressé : la tunique de Nessos, offerte à Héraclès par sa femme Déjanire, et qui fait périr le héros au milieu d'atroces souffrances. S'il s'agit ici, au sens propre, d'un « cadeau empoisonné » la bonne foi de l'épouse n'est pas en cause : elle pense, d'après les indications de Nessos, que ce vêtement imbibé du sang du centaure constitue un philtre d'amour qui lui permettra de reconquérir son mari volage. On voit par cet exemple l'astuce qui consiste à utiliser, dans le don piégé, des intermédiaires : Héraclès ignore que la tunique vient de son ennemi Nessos. Et le crédule Jason persuade en ces termes sa nouvelle femme d'accepter le don que Médée fait passer par leurs enfants : « Vois des amis dans ceux que ton mari considère comme tels2 ». Les intermédiaires permettent ainsi de déjouer la méfiance que pourrait engendrer l'identité du destinateur, méfiance résumée dans la formule célèbre de Virgile : « Timeo Danaos et dona ferentes », par laquelle le prêtre troyen Laocoon cherche à dissuader ses compatriotes de faire entrer dans leurs murs le fameux cheval3 ...

Mais l'expression cadeau empoisonné a le plus souvent en français un sens métaphorique – nous venons d'en voir un exemple avec le cheval de Troie. Il s'agit d'opposer l'effet immédiat d'un don et le plaisir qu'il peut procurer aux conséquences moins agréables qui se révéleront à l'usage. « Un beau mal », telle est la définition qu'on pourrait donner de ce type de présent. Telle est l'expression (kalon kakon) dont se sert Hésiode, dans la Théogonie, pour désigner la création d’Héphaïstos, illuminée de grâce, d'où sort la race maudite des femmes – vengeance que Zeus envoie aux hommes après la trahison de Prométhée. Ce mythe est repris dans Les Travaux et les Jours, où la première créature féminine trouve son nom : «  A cette femme il donna le nom de Pandore parce que tous les habitants de l'Olympe avaient contribué à ce présent, malheur des hommes mangeurs de pain4. » Pandore, première femme, résumé de tous les dons d'après l'étymologie, et cachant sous sa grâce extérieure « un cœur fourbe » paraît ainsi le prototype du cadeau empoisonné. Est-il besoin de rappeler que c'est elle qui ouvre la fameuse jarre en répandant tous les maux épargnés jusque là à l'humanité ?

Sous son apparence séduisante, le cadeau peut en effet dissimuler une intention pernicieuse, voire meurtrière. Les exemples ne manquent ni dans la mythologie, ni dans l'Histoire. Le règne de Néron, entre bien d'autres références possibles, en fournit quelques échantillons... Au-delà – ou en deçà – du piège tendu dans une intention malveillante, il peut révéler des inconvénients secondaires insoupçonnés. Ainsi, la console de jeux offerte au fiston qui ne parvient plus à s'en détacher finit vraiment par vous empoisonner la vie... Dans un autre sens, on peut dire aussi que tout cadeau comporte, d'une certaine façon, sa dose de venin, dans la mesure où il crée une dette implicite. Les ethnologues, depuis Marcel Mauss, se sont penchés sur ces contre-dons impliqués par un premier présent qui a pour effet de lier au donateur le destinataire. On trouve chez Homère mainte référence à des dons associés à l'hospitalité (par exemple ceux qu'Alkinoos remet à Ulysse en prenant congé de lui5) et qui engagent les deux parties, y compris pour les générations à venir. C'est ainsi que l'on voit, dans l'Iliade, Diomède refuser de combattre contre Glaukos, une fois qu'il a découvert les liens noués par leurs pères... « Ainsi donc, tu es mon hôte, un hôte ancien. Car jadis chez le divin Oénée l'irréprochable Bellérophon fut reçu, dans le palais, et retenu vingt jours. Ils échangèrent de beaux présents d'hospitalité : Oénée donna une ceinture brillante de pourpre, Bellérophon, une coupe d'or à deux anses, qu'à mon départ j'ai laissée dans ma maison6» Même sous une forme moins institutionnelle, dans nos sociétés modernes, le cadeau oblige, comme le suggère le merci portugais. Le vieil usage du contre-don (le « guerredon », disait-on en ancien français), a laissé une trace obscure dans nos mentalités : c'est ainsi qu'il existe beaucoup de gens qui préfèrent donner plutôt que recevoir, sans doute, même inconsciemment, pour ne pas se sentir redevables...  Les organisations humanitaires, toujours en quête d'argent, tentent de mettre à profit cet antique schéma psychologique en nous inondant de seringues, crayons-billes, agendas, cartes de vœux, étiquettes nominatives et autres objets superflus censés amorcer le chèque de retour à l'envoyeur, comme si le don gratuit et spontané face à la misère du monde devenait inconcevable... Les cadeaux offerts par les parents à leurs enfants échappent-ils à cette règle ? Doit-on y voir l'indice d'une obscure assurance-vieillesse ? Un hilarant film italien, Alberto Express, nous montrait un fils contraint par une vieille tradition familiale à rembourser à son père, la veille de son mariage, tout l'argent qu'il avait dépensé pour lui...

En attendant, au moment de recevoir vos présents de fin d'année, on ne saurait trop vous conseiller de tirer les leçons qui s'imposent de la lecture des textes antiques : si l'ex de votre nouvel époux vous fait parvenir une magnifique robe, méfiez-vous ! Revendez-la sur Le Bon Coin au lieu de l'enfiler... Si votre fils, dont vous ont éloigné quelques tentatives incestueuses de votre initiative personnelle (personne n'est parfait...) vous offre une croisière en Méditerranée, restez plutôt chez vous à regarder Des Racines et des Ailes ! Et si vous trouvez à votre porte, la veille de Noël, un énorme cheval de bois, ne le transportez pas au pied du sapin : on ne sait jamais ce qu'il peut y avoir à l'intérieur...

J-P P.

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