La vie des Classiques reproduit ici l'article paru dans Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 06/05/2020, https://reainfo.hypotheses.org/21099.
Jean-Claude Golvin vient de publier Le génie maritime romain (Actes Sud / Errances, 198 pages, 26.3 cm x 20.4 cm, 35€).
L’étude des monuments des villes de l’Antiquité confronte les chercheurs à l’important problème de la « restitution architecturale » mais, dans ce domaine, où se trouve vraiment la part de l’imagination ? Pour avoir été amené à faire plusieurs centaines de restitutions et publié nombre d’articles sur le sujet1, je me suis interrogé sur cette question qui mérite réponse.
Il est clair que les sites ne ressemblaient en rien aux ruines abandonnées, transformées, occultées, mutilées, dispersées qui nous sont parvenues. Là subsistent simplement les indices matériels qui attestent de leur existence. Ce sont les données concrètes à partir desquels notre réflexion peut commencer mais qui ne suffisent pas à résoudre tous les problèmes.
Un monument avait une forme, une intégrité, une fonction, une vie, un sens. Il a connu une évolution qui impose de définir l’époque à laquelle paraît possible tenter de le restituer : elle correspond presque toujours l’état pour lequel il est le mieux connu et si tant est que l’on dispose d’un minimum d’informations pour le faire. Toute restitution d’une ville n’est pas possible. Il faut y renoncer si l’on manque des informations permettant de définir les signes majeurs de l’image : la connaissance de l’environnement de l’époque, de la topographie du lieu, de la trame urbaine, de la forme des grands édifices publics et de leur position relative.
Ces signes sont déterminants et caractéristiques de l’exemple, un peu comme pour un portrait-robot le sont la forme du contour du visage, des yeux, du nez… Ils font que l’image sera ressemblante à coup sûr à l’image perdue car elle intègre ces signes mais de façon plus ou moins précise.
En tous cas, il convient de dire que la restitution n’est en aucun cas une invention ou le fruit d’une imagination trop fertile. Bien au contraire, elle est le fruit d’une réflexion méthodique, d’un effort de proposition et d’un raisonnement logique.
Restituer veut dire rendre. En l’occurrence il s’agit de redonner une idée de l’état ancien (du monument, de la ville) par une image (en deux ou trois dimensions) qui n’est en réalité que la partie visualisable de l’étude réalisée, la pointe émergée de l’iceberg. En outre cette image doit être accessible et dans des conditions simples au plus grand nombre de gens car elle est le plus souvent destinée à communiquer au public l’idée que les spécialistes sont parvenus à se faire d’un site. Elle est tes demandée par les musées, les revues, les réalisations audio-visuelles. Elle est devenue indispensable. Le problème n’est plus de savoir s’il faut la faire mais comment.
Ne pas vouloir faite l’effort de restituer de peur de se tromper ou de « fausser les idées », comme cela fut reproché autrefois aux premiers « restituteurs » ne protège en rien de l’erreur, bien au contraire. Ne pas faire l’effort de restituer consiste s’en tenir à l’idée pauvre, floue et surtout inavouée qui en résulte. Or, les exemples étudiés ne ressemblaient en rien à l’image des miettes qu’il nous ont laissé au hasard des malheurs et des vicissitudes de leur histoire. Tout le monde sait bien que la recherche d’une « vérité » absolue et définitive en la matière est illusoire. Nous ne pouvons, à force de travail qu’affiner les idées progressivement au coup par coup en fonction des progrès de la recherche archéologique.
Restituer, c’est procéder à une reconstruction méthodique de l’image qui est directement liée à l’idée de la chose étudiée. Le résultat du travail ne sera pertinent que par rapport à l’axe de recherche pris au départ, car toute représentation (faite à l’aide de signes) sera inévitablement plus pauvre que l’objet réel lui-même (le monument, la ville). En outre on ne peut pas traiter tous les sujets à la fois. Tout travail est orienté. Tout discours a un axe.
En général on vise à restituer avant tout la forme des édifices et à exprimer au mieux leur fonction dans l’image. Ce processus correspond à l’élaboration de ce que l’on appelle un « modèle théorique » comme ceci se fait dans bien d’autres disciplines que l’archéologie. Cette construction synthétise ce que l’on sait, ce que l’on peut rétablir avec précision, mais aussi tout ce qu’il faut inévitablement ajouter par hypothèse pour compléter l’image. Le but est d’arriver à un tout cohérent permettant de montrer la chose comme si on pouvait la revoir. Il s’agit pour les chercheurs de mieux cerner l’objet de leur étude, de mieux l’appréhender et de mieux le communiquer.
Cette reconstruction méthodique comprend plusieurs niveaux. Elle se fonde en premier lieu sur les indices matériels restés en place et en second lieu sur les indices épars qu’il est possible de replacer grâce à une bonne connaissance de l’architecture antique. Puis il est possible de s’appuyer sur les « témoignages » (textes anciens, dessins anciens, et même des photographies des monuments alors qu’ils étaient mieux conservés qu’aujourd’hui. Enfin, ce n’est que par l’étude comparative d’exemples pertinents que des arguments seront fournis pour tenter de représenter les parties mal connues du cas étudié. Les exemples pertinents sont ceux qui sont le plus proches chronologiquement et géographiquement du cas étudié. Il ne faut pas en prendre trop au risque de fausser les conclusions mais seulement retenir ceux qui sont assez proche du cas étudié.
Oui l’imagination est indispensable pour enrichir le modèle mais il ne s’agit en rien d’une imagination libre (celle du poète ou du romancier) ni bien entendu, d’une imagination débridée. Notre but ne saurait être d’évoquer une sorte de Carthage fantasmée comme celle de Flaubert dans Salammbô. Il est de cerner une représentation théorique et crédible d’une Carthage compatible avec les recherches scientifiques récentes. Pour faire une image évocatrice destinée au public et faut bien imaginer l’activité des rues, des ports, des campagnes et tenter de retrouver l’homme dans son environnement. C’est bien pour lui que nous travaillons. La vraie histoire, celle des hommes du passé à l’intention de ceux du présent. Le jeu ne consiste pas à empiler des cubes ou à assembler les pièces d’un puzzle dont nous n’avons que peu de pièces et dont personne n’a dessiné le modèle. Il est de travailler sur une matière historique, humaine, vécue.
Nous savons qu’une image de restitution restera toujours perfectible mais, en la faisant, nous aurons bien plus avancé que si ne la faisions pas. L’imagination est nécessaire aussi pour que notre discours ne soit pas ennuyeux pour le public. Il faut que l’image soit attractive, efficace, qu’elle donne envie de rentrer dans l’histoire et donc qu’elle soit bien composée, cadrée, traitée, mise en scène.
La seule critique valable consiste à proposer une image qui soit, arguments à l’appui, plus convaincante que celle qui est proposée. Elle seule peut faire avancer les choses et il faut admettre toute critique constructive. Que ceux qui aiment la critique placent là leur ambition. La critique est aisée mais l’art est difficile !
Jean-Claude GOLVIN,
Directeur de recherche émérite au CNRS
1Le mieux et le plus rapide est de consulter le site internet : jeanclaudegolvin.com