Le taedium vitae selon Sénèque

13 avril 2020
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Amis des Classiques, pour les jours où le confinement rend tout insupportable, les mots précis et lumineux de Sénèque à la rescousse !

Description du mal : différentes sortes d’inquiétude

6. Pour tous les malades le cas est le même, qu'il s'agisse de ceux que tourmentent leur mobilité d'humeur, leurs dégoûts, leur perpétuelle versatilité, et qui n'aiment jamais rien tant que ce qu'ils ont délaissé, ou de ceux qui ne savent rien faire que languir et que bâiller. Ajoutes-y ceux qui, se tournant et retournant comme les gens qui n'arrivent pas à dormir, essayent successivement toutes les postures jusqu'à ce que la fatigue leur fasse trouver le repos: après avoir cent fois modifié l'assiette de leur existence, ils finissent par rester dans la position où les saisit non pas l'impatience du changement, mais la vieillesse, dont la paresse répugne aux nouveautés. Ajoute encore ceux qui ne changent jamais, non par opiniâtreté, mais par indolence, et qui ne vivent pas comme ils ont envie de vivre, mais comme ils ont toujours vécu. 7. Il y a enfin d'innombrables variétés du mal, mais qui toutes conduisent au même résultat: le mécontentement de soi. Malaise a pour origine un manque d'équilibre de l'âme et des aspirations timides ou malheureuses, selon que l'on n'ose pas tout ce qu'on désire ou que l'on tente en vain de le réaliser, et qu'on s'épuise à espérer. C'est une instabilité, c'est une agitation perpétuelle, inévitable sort des caractères irrésolus. Ils cherchent par tous les moyens à atteindre l'objet de leurs vœux, se dressent et se contraignent à des pratiques honteuses et malaisées, et, quand leur peine n'est pas récompensée, souffrent cruellement de s'être déshonorés pour rien, regrettant, non d'avoir voulu le mal, mais de l'avoir voulu sans succès. 8. Dès lors, les voilà saisis à la fois du repentir de leur conduite passée et de la peur d'y retomber, et peu à peu livrés à cette agitation stérile d'une âme qui ne trouve à ses difficultés aucune issue parce qu'elle n'est capable ni de commander ni d'obéir à ses passions, à ce piétinement d'une vie qui n'arrive pas à se donner carrière, à cette torpeur d'une âme paralysée au milieu de la ruine de ses désirs.

9 Tout cela s'aggrave, lorsqu'excédé d'une si pesante détresse on se réfugie dans l'oisiveté et les études solitaires, auxquelles ne saurait se résigner une âme éprise de vie publique, impatiente d'activité, douée d'un besoin naturel de mouvement, et qui ne trouve en elle-même à peu près aucune ressource. De sorte qu’une fois privé des distractions que les gens affairés doivent

à leurs occupations même, on ne supporte plus sa maison, son isolement, les murs de sa chambre, et que l'on se voit avec chagrin abandonné à soi-même. 10. De là cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillonnement d'une âme qui ne se fixe à rien, cette sombre impatience que nous cause notre propre inaction, surtout lorsque nous rougissons d'en avouer les raisons et que le respect humain refoule en nous notre angoisse : étroitement confinées dans une prison sans issue, nos passions s'y asphyxient; de là la mélancolie, la langueur et les mille flottements d’une âme incertaine, que la demi-réalisation de ses espérances plonge dans l'anxiété et leur avortement dans la désolation; de là cette disposition à maudire son propre repos, à gémir de n'avoir rien à faire, et à jalouser furieusement tous les succès du prochain  (car rien ne nourrit l'envie comme l’oisiveté malheureuse et l'on voudrait voir tout le monde échouer parce qu’on n’a pas su réussir); 11. puis, de ce dépit des succès d'autrui et de ce désespoir de réussir soi-même on en vient à s'irriter contre la fortune, à se plaindre du siècle, on se replie de plus en plus dans son coin et on y couve son chagrin dans le découragement et l'écœurement. L'âme humaine est, en effet, par instinct active et portée au mouvement. Toute occasion de s'exciter et de sortir de soi lui est agréable, plus particulièrement chez les natures dégradées, qui recherchent le frottement des occupations. Certains ulcères provoquent la main qui les envenimera et se font gratter avec délice; le galeux aime ce qui irrite sa gale: on peut dire qu'il en est de même de ces âmes où les passions bourgeonnent comme de mauvais ulcères et qui trouvent une volupté à se tourmenter et à souffrir.

12 N'y a-t-il pas pareillement des jouissances corporelles qui se doublent d'une sensation douloureuse, comme lorsqu'on se retourne sur le côté qui n'est pas encore fatigué et qu'on se remue sans cesse en cherchant une meilleure position? Tel l'Achille d'Homère se couchant tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, et essayant successivement toutes les postures possibles. Et n’est-ce pas le propre de la maladie que de ne rien supporter longtemps et de prendre le changement pour un remède?

13. De là ces voyages que l'on entreprend sans but, ces randonnées le long des côtes, et cette mobilité toujours ennemie de l'état présent, qui tour à tour essaie de la mer et de la terre: « Vite! partons pour la Campanie. » Bientôt on en a assez des douceurs de la civilisation:

« Visitons une région sauvage, explorons le Bruttium et les forêts de Lucanie. » Mais dans ces solitudes on soupire après quelque site riant, qui délasse les yeux ravis du rude aspect de tant de lieux sans grâce: « En route pour Tarente, et son port si vanté, et son climat si doux l’hiver, et pour cette opulente contrée qui serait capable de nourrir sa population d'autrefois!... Mais non, retournons à Rome: il y a trop longtemps que mes oreilles sont sevrées des applaudissements et du fracas du cirque, et j'ai envie à présent de voir couler du sang humain. »

14 Les déplacements succèdent aux déplacements, un spectacle en remplace un autre. Comme dit Lucrèce:

Ainsi chacun se fuit toujours.

Mais à quoi bon, si l'on ne s'évite pas? On se suit soi-même, on ne se débarrasse pas de cette intolérable compagnie. 15. Aussi persuadons-nous bien que le mal dont nous souffrons ne vient pas des lieux, mais de nous, qui n'avons la force de rien supporter: travail, plaisir, nous-mêmes, toute chose au monde nous est à charge. Il y a des gens que cela mène au suicide: comme leurs perpétuelles variations les font tourner indéfiniment dans le même cercle et qu'ils se sont rendu toute nouveauté impossible, ils prennent en dégoût la vie et l'univers et sentent monter en eux le cri des cœurs que pourrit la jouissance: « Eh quoi! toujours la même chose? »

Sénèque, De la Tranquillité de l’âme; Dialogues. Tome IV: De la providence - De la constance du sage - De la tranquillité de l'âme - De l'oisiveté. Texte établi et traduit par : René Waltz