Les Sphyrènes d'Alexandrie - LASPICMATVER (La mort de Cléopâtre, II)

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Résumé de l’épisode précédent : la reine Cléopâtre est retrouvée morte dans son palais. On soupçonne un aspic caché dans un panier de figues d’avoir fait le coup. Selon certains, il aurait mordu la souveraine au bras. Selon un cliché encore en cours d’authentification, il aurait préféré un sein, voire les deux. Un Grec et un Arabe, dont les témoignages pourraient être intéressants, sont convoqués au tribunal de l’Histoire. 

Donc, deux témoignages récents – enfin, relativement récents – viennent d’atterrir sur le bureau des juges, pardon des historiens et philologues, chargés d’instruire le dossier. Premier témoignage, celui du Grec Galien, ou plutôt du Pseudo-Galien, dans la Thériaque à Pison. En VIII, 11 (éd. Boudon-Millot, CUF, p. 37.16-38.8) on lit :

Elle fit appeler, dit-on, ses deux plus fidèles servantes, qui étaient attachées pour sa beauté au soin de son corps, et qui étaient prénommées Nérée et Carmione, chargée l’une de lui tresser élégamment les cheveux, l’autre de lui couper les ongles avec talent ; puis, ayant donné l’ordre qu’on apportât la bête dissimulée au milieu de raisins et de figues, afin, comme je l’ai dit, d’échapper à l’attention des gardes, après l’avoir préalablement essayée sur ces femmes pour voir si la bête pouvait tuer promptement, et après que celles-ci furent emportées par une mort rapide, pour finir †…†.  À cette nouvelle, Auguste, dit-on, etc.   

Au moment le plus intéressant, la tradition manuscrite a donné un vigoureux coup de ciseaux (†…†), comme Sir Alfred Hitchcock aurait fait d’une prise ratée dans La mort aux trousses. D’où : suspens et spéculations. Voilà pour le témoignage du Grec, pas forcément très frais, car on le connaissait dans l’édition donnée par Kühn (Galeni Opera omnia, Leipzig 1827, t. XIV, p. 236). Mais la typographie de l’édition Kühn, malheureusement, ne permettait pas d’apercevoir cette lacune, matérialisée dans les manuscrits par un petit centimètre laissé blanc entre deux mots. Gottfried Kühn, en effet, ne remarqua pas que dans l’édition de Chartier (Paris 1639, t. XIII, p. 930-959), sur laquelle il se basait, cet espace blanc vient s’insérer très précisément entre le dernier mot de la dernière ligne de la page 940 et le premier mot de la première ligne de la page 941. Le blanc flottait au niveau de la page 940½. Mais dans les manuscrits, l’espace est visible. Bref, l’espace fut passé à la trappe, et l’énigme avec lui. À ce moment, exit le Grec. Entre l’Arabe.

L’Arabe, c’est-à-dire une traduction attribuée à Hunayn ibn Ishāq (IXe s.), mais plus probablement due à un anonyme - car on ne prête qu’aux riches - conservée dans un manuscrit d’Istanbul, l’Aya Sofya 3590 (ff. 130b-130a). L’anonyme arabe a commis quelques contresens dans sa traduction en début de texte, mais la comparaison effectuée par les spécialistes entre la tradition grecque connue et cette version arabe confirme que le texte a été traduit intégralement, et très correctement. Foin de suspens à deux oboles, vous aurez compris que notre Arabe anonyme donne dans son idiome le passage qui manque dans les manuscrits grecs. Donnons le passage en italiques, après un bref flash-back (éd. Boudon-Millot, CUF, p. 36) :

… et après que celles-ci furent emportées par une mort rapide, pour finir, elle prit son diadème et le posa sur sa tête, se para de tous ses bijoux, d’or, perles, saphir, chrysolithe, et revêtit une parure royale ; elle prit le serpent et l’appliqua sur son sein gauche, car elle savait que le cœur est du côté du sein gauche. Le serpent la mordit, et elle mourut aussitôt. À cette nouvelle, Auguste, dit-on, etc.   

L’illustration du manuscrit très tardif de Boccace contenait une part de vrai, l’aspic ayant goulûment mordu le sein de Cléopâtre, entraînant sa mort. Le sein gauche, mais non les deux, ce qui permet d’inférer que l’aspic suivait un régime et que l’illustrateur de Boccace souffrait de concupiscence. Concernant les connaissances médicales de Cléopâtre, elles sont attestées, de même que quelques expériences visant à tester l’effet du venin sur des esclaves condamnés à mort : selon Plutarque (Vie d’Antoine, 71, 6), la souveraine avait pu constater de visu que les poisons violents entraînent une mort très rapide, tandis que les plus doux étaient lents à tuer. Ce que confirme le Pseudo-Galien dans sa Thériaque à Pison (IX, 15, p. 40) : « Car lorsqu’ils veulent donner la mort de façon à la fois rapide et humaine à quelqu’un qui a été condamné par la loi à ce châtiment, ils lui jettent la bête sur la poitrine et le font marcher un peu, et ainsi tuent l’homme en vitesse. »

L’Antiquité, par conséquent, a connu la vérité concernant la mort de Cléopâtre. Question : pourquoi la tradition manuscrite a-t-elle massivement préféré parler de morsure au bras alors que la tradition picturale a préféré représenter le sein de la souveraine ? Selon l’historien Marinus Wes, c’est Jules qui serait à l’origine de cette méprise : il avait fait représenter, pour son triomphe à Rome, une statue de la reine Cléopâtre en prêtresse d’Isis avec le traditionnel bracelet en forme de serpent au bras, ce qui aurait fait croire aux Romains que la reine avait été mordue à cet endroit. Fin d’énigme pour les historiens. Belle fin pour une souveraine. Et chronique de fin pour votre chroniqueuse préférée, appelée à d’autres †…†.

Bibliographie

Galien, Thériaque à Pison ; éd. et trad. Véronique Boudon-Millot, Paris, Les Belles Lettres, 2016. (CUF).

Wes (Marinus A.), Diva Cleopatra. Historische en onhistorische verhalen, Groningen, Voltaire, 2000.

Boudon-Millot (Véronique), « Du nouveau sur la mort de Cléopâtre », Revue des études grecques, vol. 128-2, 2015, p. 331-353.