Mètis - Fatigue et lassitude

Texte :

Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

À toute période de tension succède un temps de relâchement, de soulagement, de fatigue et de lassitude [1]: c’est ce qui arrive maintenant, au bout d’une année épuisante, de l’avis unanime.

Outre les mots que nous venons d’employer pour énoncer la sensation et le sentiment, il y en a plusieurs, dans le vocabulaire du français métropolitain ou du français québécois.

La fatigue (mot attesté depuis le 14ème siècle, issu de *fatiga, déverbal attesté dans les langues romanes) est un dérivé du verbe fatiguer (attesté depuis la même époque qui a été formé sur le latin fatigare, dont le sens premier semble être « faire crever » un animal et qui a évolué en s’affaiblissant (selon Ernout-Meillet Dictionnaire étymologique de la langue latine [DELL], 4ème éd. retirée, Paris, 2001, s.u.) jusqu’à signifier harasser, fatiguer, en parlant des animaux ou des hommes.  En latin, fatigatio et, avec préverbe indiquant l’achèvement, defatigatio sont les noms exprimant le résultat de l’action.

Lassitude (attesté depuis le 15ème siècle) descend directement du latin lassitudo, mot féminin qui exprimait plus spécifiquement la grande fatigue. Lassitudo (avec suffixe –(i)tudo de nom d’état) provenait de l’adjectif lassus, (d’où le français las), dont le vocalisme |a| est peut-être populaire et qui est peut-être dérivé du verbe laedo, briser, endommager.

Une fatigue extrême amène à l’épuisement, mot attesté depuis le 13ème siècle, qui désigne à l’origine l’action de puiser complètement (jusqu’au vide), par exemple l’eau d’un puits ou d’une mine, puis l’état de ce qui est épuisé et de celui qui est complètement affaibli, sans plus de force pour réagir. Le verbe de base épuiser avec le préfixe -e- (indiquant que le procès est arrivé à son terme), attesté depuis le 12ème siècle, signifie puiser jusqu’au bout l’eau, les forces, l’ardeur de quelqu’un, user jusqu’au bout, traiter à fond un sujet ; à l’origine le verbe puiser, attesté depuis le 12ème siècle, « prendre de l’eau ou un liquide » dans un puits, une rivière, une fontaine, prendre dans une réserve toutes sortes de choses ou de notions. Le verbe dérive du nom puits (attesté depuis le 12ème siècle aussi), qui vient du latin puteus, -i « puits, trou, fosse. »

 L’image du puits tari à force d’y puiser se retrouve exprimée diversement : être épuisé, c’est être vidé, (vue verticale), pompé et, (vue horizontale), être à plat, être abattu.

Extrêmement fatigué, on est exténué, éreinté, ou simplement rompu, harassé, crevé (liste qui n’est pas exhaustive) :

Exténué est le participe passé - parfois employé comme substantif - d’exténuer (issu du latin extenuo,-as,-are, dénominatif de l’adjectif tenuis, -e «mince », dérivé de la racine *ten- avec élargissement u) attesté depuis le 15ème siècle, a signifié d’abord « rendu ténu, amaigri » puis «complètement affaibli, épuisé, écroulé».    

Éreinté est aussi participe passé, du verbe éreinter (attesté depuis la fin du 17ème siècle), qui a signifié à l’origine « rompre, briser les reins » puis « accabler, fatiguer » ; être éreinté c’est aujourd’hui « être complètement rompu, épuisé » ; le verbe éreinter s’emploie couramment aujourd’hui dans le domaine de la critique littéraire ou artistique au sens d’accabler, souvent méchamment. La vieille forme du verbe dénominatif de rein (issu du latin renes,-um, masc. plur. - le singulier est rare -, qui a remplacé le vieux nefrundines, cf. grec νεφροί) fut esrener (d’après le dictionnaire de Furetière, qui cite une autre forme esreinter) ; l’addition du -t- n’est pas expliquée (ne pourrait-on pas y voir l’influence du  nom de la rate, attesté aussi à partir du 12ème siècle ?).

Crevé, participe passé du verbe crever (attesté depuis le 10ème siècle, du latin crepo,-as,- are « rendre un son sec, craquer, éclater », verbe expressif à kr- initial, onomatopéique) est, dans la langue familière, comme un objet qui a éclaté (comme un pneu, mais l’emploi est antérieur à ce mot), et signifie aussi « épuisé de fatigue ». L’emploi du verbe -transitif ou intransitif - est dès l’origine proche de mourir / faire mourir.

Rompu est le participe passé du verbe rompre (attesté depuis le 10ème siècle, du latin rumpo,-is,-ere, rupi, ruptum) « briser violemment, mettre en pièces ». On est rompu, brisé de fatigue.

Harassé est le participe passé du verbe harasser (attesté depuis le 16ème siècle) ; le verbe est tiré de l’ancien français harache ou harace, signifiant « de force, violemment », issu de l’interjection hare / haro. Le verbe arracher (qui dérive du latin eradicare) peut avoir été influencé par harace.

    La fatigue peut provenir aussi de l’accumulation des charges : on en a plein le dos, on en a ras-le-bol, la coupe est pleine. Ainsi, la une du Canard enchaîné daté du 17 février 2021 joue sur les mots et l’orthographe : « Faute d’avoir plein de doses, les Français en ont plein le dos. » L’abattement, la fatigue se disent aussi dans des expressions plus familières, exprimant l’accablement, comme « j’en ai assez, ça suffit, j’en ai marre[2] ».

     On remarque aussi des expressions imagées dans la langue familière ou … transatlantique.

Ainsi au Québec, on est tanné signifie qu’on est lassé, fatigué ; à l’origine, tanner les peaux de bêtes, travail harassant et répétitif. 

    La fatigue extrême aboutit chez des travailleurs à des crises de nerf ou à des dépressions : on dit qu’on a pété les plombs (ou : les fusibles) ou on parle de burn-out (avec ou sans tiret), anglicisme signifiant qu’on est grillé : il désigne plus précisément le syndrome d’épuisement professionnel, conséquence d’un abus de travail, d’un harcèlement ou du stress. 

    La fatigue traite la personne comme un objet qui n’est plus intact, devenu inutilisable : on parle alors d’un individu « hors service » (HS en abrégé).

    Enfin, quand la fatigue est extrême et fait penser à la mort, on est « au bout du rouleau » (le rouleau [latin volumen] où, selon les vieilles croyances, est inscrite la destinée de chacun).

     Le nombre de mots exprimant la fatigue est important : le champ sémantique l’est aussi.

 


[1] Pour une vue historique de la notion de fatigue, on peut consulter, de G. Vigorello, Histoire de la fatigue, Paris, 2020. Il y manque une bibliographie du sujet, mais le livre est riche, avec des notes abondantes.

[2] L’origine de marre n’est pas connue. Peut-être en rapport avec marri, malgré les réticences du Trésor de la langue française informatisé (TLF), s.u. ; marre exprime le déplaisir, l’énervement (cf. le vieux dérivé marrement). L’hypothèse de P. Guiraud (Dictionnaire des étymologies obscures, Paris, 1982, s.u., p.393) qui dit que « marre représente l’ancien français marre « caillou », d’où merel, mereau, marreau jeton servant de monnaie » ne tient pas.

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