Moi, un manuscrit I

12 août 2020
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Loin du labeur et du quotidien, les vacances estivales sont propices à l'écoute, à la réflexion et aux rencontres. Aujourd'hui faisons, la connaissance d'un être extraordinaire, grâce à la science et au talent de Simone Beta

Je suis né à Constantinople vers 950 après J.-C. Je ne connais pas le nom exact de mon père, même si je n’ignore pas que bien des hommes ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à ma nais- sance. Je sais en revanche qui était ma mère : un animal (une génisse, une brebis, ou une chèvre) qui, à sa mort, a donné aux hommes sa tendre peau afin que mes nombreux pères puissent écrire à sa surface, chacun à l’aide de son stylet à la pointe de métal trempée dans une encre plus ou moins foncée tirée de la noix de galle, les textes fort précieux que j’ai portés en moi jusqu’à votre époque, à vous qui venez à peine de commencer à lire l’histoire de ma vie.

Je suis un manuscrit, vous l’aurez compris – plus précisément, le manuscrit qui contient l’Anthologie palatine, un recueil d’épigrammes.

Mais avant de vous expliquer ce qu’est cette anthologie (et en particulier ce que sont les épigrammes), j’aimerais beaucoup vous faire connaître le nom d’un de mes ancêtres – mon grand-père, ou peut-être (mais je ne crois pas) mon arrière-grand-père – qui a consacré toute sa vie à faire en sorte que je voie le jour.

Il s’appelait Constantin, un nom qui dans ma ville natale était des plus communs, pour des raisons qu’il n’est pas difficile de comprendre. Alors qu’il était encore enfant, quelqu’un l’avait surnommé Céphalas, parce qu’il avait une grosse tête – et, dès lors, il était devenu pour tous Constantin Céphalas, c’est-à-dire « Constantin la Grosse Tête ». Comme bon nombre de ses contemporains, il avait étudié la littérature grecque et s’était pris de passion pour la poésie. Et de tous les genres poétiques que les anciens Grecs avaient pratiqués, celui pour lequel Constantin avait conçu une passion toute particulière, c’était l’épigramme.

Le genre qui était à la mode à cette époque à Constantinople était – et avait toujours été – la poésie épique. L’épopée était synonyme d’Homère, était synonyme de l’Iliade et de l’Odyssée, qui étaient les textes obligatoires pour tous ceux qui parlaient le grec, un programme scolaire préétabli auquel aucun jeune élève ne pouvait se soustraire. Les tragédies et les comédies rencontraient elles aussi un certain succès : les pièces d’Eschyle, Sophocle et Euripide, sans oublier celles d’Aristophane, qui étaient écrites en vers, étaient lues, étudiées et commentées à l’école. Mais les épigrammes, il faut bien le dire, n’intéressaient pas grand monde...