Philostrate - La galerie de tableaux

17 janvier 2017
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La Vie des Classiques vous offre aujourd'hui quelques extraits de La galerie de tableaux de Philostrate, traduits par Auguste Bougot (Belles Lettres). Philostrate, surnommé Philostrate de Lemnos (pour le distinguer de son oncle Philostrate d'Athènes et de son petit-fils Philostrate le Jeune), est un sophiste romain de langue grecque ayant vécu au cours de la première moitié du IIIe siècle. 

Prologue

(1) Ne pas aimer la peinture, c’est mépriser la vérité même, c’est mépriser ce genre de mérite que nous rencontrons chez les poètes, car la peinture, comme la poésie, se complaît à nous représenter les traits et les actions des héros ; c’est aussi n’avoir point d’estime pour la science des proportions, par laquelle l’art se rattache à l’usage même de la raison. Si l’on voulait parler avec subtilité, on dirait que la peinture est une invention des dieux, en songeant aux différents aspects de la terre dont les prairies sont comme peintes par les saisons, et à tout ce que nous voyons dans le ciel. Mais, pour remonter sérieusement à l’origine de l’art, l’imitation est une invention des plus anciennes, du même âge que la nature elle-même. Nous en devons la découverte à des hommes habiles qui l’appelèrent tantôt peinture et tantôt plastique. (2) La plastique même se divise en plusieurs genres : car, imiter avec l’airain, polir le Lygdos ou le Paros, travailler l’ivoire, tout cela rentre dans la plastique, sans compter l’art de graver sur métaux. La peinture consiste dans l’emploi des couleurs, mais non en cela seul, ou plutôt de cet unique moyen elle tire un plus grand parti qu’un autre art de ressources nombreuses. En effet, elle représente les ombres, elle varie l’expression des regards, suivant qu’elle nous montre la fureur, la douleur ou la joie. Donner aux yeux l’éclat qui leur est propre, c’est ce que ne saurait faire la plastique ; ils sont brillants, ils sont d’un vert bleuâtre, ils sont noirs dans les représentations de la peinture. Les cheveux sont d’un blond fauve, ardent, doré. Tout a sa couleur, les vêtements, les armes, les maisons et les appartements, les bois, les montagnes, les sources et l’air qui enveloppe toutes choses. (3) Beaucoup d’artistes ont excellé dans cet art ; beaucoup de villes, beaucoup de rois l’ont aimé avec passion ; mais c’est là une histoire que d’autres ont racontée avant moi, et par exemple Aristodème de Carie, qui a été mon hôte, pendant quatre ans, par amour de la peinture, et qui, disciple lui-même d’Eumélos, ajoutait beaucoup de charme à la manière du maître. Mon intention n’est pas de nommer des peintres ou de raconter leur vie, mais d’expliquer des tableaux variés : c’est une conversation composée pour des jeunes gens, en vue de leur apprendre à interpréter, et de former leur goût. (4) Voici à quelle occasion ces discours ont été prononcés. Il y avait alors des jeux à Naples, cette ville de l’Italie fondée par des Grecs, et qui, par ses mœurs élégantes, par son goût pour les lettres, mérite d’être regardée comme une ville grecque. Je ne voulais point déclamer en public, quoique pressé par les jeunes gens qui fréquentaient la maison de mon hôte. Je logeais alors en dehors des murs dans un faubourg bâti sur la côte, et où s’élevait un portique à quatre ou cinq étages, qui avait vue sur la mer Tyrrhénienne. Revêtu des plus beaux marbres que recherche le luxe, il tirait son principal éclat des tableaux encastrés dans ses murs, et choisis, comme il me le semblait, avec un soin tout particulier ; ils témoignaient en effet du talent d’un grand nombre de peintres. (5) De moi-même, j’avais formé le dessein de faire l’éloge de ces peintures ; mais le fils de mon hôte, un enfant d’une dixaine d’année, déjà curieux et avide d’apprendre, épia le moment où je visitais la galerie et me pria de lui expliquer les tableaux. Ne voulant pas lui paraître trop maladroit : « Volontiers, lui dis-je, je commencerai mon explication quand tes jeunes amis seront arrivés. » Ceux-ci étant venus : « Votre camarade, leur dis-je, posera les questions ; c’est à lui que je consacre mon exercice d’interprète. Quant à vous, suivez le commentaire, mais ne vous contentez pas d’approuver : interrogez si je ne suis pas assez clair. »

31. Les présents d’hospitalité

(1) Il est beau de cueillir les figues, et aussi de ne point passer près d’elle sans dire mot. Voici des figues noires, en tas sur des feuilles de vigne ; elles distillent un suc abondant. Le peintre a représenté les fissures de l’enveloppe ; les unes en effet s’entrouvrent et donnent passage à une espèce de miel, les autres sont comme fendues en deux par la maturité. Tout auprès de ces figues est étendue une branche de figuier, point stérile ma foi, mais chargée de fruits. Sous ses feuilles, elle cache des figues, les unes encore dures et compactes, les autres ridées et flétries ; les autres bâillant un peu et laissant voir l’éclat doré du suc ; celle-là, tout au haut de la branche, a été creusée par le bec d’un oiseau, ce qui n’arrive, semble-t-il, qu’aux figues les plus savoureuses. (2) Tout le sol est jonché de noix dont les unes n’ont plus de brou, les autres l’ont encore, mais entrouvert, les autres enfin laissent voir à nu le bord des deux valves. Les poires s’entassent sur les poires, les pommes sur les pommes ; partout des constructions de fruit à dix étages, partout un parfum délicieux, une couleur dorée. L’incarnat dont brillent ces fruits ne paraît point avoir été appliqué à leur surface, mais s’être épanoui du dedans au dehors. (3) Voici les dons du cerisier : voici dans ce panier toute une récolte de grappes, et le panier lui-même n’a été tressé qu’avec les sarments de la vigne. Si tu considères les rameaux entrelacés, les grappes qui s’y suspendent, les grains qui se laissent examiner un à un, tu chanteras Dionysos, j’en suis sûr, et tu entonneras l’hymne en l’honneur de la vigne : « Ô vénérable mère des grappes vermeilles ! » On dirait en effet que les raisins représentés par le peintre sont mûrs à point et gonflés de liqueur. (4) Autre détail charmant. Voici sur des feuilles de figuier un rayon de miel d’un jaune pâle ; les cellules de cire sont récentes et prêtes à déborder, pour peu qu’on les pressât. Sur une autre feuille, nous voyons un fromage nouvellement caillé et qui semble trembler encore ; puis voici des jattes remplies d’un lait, je ne dirais pas blanc, mais éclatant de blancheur ; cet éclat, il le doit à la crème qui flotte à sa surface.

34. Les Heures

(1) Que les portes du ciel sont confiées à la garde des Heures, Homère seul a pu le savoir et le dire, car il avait vécu avec les Heures, ayant eu lui-même le ciel pour premier séjour ; mais tout homme est capable de reconnaître le sujet de notre peinture. Descendues du ciel sous la forme qui leur est propre, les mains enlacées, les Heures mènent, j’imagine, la ronde de l’année ; la terre, savante en l’art de plaire, produit sous leurs pas les richesses de toutes les saisons. (2) Je ne dirai pas aux Heures du printemps : Ne foulez pas l’hyacinthe et les roses ; car, foulées par elles, ces fleurs n’en paraissent que plus charmantes et retiennent je ne sais quel parfum émané des Heures mêmes. Je ne dirai pas aux Heures de l’hiver : Ne marchez pas sur la terre molle des sillons ; car les épis naîtront là où elles auront posé leurs pas. Celles-ci, qui sont blondes, marchent sur la pointe des épis sans les briser ni les courber, tant elles sont légères, tant elles pèsent peu sur la moisson ! C’est un spectacle charmant que de vous voir, ô vignes, essayer de retenir dans leur vol les Heures de l’automne ; car vous les aimez, ces Heures auxquelles vous devez votre beauté et la liqueur sucrée de vos fruits. (3) C’est là comme la récolte du tableau ; pour les Heures elles-mêmes, elles sont pleines de charme et peintes avec un art merveilleux. Vois en effet comme elles semblent bien chanter, avec quelle rapidité tourne leur ronde, comme nulle d’entre elles n’est vue de dos, toutes semblant venir au-devant du spectateur. Elles ont un bras levé, leur chevelure flotte en liberté, leurs joues sont animées par la course ; leurs yeux mêmes participent à la cadence. Je ne sais si elles ne nous permettent point de raconter une fable sur le peintre ; il me semble en effet qu’il rencontra les Heures comme elles dansaient, que sur leurs exhortations pressantes il se mit à l’ouvrage, les déesses voulant ainsi montrer, j’imagine, qu’il faut peindre à la bonne heure.