Questions à Claude Sintès — A propos de l’exposition "L’Armée de Rome, la puissance et la gloire"

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En exclusivité pour La Vie des Classiques, Claude Sintès, directeur honoraire du musée d’Arles Antique, nous fait entrer dans les coulisses de la formidable exposition sur l’Armée romaine qui se tient jusqu’au 22 avril 2019.

Comment vous présenter ?

Il me semble avant tout comme un scientifique, j'espère de bon niveau, mais soucieux de mettre le patrimoine à la disposition de chacun, quelle que soit sa place dans la société, en évitant d'être jargonneux ou pédant. En ce sens le monde des musées est une formidable école car il oblige constamment à « traduire » et rendre intelligibles des notions d'histoire, d'histoire de l'art et d’archéologie complexes. 

Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation ?

Deux maîtres ont conduit mes premiers pas et ont permis la naissance de ce que je viens de décrire : la grande médiéviste Gabrielle Démians d'Archimbaud à l'Université d'Aix-en-Provence, qui m'a appris la rigueur et la méthode archéologique, puis Jean Maurice Rouquette, conservateur des musée d'Arles, qui m'a fait comprendre qu'il ne fallait pas rester enfermer toute sa vie dans une seule discipline et surtout qu'il fallait constamment partager ses connaissance, avec pédagogie et si possible humour.

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Quelle a été votre formation intellectuelle ?

Très classique : maîtrise d'histoire de l'art et archéologie, Dess puis doctorat d'archéologie médiévale à l'université d'Aix-en-Provence, suivi d'un an de formation au DUA (Department of Urban archaeology) de Londres pour parfaire la méthodologie de fouilles en milieu urbain, puis « habilitation » permettant de travailler dans un musée (l'Institut National du Patrimoine n'existait pas encore à l'époque) . C'est à Arles que j'ai fait vraiment connaissance avec le monde antique, qui m'a rapidement apporté autant de joies que le monde médiéval. 

Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

 Ce n'est pas très original et un peu bête mais j'en ai un souvenir très précis bien que cela remonte à ma classe de sixième. Il s'agit de cette phrase de Xénophon que tous les potaches francophones se refilent en ricanant, et qui dit en phonétique « Ouk élabon polin alla gar apasin elpis ephe kaka », que l'on ne se privait pas de prononcer « Où qu'est la bonne Pauline ? À la gare à Passy, elle pisse et fait caca ». Après avoir bien rigolé, j'étais curieux de savoir ce que cela voulait dire vraiment mais, n'osant pas demander à un professeur en raison du sujet (on ne plaisantait pas avec ce genre de choses à l'époque), j'avais mis un temps fou à essayer de trouver cela dans les livres de la bibliothèque du collège, sans résultat. Ce n'est que des années après que j'ai eu la réponse : « Ils n'ont pas pris la ville car l'espoir disait à tous de mauvaises choses ». Par la suite, et sans doute de dépit, j'ai fait beaucoup de latin mais jamais de grec ! 

Comment est née votre passion pour l’archéologie ?

Sous la mer ! Adolescent je plongeais souvent pour faire de la pêche sous-marine et ramasser des oursins dans les roches d'Olbia-Pomponiana, près de Hyères, avant de comprendre qu'il s'agissait en fait d'un site antique submergé. Un jour je me suis inscrit comme bénévole pour aider à la fouille de la suite terrestre du site, juste à côté. Cela a démarré comme cela. 

En ce moment est ouverte la formidable exposition consacrée à l’armée romaine dont vous avez été l’initiateur et le commissaire: comment est né ce projet ? 

Du constat que tout le monde croit connaître l'armée romaine, à cause des films péplums et de la bande dessinée, mais aussi de ce que, curieusement, cela fait longtemps qu'aucune exposition importante ne lui a été consacré ni en France ni en Europe. Il m'a semblé utile de programmer ce sujet afin de combler cette lacune puis de chercher un commissaire spécialiste du sujet : cela a été Katia Schörle, professeure associée à la Brown University, Providence (USA). Katia a fait un superbe boulot et dirigé un catalogue dont les spécialistes de l'armée antique soulignent les grands mérites.

Combien de temps a pris la préparation ? Quelles sont les pièces maîtresses de l’exposition et était-il facile de les faire venir ? Quel est l’objet qui vous émeut le plus ?

Comme pour toute exposition un peu importante, il faut compter trois ans de préparation. Il y a beaucoup de pièces majeures présentées, surtout grâce, entre autres, aux prêts du Louvre, du MAN, du musée privé de Mougins, dont le propriétaire est passionné de militaria, mais l'objet le plus extraordinaire reste quand même pour moi l'éperon de navire de guerre romain trouvé au large de la Sicile par mes collègues italiens. C'est, avec une quinzaine d'autres rostres (et ils en trouvent régulièrement sur ce site par soixante mètres de fond), le témoignage de la bataille navale des îles Égades, où Carthaginois et Romains se sont disputé la prééminence en Méditerranée, avec la suite que l'on connaît. Cela a été un objet difficile à faire venir et à négocier, jusqu'aux derniers jours je n'étais pas sûr que l'on puisse l'avoir : merci donc à la Surintendance maritime sicilienne  ! 

Vous êtes-vous déjà imaginé à la place d’un de ces légionnaires ? 

Pas vraiment ! Déjà que mon service militaire d'un an m'a pesé, je n'aurais jamais imaginé devoir rester vingt-cinq ans dans n’importe quelle armée !

Quelle est la scénographie choisie pour cette exposition ? Pourquoi ?

Les scénographes J.J. Hernandez et C. Celli ont organisé l'espace autour d'une colonne trajane symbolique en rendant physiquement perceptible chaque moment de l'exposition : avec la légion on est dans le massif, le solide, avec la cavalerie on perçoit la vitesse de la course, la marine s'articule autour d'une proue de navire et les objets illustrant le combat sont sur un terrain en pente, avec des retraits, comme sur un champ de bataille... C'est bien ce que l'on voulait : une muséographie discrète ne faisant pas ombrage aux somptueux objets mais présente quand même et évoquant subtilement chacune des sections. 

Au moment de l’inauguration à quoi avez-vous pensé ?  

Avec beaucoup de nostalgie que c'était ma dernière exposition, la dernière fois où je prononçais un discours avant que Katia et moi ne conduisions les officiels dans les salles. C'est quand même ma vingt-deuxième exposition !

Quelle est la spécificité de l’armée romaine ? Qu’est-ce que les Romains ont « inventé » ?

Impossible de répondre en quelques lignes ! Cependant, on peut dire que l'armée romaine, à partir de la réforme du général Marius surtout, est la première armée véritablement efficace et professionnelle que l'on connaisse, les armements ayant été standardisés pour permettre des figures tactiques et les transports ayant été rendus beaucoup plus rapides car les soldats portaient eux mêmes leurs paquetages... En tant qu'invention, c'est l'artillerie qui est la marque de l'armée romaine, les ennemis n'en n'ayant pas la maîtrise. On va voir se développer des balistes de diverses tailles, des « scorpions » lanceurs de traits, des « onagres » qui envoyaient de lourdes pierres lors des sièges, et même, pour la marine, de l’artillerie embarquée avec l'invention du lance-harpon par le général Agrippa. 

Qui se battait ? Était-il possible de passer une vie « en paix » ?

À l'origine, sous la République, seuls les citoyens pouvaient entrer dans l'armée et la légion. Puis progressivement les peuples alliés et fédérés vont envoyer des contingents d’auxiliaires à Rome, souvent spécialisés (des archers, des frondeurs, des cavaliers légers, etc...). En général, les citoyens romains étaient réservés pour les tâches nobles et civilisatrices, comme les constructions, l'administration, les auxiliaires étant plutôt en premier ligne lors des combats. Mais s'ils avaient bien servis, ces soldats étrangers pouvaient obtenir la citoyenneté romaine au moment de prendre leur retraite, ce qui était un avantage considérable.

Oui, comme aujourd'hui, certains soldats faisaient toute leur carrière sans jamais avoir besoin de combattre, surtout au moment de la « paix romaine ». La vie de garnison étaient cependant rythmée par une multitude de tâches comme l'exercice, les corvées, les constructions civiles ou militaires, les parades etc... 

Quelles sont les dernières découvertes de l’archéologie en la matière ? 

 La plus spectaculaire est comme déjà signalé le site de la bataille des îles Égades contre les Carthaginois, mais on connaît aussi de mieux en mieux la vie dans les forts du limes (la frontière), grâce à des fouilles comme celles du fort de Chester, sur le mur d'Hadrien.

Quelles batailles vous fascinent ?

Celles où le destin de milliers d'hommes a changé de direction sur un seul engagement comme Actium, qui voit la naissance de l'Empire ou bien la bataille de Teutobourg, qui mit un terme à l'avancée de Rome en Germanie.

Vous avez consacré une partie de votre vie au musée d’Arles antique, quels en ont été les temps forts ?

C'est une question frustrante ! Si je fais une petite sélection cependant, je dirais la fouille, la restauration, le remontage du chaland romain Arles Rhône 3 puis l'inauguration de l'aile maritime du musée, le tout en deux ans. Mais aussi la présentation dans nos salles de la Vénus d'Arles prêtée par le Louvre au milieu d’œuvres de Rodin, la découverte du buste de César, la présentation du Bain turc d'Ingres... Mais aussi la signature du partenariat avec la Getty Foundation pour la formation de restaurateurs de mosaïques dans toute la Méditerranée, ou encore la signature de conventions scientifiques avec le Louvre puis avec le musée du Vatican, ce qui n'est pas mal pour un petit musée de province ! Il y a tant de choses... 

Vous êtes archéologue et directeur de musée : a-t-on des traces des musées dans l’Antiquité ?

De musées tel qu'on l'entend aujourd'hui, un lieu public ouvert à tous avec une présentation pédagogique autour, non, pas à ma connaissance, car c'est une idée qui va naître à la Renaissance. En revanche les traces de collections privées sont nombreuses, aussi bien sur le terrain que dans les textes. Les Romains adoraient acheter (ou piller comme ce bandit de Verrès !) ce qui était déjà considéré comme des « antiquités » à leur époque, les œuvres grecques classiques étant les plus prisées.

À quoi ressemble votre bibliothèque ?  Quelle est la part de l’Antiquité ?

À un véritable fourbi où les livres s'entassent dans toute la maison jusqu'au plafond mais où je me repère sans difficulté ! Pour les thèmes, c'est un grand mélange aussi, les Poèmes de Cavafis voisinant en ce moment avec une Histoire des légumes et un polar suédois par exemple. Pour l'antiquité, ou plus précisément pour les lettres classiques, mon bureau est presque tout rose et jaune, les couvertures de la CUF bien sûr, avec un peu du vert de la Loeb. Là en revanche tout est miraculeusement rangé : il faut dire qu'il ne se passe pas une journée sans que je n'aille y puiser une citation ou une référence.

Pour finir, s’il fallait tirer une leçon de ces témoignages de la puissance de l’armée romaine, ce serait laquelle ?

Ce serait quelque chose d'assez amer, à mes yeux. En effet, cette armée exceptionnelle de puissance, de technologie, d’intelligence et de courage, a servi principalement d'instrument à l’expansion de Rome, c'est-à-dire la mise en coupe réglée et le pillage des ressources de bien des peuples plus faibles. Mais la malignité humaine a habillé cela avec de belles raisons : si on a envahi les « Barbares » c'est pour leur apporter la civilisation et si on leur fait la guerre c'est pour leur apporter la paix. C'est ce que les nations européennes et plus tard l’Amérique, ont développé au moment des colonisations et des annexions, c'est le discours entendu encore il n'y a pas si longtemps, « civilisation » étant remplacé par « démocratie ». Souvent, les visiteurs de nos musées, en voyant les parallèles avec notre propre monde, ont cette phrase naïve «Finalement,  on n'a rien inventé ». Moi j'aurais tendance à dire «Finalement, on n'a rien appris ». 

Lien vers le site du Musée départemental Arles Antique

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