Sur les sycophantes modernes

8 juillet 2020
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Sur les sycophantes modernes par M. Casevitz

Pour commencer, nous assurons que le sujet que nous avons choisi l’était avant que de récents événements ne l’installent en pleine actualité. Déjà, en juin 2017, F. Bayrou, quittant son tout nouveau ministère, avait évoqué l’esprit de délationinfectant la société française, rappelant le gouvernement de Vichy et évoqué aussi les sycophantes antiques.

Dans l’antiquité, à Athènes, un sycophanteétait « celui qui dénonce (même) une figue », c’est-à-dire même un objet de peu de valeur, tant il était répandu (le mot συκοφάντης [sukophantès] est un composé dont le premier terme est le thème du nom de la figue, neutre σῦκον,­-ου,  et le second le radical qui a fourni le verbe φαίνω « montrer, révéler », φαν-pourvu du suffixe de nom d’agent *-της, voir le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots [DÉLG], de P. Chantraine, 2èmeéd., Paris, 2009, s.u. σῦκον). Le sycophante pouvait vivre du revenu que lui procuraient ses activités, puisqu’il recevait une partie de l’amende infligée au coupable. Le mot, relayé en latin, apparaît en français dès le XVIème  siècle et apparaît comme équivalent des modernes délateur,dénonciateur, calomniateur et d’autres mots plus familiers.

Un délateur(féminin délatrice) est celui qui révèle au public ou aux autorités, en signant son propos ou en restant anonyme, un fait, un nom susceptible d’être coupable. Le mot (attesté au XVèmes., sans nuance péjorative d’abord) provient du latin delator,  formé à partir du participe passé passif delatuscomme aussi le nom d’action féminin delatio, -onis (à la base le verbe latin composé de-fero, -fers,- ferre, -tuli, -latum, verbe dont nous avons naguère parlé à propos du terme juridique, lui aussi, défèrement, à ne pas confondre avec le déferrement). Le préverbe latin dē­- indique le mouvement de haut en bas, et a servi souvent à renforcer le sens du verbe simple. De nos jours, le délateur agit pour des motifs vils et méprisables, qu’il soit méchant ou vénal, ou les deux à la fois.

Un dénonciateur(féminin dénonciatrice) annonce à la justice ou au public, directement ou via les medias, des faits dont il attend ou demande le châtiment. Un tel personnage accomplit ainsi une fonction (sur laquelle le pouvoir parfois compte), c’est souvent un professionnel. Le mot est issu du latin denuntiator, -oris, qu’on trouve dans les inscriptions « officier de police, annonceur (au théâtre) ».  Le nom dérive du verbe latin classique denuntiare « notifier, annoncer » (composé du classique nuntio,-are).  Le dénonciateur(attesté dès le XIVèmesiècle) dénonce ce qu’il s’attend à voir punir, une faute, un délit, un crime, ou ce qui en son temps est considéré comme tel (on pense ainsi au dénonciateur de juifs, pendant la dernière guerre mondiale).

Le mot révélateur(féminin révélatrice), substantif ou adjectif, peut désigner celui qui révèle  une faute réelle ou prétendue telle, mais les deux mots précédents l’ont relégué dans un autre domaine, la technique : ainsi dans la photographie argentique, un produit chimique déclenche dans le bain la révélation du cliché, l’apparition de l’image. Tout appareil, tout fait peut, en tout domaine, être révélateur de tout ce qui était caché, latent ; tout peut être déclencheur de dévoilement.

Il y a d’autres mots proches, dans le langage familier ou dans l’argot de certains milieux. Ainsi, dans la langue des adolescents, des écoliers, un rapporteurdénonce au maître, au surveillant, des faits qu’il considère répréhensibles. Rapporter c’est  transmettre ou retransmettre une information, dans l’idée malveillante que cette action sera suivie de punition, ou pourra l’être.  Le rapporteur, par ailleurs, peut être celui qui rend compte d’un projet de loi, de l’état d’un problème, mais un rapporteur peut désigner aussi un instrument servant à mesurer ou rapporter des angles. Le mot rapporteur est attesté depuis le XIVème siècle au sens de dénonciateur,accusateur.  

Un cafteur dans l’argot, notamment chez les écoliers (depuis le début du XXème siècle), c’est celui qui rapporte, dénonce à ou aux autorités. À l’origine, d’après le Bloch-Wartburg, le mot cafardest emprunté à l’arabe kafir« incroyant » d’où « converti » d’où « faux dévot », avec suffixation péjorative en –ard. Le cafard est synonyme de « bigot, cagot, tartufe » (Trésor de la langue française informatisé [TLF], s.u.) ; le mot désigne aussi un insecte, noir et mal aimé et, au figuré, une tristesse, la mélancolie. P. Guiraud (Dictionnaire des étymologies obscures, Paris, 1982, s.u. cafard, p. 180-181) croit à une étymologie différente : sur un radical *caf-, il indique des mots dialectaux telcafe« creux, coquille » (« issu d’un croisement cavus « creux » avec scapha« chaloupe » ibid.). Aucune étymologie ne semble s’imposer. À signaler par ailleurs que le TLForthographie cafeteur, cafeteux (ce dernier mot est chez le Céline de Mort à crédit), tandis que les dictionnaires usuels orthographient cafteur.

À côté de cafteur, dérivé de cafard, le mouchard,dérivé de mouche, lui aussi moucharde, dénonce. En argot, une moucheest un espion qui s’attache aux personnes à surveiller, comme fait l’insecte obsédant. Mentionnons dans le même domaine l’informateur, et l’abrégé indic.

Parfois une personne suspecte, interrogée par la police, avoue ce qu’on lui reproche et livre les renseignements confidentiels qu’elle possède : elle trahit, ellebalance, elle devient elle-même une balance. Dans un emploi transitif, balancer peut signifier, depuis le XIIèmesiècle, jeter, lancer (dans un mouvement de balancement), quelque chose ; ou, en argot depuis le XXèmesiècle, quelqu’un. Le mot balanceprovient du latin bilanx, féminin « à deux plateaux, balance » (composé de bi(s)-« deux » et de lanx,-cis, féminin, « plat, plateau », mot peut-être emprunté, cf. Ernout-Meillet,Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4èmeéd. retirée avec additions et corrections par J. André, Paris, 2001, s.u. lanx).

Tous les mots jusqu’ici indiqués indiquent des activités et des personnages mal considérés. Il convient de mettre en face de ces individus des personnes dont l’action vise à prévenir et mettre en garde la société contre des risques et des dangers qui la menacent (qu’on pense à l’affaire du dangereux médicament médiator) : il s’agit des lanceurs d’alertes, comme on dit depuis peu (depuis 1999, date de la première édition de Les sombres précurseurs, Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, de F. Chateauraynaud et D. Torny, Paris, éditions de l’EHESS, 2èmeéd. 2013).  Certains lanceurs d’alertes, ainsi nommés par analogie avec les sauveteurs qui lancent des bouées de sauvetage aux personnes qui risquent la noyade, sont devenus des héros ; mal protégés à l’origine, ils risquent moins actuellement, depuis que diverses lois ont été votées dans divers pays pour assurer, plus ou moins, leur sécurité ; certains en tout cas sont encore soumis à divers mauvais traitements, et même menacés de longues peines de prison.

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