Une lettre de Greta à Goran

27 juin 2017
Image :
Image :
Texte :

Aujourd'hui, La Vie des Classiques vous offre une lettre extraite de Tourner la page, paru dans la collection TIBI aux Belles Lettres. 

Lettre III

« Ne fussé-je pas la cause de ton salut, ce n’est tout de même pas une raison pour que tu sois, toi, la cause de ma mort. »

(Ovide, Héroïdes X, Ariane à Thésée)

Greta à Goran

Mejdan, 22 mars 2013

Mon cher mari, je t’écris une dernière lettre de Mejdan, cette bourgade qui est devenue depuis presque vingt ans ma résidence principale. C’est là où j’ai trouvé refuge, fuyant cette maudite guerre qui nous a arrachés à notre terre et à notre amour ; c’est là que nos enfants ont été mises à l’abri des horreurs de ces interminables affrontements, dont aujourd’hui encore je ne saurais me faire une raison. La maison où nous habitons est entourée d’arbres et de champs. Une rivière paisible s’entend au loin. Mila et Olivia s’y sont baignées durant toute leur enfance, au point que ce coin est devenu pour elles un lieu de ressourcement perpétuel, physique et spirituel. Il l’a été pour moi aussi, durant de longues années, lorsque je nourrissais encore l’espoir de te revoir un jour, ou d’avoir un signe, si discret soit-il, de ta présence dans ce monde. Désormais je n’ai plus le loisir d’attendre, hélas, pardonne-moi ! Mes mains se sont consumées à force d’écrire ; mes yeux à force de regarder au loin ; mon coeur à force de t’y bercer avec tout le poids de ton absence. Pardonne-moi, mon mari chéri, de ne plus pouvoir être la femme que tu souhaitais trouver en moi.

Tu es parti il y a plus de vingt ans, décidé à montrer la justesse de tes idéaux, l’honnêteté de tes objectifs. As-tu jamais songé que tu pourrais ne pas me revoir ? As-tu jamais imaginé que tes filles et moi avions un plus grand besoin de toi qu’une armée d’hommes censée servir la cause nationale ? Je n’ai pas eu de cesse de me répéter que, si tu avais douté un seul instant de l’horrible vie à laquelle nous condamnerait ta mort, tu aurais peut-être rebroussé chemin. Je n’ai pas essayé de te retenir, cela aurait été chose vaine. Pourtant, que de larmes n’as-tu pas vu couler de mes yeux rougis par le chagrin ! Tu savais bien que je n’aurais pas pu survivre dignement à ton départ, puisque, dans un pays en guerre, il n’existe d’issue guère pour la population civile sans défense.

J’ai échappé aux pires turpitudes (que je te laisse deviner), et je me suis battue pour que nos filles sortent indemnes des affres d’une guerre qui nous a laissé en héritage faim et désespoir. J’ai vu mourir, autour de moi, enfants, vieillards, femmes aban­données à la misère et à la solitude. J’ai accueilli dans ma demeure une jeune fille qui venait d’être violée et qui n’osait pas rentrer chez elle à cause de la honte qui l’avait marquée, à jamais. Plus tard j’ai appris qu’elle s’était jetée sous une voiture avec l’enfant maudit qu’elle portait dans son ventre. Oh Goran, quel cortège de désolation que ces années sans toi ! Quelles atrocités ont perçu mes yeux et mes oreilles ! Je me suis retrouvée au milieu des alertes, des décombres, des hordes de réfugiés fuyant partout, des enfants terrorisés et des cadavres, assourdie par les explosions des bombes. Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi as-tu accepté de t’engager dans un jeu de massacre qui impliquerait inévitablement ta propre famille ? Sais-tu que si nous avions fui ce pays de sang et de déchirures nous serions encore ensemble ? Pensais-tu gagner le paradis en te sacrifiant pour une patrie qu’aucune morale ou justice n’auraient pu épargner ?

Tu ne sauras jamais combien de fois la solitude démesurée de ma vie a menacé de tourner au drame. Aujourd’hui encore, vois-tu, je me dis que personne ne peut imaginer la guerre qui m’a massacré l’âme, qui m’a anéantie. Lorsque le conflit a été terminé, la guerre s’est poursuivie en moi, dans ce qui restait de moi. Combien de frissons ont secoué mon dos à chaque courrier envoyé par les autorités ! À chaque fois, c’était ta mort que je redoutais de lire dans ces lignes cyniques qui m’annonçaient en revanche que, étant toujours mariée (à toi dont je ne savais même pas si tu étais encore vivant), je n’avais pas droit au versement de la pension de veuvage. Je me suis retrou­vée à envier les autres veuves, les véritables veuves qui avaient eu la chance de toucher les corps de leurs maris soigneusement apprêtés dans leurs cercueils. Ces véritables veuves qui avaient pu intégrer les associations de familles de combattants morts. Moi, je n’ai eu droit à aucun avantage matériel, ni même à la gloire d’avoir perdu un mari, mort en héros, ou en martyr. Je me suis sentie si souvent écrasée par ce destin que je n’avais nullement choisi, et que tu aurais pu m’éviter, si seulement tu avais pensé à tes devoirs d’époux et de père, plutôt qu’à ton sens civique, nourri à vrai dire par d’ignobles pressions morales et matérielles. Eh bien, aujourd’hui, après tant d’années de luttes, de privations, d’humiliations, l’heure de mon drame a sonné. Elle a retenti dans ma tête comme un coup de fusil, me ramenant à ces migraines terrifiantes qui ont miné peu à peu ma lucidité durant toutes les années de guerre. En ce moment je suis dans ma chambre, face au miroir argenté qui nous a été offert le jour de notre mariage. C’est l’un des rares souvenirs qui me reste de cet heureux temps lointain où nous étions inconscients des peines à venir. T’en souviens-tu ? Nous l’avions accroché au pied de notre lit et nous nous étions amu­sés à nous y regarder quand nous faisions l’amour. C’était au tout début, quand le soupçon de la guerre qui devait s’abattre sur nos vies n’avait même pas pris corps dans tes pensées.

Je voudrais te laisser un dernier mot, aimant, cha­leureux et sincère, puisqu’au fond de moi réside encore un brin de bonté et de gentillesse, malgré la léthargie affective qui est devenue mon lot. Mais cela sonnerait tellement faux ! Après tant d’années de séparation, d’espoirs et d’attentes, je ne suis toujours pas arrivée à apaiser ma colère ! La douleur s’est gangrenée dans mon âme, lui a donné son visage le plus vrai. Que pourrais-je t’écrire ? « Je te serre dans mes bras avec affection et gratitude » : c’est le seul mot qu’une épouse sur le point de quitter le monde pourrait laisser à son mari, et c’est le seul mot que je ne pourrai jamais t’écrire. Affection ?! Gratitude !? Et puis, suis-je encore ton épouse, si jamais je l’ai été ? Suis-je encore quelqu’un, dans cette société qui m’a refusé le statut de veuve, s’attachant à préserver la distinc­tion hypocrite entre un disparu et un défunt ? J’ai été condamnée à vivre comme une âme en peine des années douloureuses, où le poids du quotidien, le manque d’argent et l’isolement grandissant n’ont fait que creuser un vide de plus en plus profond entre toi et moi, entre la vie et moi. Non, je ne crois pas pouvoir te laisser des mots d’amour en héritage. Affection et gratitude ne sont plus à l’ordre du jour, depuis longtemps, même si j’aurais voulu me barder d’un peu de grandeur aux yeux d’un monde qui n’aura rien compris de mon passage sur terre.

Je sais que nos filles sauront comprendre mon geste, sans se sentir abandonnées. J’ai traversé l’enfer toute ma vie, je ne m’attends pas à trouver pire que ce que j’ai vécu. Mila et Olivia m’ont vue vieillir préco­cement sous les coups du désarroi et de l’indigence, et elles ne sauraient me tenir rigueur si à soixante ans la vie m’est devenue insupportable. Malgré l’amour que j’ai pour elles. Car je n’ai plus d’amour à donner. J’ai tout donné, toutes mes tripes, toutes mes pensées, tout mon corps. Je prie pour que mes filles n’aient pas trop à souffrir de ce départ pourtant annoncé. J’espère surtout qu’elles trouveront un mari capable de les aimer. Je l’espère de tout mon coeur. D’une certaine manière, en quittant ce monde, je me dis que je peux faire ce dernier sacrifice pour qu’elles, mes filles adorées, aient une vie meilleure que la mienne. Peut-être, qui sait, les souffrances que j’ai endurées, les horreurs que j’ai vécues, ne sont que le prix à payer pour que la vie, celle de mes filles, recommence sur de nouvelles bases.

Je meurs donc, t’espérant mort depuis longtemps.

Greta