À l’occasion de la parution de trois textes de Sextus Empiricus, Contre les Logiciens, Contre les moralistes et Contre les physiciens dans la collection La Roue à Livres aux éditions Les Belles Lettres, René Lefebvre, qui les a introduits, traduits et annotés, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous guider au cœur de l’œuvre de l’un des plus grands philosophes de l’Antiquité.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?
René Lefebvre : Comme un historien de la philosophie antique, occupé ces dernières années à traduire Sextus Empiricus.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
R. L. : J’étais déjà engagé dans la vie active quand je me suis assez tardivement tourné vers la philosophie, à laquelle je me suis formé « à distance », du début à la fin du cursus. Chaque grand auteur, ou presque, qu’il s’agisse de littérature ou de philosophie, a été une rencontre à des moments différents du temps.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
R. L. : Je suis passé des lettres à la philosophie en lisant l’Histoire des animaux d’Aristote.
L.V.D.C. : Vous publiez, aux éditions Les Belles Lettres, une nouvelle traduction de trois textes de Sextus Empiricus : comment est né ce projet d’envergure ? à qui s’adresse-t-il ?
R. L. : J’étais souvent amené à regretter, avec mes étudiants, que l’œuvre majeure de Sextus Empiricus, le Contre les dogmatiques, ne soit pas traduite en français.
Certains me renvoyaient : « Pourquoi ne la traduisez-vous pas ? »
Je ne trouvais pas le temps, la plupart de mes recherches portaient sur une période plus ancienne et mon expérience de la traduction était réduite.
Pourtant, certains développements du Contre les logiciens m’intéressaient tout particulièrement, tels ceux qui témoignaient de l’intensité des débats autour d’une notion à laquelle j’avais consacré plusieurs articles : la « représentation », considérée en l’occurrence comme un « critère de vérité ».
Quand le temps m’a moins manqué, il m’a semblé évident que ce que je pouvais faire de plus utile en général et de plus enrichissant pour moi était de traduire cet ouvrage, que Les Belles Lettres ont publié en 2019.
Ensuite, le besoin de disposer d’une traduction des autres parties subsistait. J’ai « enchaîné », encouragé, il faut le dire, par la confiance des directeurs de la collection « La Roue à Livres ».
Les trois traductions s’adressent au public cultivé, dans la mesure où il s’agit de trois ouvrages importants d’un auteur majeur, tout autant qu’aux spécialistes, philosophes, en particulier. Les introductions et les notes visent les deux publics. L’appareil du Contre les moralistes avance en outre des éléments d’interprétation en phase avec les discussions récentes sur la nature du « néo-pyrrhonisme ».
L.V.D.C. : Donnons un instant la parole à Michel Casevitz et à Aude Cohen-Skalli, les directeurs de « La Roue à Livres » : comment ces trois textes s’insèrent-ils dans votre collection ?
M. C. & A. C.-S. : La philosophie a toujours fait partie des points forts de la collection. Il suffit de penser à la Vie de Pythagore de Jamblique (traduite et annotée par L. Brisson et A.-Ph. Segonds), dont le premier tirage remonte à 1996 et qui est l’un des livres les plus lus de la collection, ou à la série des Pseudo-Aristote de M. Federspiel. C'est dans le même état d’esprit que le Contre les dogmatiques de Sextus Empiricus, qui n’a pas encore été édité dans la CUF, s’intègre dans la collection « La Roue à Livres ».
L.V.D.C. : Est-ce que vous pourriez nous présenter, en quelques mots, votre Sextus Empiricus : qui est-il ? quand a-t-il vécu ?
R. L. : Nous ne connaissons de Sextus Empiricus que son œuvre, à peu de chose près. Les témoignages sont rares, et lui-même est on ne peut plus discret sur son propre compte.
Disons qu’il écrivait en grec vers la fin du IIe s. ou le début du IIIe s. de notre ère, quelque part dans l’empire romain. Et qu’il était médecin et philosophe.
Son activité principale consiste à démontrer l’échec de la philosophie dans les différents domaines, en citant beaucoup de doctrines qu’il oppose les unes aux autres, ce qui en fait une source très importante pour la connaissance de la philosophie antique.
Il est difficile d’apprécier son éventuelle originalité, dans la mesure où il redéploye pour l’essentiel les arguments antérieurs d’une tradition qu’il recommande et fait remonter à Pyrrhon (IV-IIIe s. av. J.-C.). Mais comme il est le seul Sceptique ancien dont l’œuvre nous soit parvenue, notre connaissance du scepticisme antique repose principalement sur lui.
L.V.D.C. : Et qu’avons-nous conservé de son œuvre ?
R. L. : La plus grande partie de l’œuvre nous est parvenue. Il doit surtout manquer des écrits médicaux.
Nous avons conservé les Esquisses pyrrhoniennes, très utiles parce que leur livre premier expose les principes du scepticisme ; les deux autres livres critiquent la logique, la physique et la morale « dogmatiques ».
Le Contre les dogmatiques que publient Les Belles Lettres effectue le même travail, en cinq livres conservés, mais de façon plus nourrie, plus détaillée et plus approfondie. Malheureusement, les premiers livres, cinq peut-être, sont vraisemblablement perdus, de sorte que l’exposé consacré au scepticisme lui-même manque dans cet ouvrage.
Nous sont également parvenus six livres contre les arts libéraux (grammaire, rhétorique, géométrie, arithmétique, astrologie et musique), regroupés dans le Contre les professeurs.
L.V.D.C. : Comment avez-vous fait sa rencontre ? Avez-vous un lien particulier avec lui ?
R. L. : J’ai rapidement évoqué tout à l’heure mon intérêt initial pour Sextus Empiricus, témoin d’un débat très intense, dans la période hellénistique, entre Stoïciens et Académiciens autour de la représentation, mais il y a aussi autre chose.
Un peu comme celle de Platon, le philosophe qui ne s’exprime jamais en son nom propre, l’œuvre de Sextus fascine par son caractère polyphonique. Sans jamais prendre position lui-même, puisque c’est là le propre d’un Sceptique, Sextus se fait l’écho d’une incroyable variété d’opinions sur les questions les plus diverses et les plus fondamentales.
Sur le fond, doit-on pour autant partager son scepticisme ? Les arguments qu’il met en avant donnent à réfléchir, certains sont puissants, voire plus, et il faut admettre que le « savoir » philosophique est rarement inattaquable. D’un autre côté, l’état d’esprit sceptique a quelque chose de stérile. Au vu de ce qu’est devenue la science, il pourrait même, de nos jours, sembler dérisoire.
L.V.D.C. : Dans ces trois textes, regroupés sous le titre Contre les dogmatiques, Sextus prend tour à tour pour cible les logiciens, les moralistes et les physiciens : qui sont-ils et pourquoi s’attaquer à eux ?
R. L. : Les philosophes des périodes hellénistique puis romaine considéraient habituellement la philosophie comme tripartite. La logique traite du discours et de la connaissance, la physique, du monde ou de la nature (dieux compris), la morale, de la vie bonne.
Historiquement, certains philosophes, présocratiques, par exemple, ont pu être surtout des physiciens, ou d’autres, surtout des moralistes, comme Socrate ; mais les Épicuriens et surtout les Stoïciens pratiquaient les trois disciplines à la fois et les considéraient comme liées (Sextus évoque d’ailleurs assez peu le rapport qu’elles entretiennent les unes avec les autres).
Sextus attaque tour à tour les trois disciplines et ceux qui les pratiquent, en commençant par la logique et en finissant par la morale. Curieusement, que cela soit dû aux limites des sources qu’il utilise ou réponde à d’autres raisons, ses adversaires ne sont pas ses contemporains mais des philosophes nettement plus anciens (les plus récents ne sont pas postérieurs au Ier s. av. J.-C.).
Pourquoi cette agressivité à l’endroit de toute la philosophie ? Si le Sceptique se présente comme un individu qui aspire à la vérité, il ne voit pas de doctrine qui, dans sa recherche des « choses cachées », soit en capacité de faire la preuve qu’elle est dans le vrai. Or, l’aspiration à une vérité qu’on ne parvient pas à saisir est vécue comme perturbante, et le Sceptique aspire à la « tranquillité ». À un moment donné, il s’aperçoit qu’il y accède, non par une connaissance hors de portée, mais par une forme de renoncement : l’absence de prise de position en quelque sens que ce soit, ce qu’il appelle la « suspension » de l’assentiment ou du jugement.
Les physiciens doivent donc être combattus parce que leurs doctrines ne tiennent pas la route. Comme ils utilisent des procédures recommandées par les logiciens, ceux-ci doivent être préalablement réfutés. Et il y a une raison supplémentaire d’attaquer les moralistes : non seulement les doctrines morales ne valent pas mieux que les autres, mais elles occasionnent des tracas originaux, dans la mesure où elles poussent sans cesse à rechercher ce qu’on suppose bon et à se garder de ce dont on se figure que c’est mauvais. Elles s’avèrent ainsi particulièrement nocives.
Même s’il prétend continuer à chercher, le Sceptique aspire donc à une forme d’immobilité en laquelle il voit le moyen le plus sûr d’accéder à la tranquillité et à la vie bonne, et c’est ce qui l’amène à employer les ressources de la philosophie pour se défaire de la philosophie. Il est alors confronté à une tâche difficile : établir comment la vie même reste possible dans des conditions de totale incrédulité. De fait, par un certain retour à quelque chose comme le sens commun.
L.V.D.C. : De nos jours, le mot « dogmatique » a pris une connotation assez péjorative, celui d’un enseignement supportant mal la nuance et la critique. Qu’en est-il dans l’Antiquité ? Y a-t-il un dogmatisme positif ?
R. L. : Le grec dogma n’est pas en tant que tel péjoratif, il ne suggère pas la fermeture d’esprit comme parfois le français « dogme ». Au début des Esquisses pyrrhoniennes, Sextus définit le « dogme » au sens faible comme le fait d’acquiescer à quelque chose, au sens fort comme celui de donner son assentiment à l’objet caché d’une recherche scientifique.
Les philosophes qu’il qualifie de « dogmatiques » sont ceux qui prétendent accéder à la connaissance des choses cachées. Sextus les critique parce qu’il ne voit pas comment nous pourrions avoir accès à une telle connaissance et en raison du caractère perturbant de l’incertitude attachée aux doctrines qu’ils défendent.
Chez les commentateurs, on parle par ailleurs parfois du « dogmatisme positif » des philosophes qui affirment que ceci ou cela est le cas, et du « dogmatisme négatif » de ceux qui le nient. Les seconds (des athées, par exemple) rompent avec les croyances des premiers mais font tout autant preuve de « dogmatisme » puisqu’ils se prononcent (négativement).
On se demande alors si Sextus, en bon Sceptique, est constant dans la pratique de la suspension de l’assentiment, quelle que soit la question considérée, ou s’il lui arrive de verser dans le « dogmatisme négatif » (en niant purement et simplement la réalité du bien et du mal, par exemple, au lieu de s’abstenir de se prononcer à ce sujet).
L.V.D.C. : Votre entreprise offre au lecteur moderne la première traduction française de ces trois textes : pourquoi n’a-t-il pas été traduit plus tôt en français ? Son œuvre est-elle à ce point difficile ?
R. L. : Lorsque j’étais étudiant, même pour lire les Esquisses pyrrhoniennes, le lecteur de Sextus devait se contenter de morceaux choisis (quoiqu’elles aient déjà été traduites en français par C. Huart en 1725). La traduction de P. Pellegrin (1997) est relativement récente. Le retard est plus important encore, en effet, dans le cas du Contre les dogmatiques, dont la partie Contre les moralistes a été traduite pour la première fois par O. D'Jeranian en 2015. Nos traductions du Contre les logiciens puis du Contre les moralistes et du Contre les physiciens datent de 2019 et de cette année 2024.
Comme le grec et le propos de Sextus Empiricus ne présentent pas de difficultés particulières, j’imagine que Sextus Empiricus a traversé une sorte de purgatoire, notamment en France (son œuvre, le Contre les dogmatiques en particulier, a été plus vite accessible en anglais, en italien ou en allemand).
L.V.D.C. : Ces textes ont-ils eu une influence particulière dans l’histoire des idées ? Quel regard apporte-t-il à notre réflexion contemporaine ?
R. L. : Il faudrait une recherche spécifique pour répondre à la question dans le cas précis du Contre les dogmatiques. Sans doute a-t-on davantage lu les Esquisses, parce qu’elles sont plus courtes, plus élégantes et, surtout, parce qu’avant de critiquer la logique, la physique et la morale, elles commencent par exposer les principes mêmes du scepticisme.
Le scepticisme pyrrhonien, dont Sextus est le principal propagandiste, est en tout cas influent. S’il est pour l’essentiel resté ignoré du Moyen-Âge latin (qui, méconnait moins la pensée scepticisante d’une autre tradition, la tradition académique d’Arcésilas et de Carnéade, grâce à Cicéron et Augustin), il rayonne à nouveau pendant la Renaissance, où l’œuvre de Sextus est redécouverte et traduite en latin.
Il est souvent difficile de dire quel philosophe a lu quel ouvrage, mais l’influence directe ou indirecte (par le truchement de Diogène Laërce, par exemple) des idées sceptiques sur la pensée moderne est considérable ; chez Montaigne, bien sûr, qui fait entrer le pyrrhonisme dans la philosophie ; chez Descartes, qui propose d’implanter la recherche de la certitude dans un approfondissement de la pratique du doute ; chez Pascal même, écrivant, dans une perspective apologétique, certes, que « le pyrrhonisme est le vrai » ; ou encore, chez Hume, qui considère le « doute sceptique » comme une « maladie qui ne peut être radicalement guérie ».
Dans la philosophie contemporaine, qui fait parfois appel aux textes anciens, des penseurs éminents se recommandent d’un certain pyrrhonisme, comme R. Fogelin ou W. Sinnott-Armstrong. Une revue telle que l’International Journal for the Study of Skepticism témoigne de la vitalité des discussions actuelles relatives au pyrrhonisme, pro et contra.
L.V.D.C. : Pourquoi, selon vous, continuer de lire et de traduire Sextus Empiricus aujourd’hui ? Et plus généralement la littérature grecque et latine ?
R. L. : La puissance de la philosophie grecque est considérable. La pratiquer, c’est profiter de son excellence. Nous avons avec elle un rapport particulier, fait à la fois de distance et de continuité.
Elle est suffisamment éloignée de nous pour que la lecture des auteurs anciens nous dépayse quelque peu, nous devenons alors plus intelligents en contemplant, comme au théâtre ou au cinéma, et en pensant « autrement ».
D’un autre côté, nous sommes les héritiers de la raison grecque qui nous a en partie faits être ce que nous sommes au meilleur de nous-mêmes. De ce point de vue, lire les philosophes grecs, c’est un peu comme, pour un enfant, aller à la grande école, où l’on apprend à lire et à écrire au contact d’un instituteur qui met en place des fondamentaux.
Sextus Empiricus ne fait pas exception. Qu’il mérite d’être lu et étudié n’est pas douteux. Il s’inscrit dans une tradition dont l’apport propre est la mise en relief de ce qu’il y a de précaire dans tout ce que nous envisageons comme de la connaissance.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note plus personnelle : un passage de l’une de ces œuvres a-t-il particulièrement retenu votre attention ?
R. L. : La fin du Contre les logiciens n’en finit pas d’interroger sur le sens de la démarche sceptique.
Sextus a longuement argumenté contre la réalité de la démonstration. Il imagine alors l’objection dogmatique selon laquelle, si le Sceptique a démontré qu’il n’y a pas de démonstration, il doit par là-même admettre qu’il y a de la démonstration (au minimum, la démonstration de ce qu’il n’y aurait pas de démonstration).
Voici sa réponse (A.M., VIII, 479-481) :
« “Ouiˮ, disent-ils, “mais l’argument qui infère qu’il n’y a pas de démonstration, en étant démonstratif, se rejette lui-mêmeˮ. À cela, il faut répondre qu’il ne se rejette pas totalement lui-même. On dit beaucoup de choses, en effet, en faisant une exception et, de la même façon que nous affirmons de Zeus qu’il est père des dieux et des hommes à l’exception de lui-même (car il n’a assurément pas été aussi son propre père), quand nous disons qu’il n’y a aucune démonstration, nous le disons en faisant exception pour l’argument qui démontre qu’il n’y a pas de démonstration – il n’y a que lui qui soit une démonstration. Et même si l’argument se rejette lui-même, ce n’est pas pour autant que la réalité de la démonstration est validée : il y a beaucoup de choses qui s’administrent aussi à elles-mêmes le traitement qu’elles font subir à d’autres. Le feu, par exemple, se détruit du même coup lui-même, une fois qu’il a consumé le bois, et les purgatifs s’expulsent du même coup eux-mêmes, une fois qu’ils ont chassé des corps leurs liquides. De la même façon, l’argument contre la démonstration peut s’éliminer du même coup lui-même, après avoir détruit toute démonstration. De même qu’il n’est pas impossible, de nouveau, à celui qui a atteint un lieu élevé au moyen d’une échelle, de renverser l’échelle du pied après avoir grimpé, il n’y a pas d’invraisemblance à ce que le Sceptique, une fois parvenu à amener la conclusion proposée comme s’il avait usé d’un marchepied (l’argument qui montre qu’il n’y a pas de démonstration), ruine alors aussi un tel argument. »