« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.
Né à Carthage en 190 avant Jésus-Christ, le dramaturge Térence, au début de sa comédie jouée vers 163, L’Heautontimoruménos – mot grec signifiant « qui se châtie lui-même », et dont plus tard Baudelaire fera le titre d’un poème des Fleurs du mal –, met dans la bouche du vieillard Chrémès cette profession de foi : « Je suis homme, et rien de ce qui touche l’homme ne me paraît indifférent » (« Homo sum : humani nihil a me alienum puto », I, 1, v. 77).
Adressées en contexte à son voisin Ménédème, tout aussi âgé que lui et qui lui reproche de trop s’occuper des affaires d’autrui, ces phrases lapidaires de Chrémès vont traverser les siècles, pour connaître une fortune bien supérieure à celle de la pièce dont elles sont issues. Mais, dès Cicéron et son De officiis (I, 9), leur locuteur devient l’exemple de la miséricorde, et nullement de l’indiscrétion. Gauchissement encore plus manifeste dans la lettre 95 de Sénèque à Lucilius (Livre xv, 95, 52), où le destinataire se voit encouragé à considérer les hommes comme membres d’un grand corps solidaire, et à toujours avoir la formule en tête en conséquence.
Comme l’a montré Thomas A. Murphy[1], cette dimension philosophique et politique sera au centre des commentaires italiens de l’œuvre de Térence au xve siècle, l’un, par l’italien Giovanni Calfurnio en 1476, en écho à la pensée républicaine d’alors, voyant dans le « Homo sum… » l’expression d’un comportement de bon citoyen, l’autre, du français Guy Jouennaux en 1492, y décelant celle de l’affinité naturelle de tout homme pour le genre humain. Preuve de son succès à la Renaissance, le mot et ses variantes figurent dans des genres très divers, que ce soit au sein d’un roman comme l’Alector ou le coq de Barthélémy Aneau (1560), qui reprend pour le coup le personnage du vieillard exprimant sa compréhension à l’égard d’un semblable à la recherche de son fils (« Car estant homme, je n’estime rien humain estre à moi rien n’attouchant »), ou dans l’épître en vers du poème scientifique l’Encyclie des Secrets de l’Eternité de Guy Le Fèvre de La Boderie (1570), où l’on peut lire « Je suis homme, & n’ay rien d’humanité estrange ». Enfin, elle est présente dans un dictionnaire comme celui, monumental, d’Ambrogio Calepino (1502), dont l’article « humanus » cite le vers de Térence, pour l’orienter vers une revendication de clémence et de bienveillance.
Placé dans le sillage des studia humanitatis, comme un des mots d’ordre de la « dignitas hominis », ce dernier connaît cependant ailleurs un usage qui vient nuancer pareil optimisme, reflétant par là-même une tension propre à l’humanisme. Dans le Dictionarium Latinogallicum de Robert Estienne (1538), on trouve ainsi, sous l’entrée « homo », « Homo sum. Je suis homme, je puis faillir ». La leçon, sans doute venue de la lecture patristique, semble retenue par Montaigne, dont on a retrouvé l’exemplaire annoté de Térence, dont les poutres de la « librairie » sont entre autres ornées du vers de L’Heautontimoruménos, mais qui, dans le chapitre « De l’ivrognerie » des Essais (II, 2), adapte celui-ci à un passage montrant le sage victime comme tout un chacun des passions et autres maux de l’existence. En modifiant le mode et la personne du verbe, l’écrivain fait alors de l’assertion primitive une exhortation : « Humani a se nihil alienum putet » (« Qu’il pense que rien d’humain ne lui est étranger »). Voilà ainsi le message infléchi en direction de la reconnaissance de la faillibilité humaine, et son auteur, que Montaigne, selon cette fois le chapitre « Des livres », ne peut lire sans lui trouver « quelque beauté et grace nouvelle », mû en excellent peintre des « mouvemens de l’ame et la condition de nos mœurs » (II, 10).
Au siècle suivant, la traduction du vers, et l’annotation qui l’accompagne, par Anne Dacier (1688), condensent l’équivoque, puisqu’à « Je suis homme, & en cette qualité je croy estre obligé de m’interesser à tout ce qui arrive à mon prochain » répond « Térence appelle icy humanum tous les maux, tous les accidens fascheux qui arrivent ou peuvent arriver aux hommes, ou par la force de la destinée, ou par les effets du hazard ». Les Lumières mettront quant à elles l’accent plutôt sur le sens « positif », en en accentuant la part séculière : alors que Voltaire érige pratiquement le « Homo sum… » en devise, l’employant entre autres pour critiquer la pratique trop partielle des historiens contemporains, alors que Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse comme dans L’Emile, en fait un précepte éducatif, L’Encyclopédie le cite dans les articles « Amour », « Finances », « Philosophe », « Sens » et « Société ». Et l’avant-dernier de ceux-ci, rédigé par Nicolas Beauzée, avec à l’appui le traité Des tropes de Dumarsais (1730), entreprend de restituer la « bonne interprétation », qui n’a rien à voir donc avec l’aveu de faiblesse. Le sens universalisant revêt ensuite une dimension spirituelle, avec le xixe siècle, comme en témoigne la Préface des Contemplations de Victor Hugo (1856) : « Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum […] commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ? ». On va là vers la concorde et la communion de l’humanité.
La plasticité et l’adaptabilité aux différentes époques et sensibilités va rester la caractéristique de la formule ; au milieu du xxe siècle en France, le mouvement des Hussards lui prête encore de nouveaux visages, provocateurs : tandis que, dans le roman L’Europe Buissonnière (1949) d’Antoine Blondin, au « Rien de ce qui est humain ne lui demeurait étranger » du début correspond « Rien de ce qui touche à la France ne m’est étranger » de la fin, Roger Nimier fait de « Tout ce qui est humain m’est étranger » le dernier mot du Hussard bleu (1950). Hors l’hexagone enfin, et encore plus proche de nous, en 1990, le vers de Térence fournit même l’exergue du chapitre « Homo sum » du recueil The Straight Mind: And Other Essays de Monique Wittig, servant cette fois la pensée féministe. Par où l’on voit que la dimension universelle qu’il porte en germe peut être comme récupérée par des causes plus spécifiques, qu’elles soient nationalistes ou « genrées ».
À suivre...
Olivier Guerrier
[1] « L’Humanisme en formule. Itinéraires de l’Homo sum de Térence du xve au xixe siècle », dans Fabula-LhT, n° 30, « La Littérature en formules », dir. Olivier Belin, Anne-Claire Bello et Luciana Radut-Gaghi, Décembre 2023, URL : http://www.fabula.org/lht/30/murphy.html, page consultée le 21 Mai 2024.