Les Bonnes Lettres – Les formules de l'humanisme : « Sapere aude »

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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.

Cette brève injonction de la seconde pièce du Livre I des Epîtres d’Horace (vers 40), que l’on traduit en général par « Aie le courage / Ose être sage », vaut tout autant pour son exploitation dans l’humanisme que pour les prolongements qu’elle va connaître à l’intérieur de la culture européenne.

Dans son contexte d’origine, le poète s’adresse au jeune rhéteur Lollius Maximus, l’enjoignant de ne pas remettre au lendemain le « soin de son âme » (« animum… curandi »), pour au contraire commencer (« incipe ») à s’en occuper de suite. La formule intervient exactement entre la traduction latine d’un vieux proverbe grec[1] attribué à Pythagore (« Dimidium facti, qui coepit, habet » : « Ouvrage commencé est à moitié fait » ou encore « Le commencement est la moitié du Tout ») et une jolie comparaison entre le temps qu’on laisse filer et la rivière qui coule indéfiniment[2]. Invitation donc à un « Carpe diem » – expression également d’Horace, cette fois dans ses Odes (I, xi, 18) –, ce qui place l’ensemble sous le signe de la « morale », plus exactement encore de l’« éthique » personnelle et du « souci de soi[3] » à la mode antique.

On comprend alors que ce « Sapere aude » puisse apparaître comme une de ces « bonae litterae » qu’affectionne la Renaissance. Érasme, qui collationne dans ses Adages les phrases les plus remarquables du patrimoine, n’en fait certes pas une « entrée » de son ouvrage, mais il le convoque à bon droit sous la 139ᵉ des 4151 de la dernière édition de celui-ci (1536), « Principium dimidium totius », soit une variante du proverbe pythagoricien, ce au milieu de mots d’Aristote et d’Ausone, mettant cependant ainsi plus en valeur l’affirmation gnomique du « Dimidium facti, qui coepit, habet » que l’exhortation à la sagesse en tant que telle[4]. Celle-ci prend davantage de consistance dans une édition commentée des œuvres de Sénèque parue en 1585[5] et due à Marc-Antoine Muret, lequel a été en 1555 déjà commentateur de la poésie d’Horace. Les Lettres à Lucilius du philosophe stoïcien, en particulier, sont associées de la sorte à la perspective plutôt épicurienne du poète romain, dans un syncrétisme facilité par de telles compilations, et à ce titre tout à fait caractéristique de la période. Quelques années auparavant, Montaigne lui-même, dans la première version du chapitre « De l’institution des enfants » de ses Essais (I, 26) de 1580, enrôle le vers, et ceux qui le suivent dans les Epîtres, dans la liste des « plus profitables discours de la philosophie » (dont aussi du reste des vers de Perse, puis, dans une addition de 1588, un de l’Énéide de Virgile), qui apprendront à l’élève qu’il entend former « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre ». Sur l’Exemplaire de Bordeaux, vient finalement s’intercaler avant la citation un ajout autographe de tonalité critique, en ce qu’il réprouve ce qui n’est pas utile et ne rend pas libre dans les « arts libéraux » et les « sciences ».

Le « Sapere aude » va connaître par la suite des inflexions. Il est d’abord le mot d’ordre de l’astronome, mathématicien, philosophe, théologien et biographe Pierre Gassendi (1592-1655), qui l’inscrit de façon manuscrite sur son exemplaire du De immenso et innumerabilibus (1591) de son prédécesseur Giordano Bruno, en guise d’hommage à l’audace intellectuelle dont doivent faire preuve les « libertins érudits » du temps pour promouvoir les idées nouvelles. Désormais, il s’agit donc d’une profession de foi plus strictement scientifique, mais également d’une ode à la témérité intellectuelle, qui conserve ainsi de son origine l’appel à l’affranchissement et à l’autonomie intérieure. La formule va prendre tout son essor à cet égard sous la plume de Kant et au sein de son essai célèbre de 1784 « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières » (Was ist Aufklärung ?), véritable manifeste de la sensibilité d’alors, qui prône une libido sciendi salutaire, et la conquête par l’homme de la maturité dans le but d’atteindre une raison « éclairée » et débarrassée des tutelles et préjugés en tout genre : « Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières[6] ». Le texte tout entier aura lui-même un impact considérable sur la philosophie européenne : outre sa présence récurrente au XXe siècle dans le corpus étudié par chaque lycéen français, il sera repris par d’autres penseurs, notamment Michel Foucault qui, en 1984, en propose une variation intitulée « What is Enlightenment ? »[7], où l’on peut lire : « D’une façon significative, Kant dit que cette Aufklärung a une ‘devise’ (Wahlspruch) : or, la devise, c’est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître ; c’est aussi une consigne qu’on se donne à soi-même et qu’on propose aux autres. Et quelle est cette devise ? Aude saper, ‘aie le courage, l’audace de savoir’. Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement[8] ». Ou comment le conseil privé horacien initial a pris valeur emblématique et générale.

Du coup, et par-delà le monde des Lettres, celui-ci est susceptible d’emplois divers. On le retrouve par exemple comme « motto » de l’Université anglaise de Staffordshire créée en 1914 en Grande Bretagne, ou encore dans le titre de la suite de la série Merli (Philo : Sapere aude) diffusée de 2019 à 2021 à la télévision espagnole, qui raconte l’itinéraire d’un étudiant entrant à l’Université pour suivre les cours de sa professeur charismatique. Autant dire qu’il reflète et véhicule désormais un certain « esprit européen », sinon universel, qui mêle la revendication de curiosité et de hardiesse dans l’acquisition du savoir, héritage plutôt moderne, à celle d’indépendance dans la sagesse et la connaissance de soi, venue de l’Antiquité et de l’époque des « bonnes lettres ». 

 

À suivre...

Olivier Guerrier

 


[1] Ἀρχὴ γὰρ λέγεται μὲν ἥμισυ παντός. Platon (Lois, VI, 753E) comme Aristote (Éthique à Nicomaque, I, 7) y font également allusion.

[2] « Vivendi qui recte prorogat horam, / rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille / labitur et labetur in omne volubilis aevum » (« Celui qui recule l’heure de vivre bien attend, comme le campagnard, que la rivière ait fini de couler : elle coule, elle coulera et roulera ses eaux jusqu’à la fin des siècles », Horace, Epîtres, I, ii, v. 41-43, texte établi et traduit par François Villeneuve, « C.U.F. - série latine », Les Belles Lettres, 1967).

[3] On rappellera qu’il s’agit là du sous-titre du troisième tome de l’Histoire de la sexualité – inachevée – de Michel Foucault (Paris, Gallimard, 1984).

[4] Voir Erasme de Rotterdam, Les Adages, Tome I, édition sous la direction de Jean-Christophe Saladin, « Le miroir des humanistes », Les Belles Lettres, 2013, p. 171.

[5] Annaeus Seneca a M. Antonio Mureto correctus et notis illustratus, Rome, Bartolomeo Grassi, 1585 selon la page de titre ou 1586 selon l'achevé d'imprimer.

[6] Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, Tome II, édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié, Gallimard, 1984, p. 207.

[7] Michel Foucault, « What is Enligthenment ? » (« Qu’est-ce que les Lumières ? »), P. Rabinow (éd.), The Foucault Reader, Pantheon Books, 1984, p. 32-50, repris dans Dits et écrits 2, « Quarto », Gallimard, 2001, p. 1381-1397.

[8] Dits et écrits 2, Ibid., p. 1384.