Entretien attablé avec Marine Renauld

28 janvier 2025
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Image : Entretien avec Marine Renauld
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À l’occasion de la publication de De cena servorum, dernier volume bilingue latin-français de la collection Les Petits Latins, Marine Renauld nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire pénétrer dans les cuisines romaines à la rencontre de Gaius, Gallus et Tranche, trois esclaves aussi comiques qu’attachants.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?

Marine Renauld : Je suis professeure, autrice et créatrice de podcast. Je suis agrégée de Lettres Classiques et j’enseigne en collège depuis bientôt dix ans. En parallèle, j’ai travaillé à l’élaboration de manuels de français et j’écris pour Les Belles Lettres, dans la collection Les Petits Latins, pour faire vivre le plus possible les langues anciennes et les rendre accessibles au plus grand nombre. Dans cette optique, j’ai également lancé mon podcast, « La Pause Antique », dans lequel j’aborde des sujets ayant trait à la vie quotidienne dans l’Antiquité. 

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?

M. R. : Après le baccalauréat, j’ai intégré l’hypokhâgne puis la khâgne du Lycée Louis le Grand à Paris, avant d’effectuer un Master recherche à l’université Paris 4 et d’enchaîner avec la préparation à l’agrégation. J’ai eu l’occasion de croiser, durant ces riches années d’études, de nombreuses personnes, qu’il s’agisse de professeurs ou d’autres étudiants, passionnées par le monde des lettres. Je leur dois mon amour pour la littérature mais aussi la volonté de toujours faire mieux. J’ai toujours baigné dans le monde littéraire, que ce soit à travers mes études ou mes nombreuses lectures, dès l’enfance d’ailleurs.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

M. R. : Je me souviens d’un court texte en cinquième, adapté de la fable de Phèdre « Lupus et agnus » qui doit être le premier texte que j’ai traduit en tant qu’élève. La traduction m'a tout de suite semblé être animée par un pouvoir un peu magique, celui de nous faire accéder au sens d'un texte qui nous était, juste avant, totalement mystérieux. 

 

L.V.D.C. : Avez-vous pratiqué, et/ou pratiquez-vous encore, l’exercice formateur du « petit latin » ? Quels auteurs vous ont accompagnée ?

M. R. : Je l’ai beaucoup pratiqué en classe préparatoire puis au moment de ma préparation au concours de l’agrégation. J’ai donc consacré cinq années à cet exercice si formateur. Je ne le pratique plus beaucoup mais j’encourage mes élèves, en cours, à regarder en parallèle le latin et le français pour mieux comprendre la structure des phrases. Concernant les auteurs, les volumes de Cicéron ont beaucoup accompagné mes trajets jusqu’au lycée où j’étais en Khâgne puis jusqu’à l’université, mais j’avais également la mauvaise habitude de faire du petit latin sur les traités de philosophie de Sénèque, qui n’est pas un auteur classique ! Du côté du petit grec, Isocrate et Platon avaient ma préférence. 

 

L.V.D.C. : C’est déjà la deuxième fois que vous relevez le défi d’écrire en latin : bis repetita placent ? Qu’est-ce qui a évolué dans votre manière d’aborder ce travail ?

M. R. : L’écriture de De cena servorum a été très différente de celle d’Ex nihilo. Genesis deorum pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce nouveau volume propose une histoire avec un fil conducteur, celui du repas des esclaves. Cela m’a forcée à écrire le texte du premier livre au douzième dans l’ordre, alors que j’ai plutôt pour habitude d’écrire au gré de l’inspiration, sans forcément suivre l'ordre des chapitres. Par ailleurs, j’étais seule sur ce projet et j’ai dû m’organiser différemment afin d’avancer de manière efficace dans l’écriture. 

 

L.V.D.C. : Vous invitez le lecteur, dans votre volume, à entrer dans les cuisines de l’un des plus célèbres affranchis romains, Trimalcion, à la rencontre des esclaves qui préparent les mets délicieux servis lors des grands dîners. Comment est né ce projet éditorial ?

M. R. : Ce projet est né de plusieurs idées qui ont fusionné. En tant qu’enseignante en collège, j’ai constaté que j’utilisais plusieurs volumes de la collection en classe de cinquième et en classe de troisième et finalement très peu en quatrième. La thématique de l’esclavage plaît toujours beaucoup aux élèves qui travaillent également sur cette question en cours d’histoire. À mes yeux, un volume abordant l’esclavage me semblait donc intéressant. Quant au cadre, le banquet de Trimalcion, joyeuse parenthèse dans le Satiricon, est un moyen ludique de traiter cette question, en proposant des personnages hauts en couleur.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les différentes étapes dans l’écriture du volume De cena servorum ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

M. R. : La première étape a été de relire le Satiricon en recensant toutes les références à l'esclavage. Cela m'a permis de constater qu'en dehors de Tranche (Carpus, en latin), aucun esclave n'était réellement nommé. On retrouve les noms "servus" (l'esclave) et "puer" (l'enfant) qui désignent les esclaves. Après avoir choisi le nom des deux esclaves qui donneraient la réplique à Tranche, j'ai sélectionné différents moments clés du banquet de Trimalcion dans lesquels les esclaves intervenaient afin d'alimenter leurs discussions. C'est Pétrone lui-même qui m'a offert la solution que je cherchais : comment justifier des discussions d'esclaves en cuisine ? Trimalcion renvoie en réalité une première équipe d'esclaves en cuisine afin de les faire manger, et il appelle une deuxième équipe. L'occasion pour le trio de discuter était trouvée. À partir de là, l'écriture est venue naturellement et j'ai trouvé plus facile l'écriture d'un deuxième volume, avec l'expérience du premier. C'est donc la phase de recherches et d'élaboration du fil conducteur qui a demandé le plus de temps. J'ai également dû trouver des moyens de fluidifier les dialogues pour éviter que le livre ne soit qu'un enchaînement de passages sans lien. Caractériser chaque esclave a été d'une grande aide pour résoudre cette difficulté. Le genre dialogique était à la fois un défi et une évidence : les esclaves sont des personnages typiques du théâtre latin. Leur donner la parole pour s'exprimer en leur propre nom me semblait naturel. La conception des dialogues avec les didascalies m'a permis d'enrichir le caractère de chaque esclave. Au moment d'écrire, je conçois la plupart du temps les phrases directement en latin avant de les retraduire en français, ce qui m'empêche d'utiliser des tournures françaises trop complexes et que j'aurais du mal à rendre en latin avec une syntaxe accessible à tous.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été vos sources antiques pour ce volume ? Citez-vous des passages authentiques d’œuvres latines ?

M. R. : Il n'y en a eu qu'une principale, le Satiricon de Pétrone, dans la Collection des Universités de France, aux Belles Lettres, dont le texte a été établi et traduit par Alfred Ernout. Il s'agit d'un roman satirique qui a la particularité de contenir plusieurs récits enchâssés. On y suit Encolpe et Ascylte, deux amis, ainsi que Giton, l'amant d'Encolpe, qui pérégrinent. Ils se retrouvent invités chez Trimalcion, un riche affranchi, qui donne un festin fabuleux dans sa demeure. On retrouve de nombreuses citations dans De cena servorum, afin de se plonger dans l'ambiance de ce repas si étonnant. Ces passages sont mentionnés en italiques et nous avons pris le parti de laisser telles quelles les éventuelles erreurs de latin pour mettre en évidence le manque de culture et d'éducation des personnages.

 

L.V.D.C. : C’est une véritable petite pièce de théâtre avec trois esclaves, Gaius, Gallus et Tranche, que propose De cena servorum ! Comment ces personnages ont-ils été construits ? Reflètent-ils des types sociaux ou littéraires précis ?

M. R. : L'idée initiale était de faciliter la distinction entre les trois esclaves. Au théâtre, le public voit et reconnaît les personnages d'un seul coup d'œil. Il a donc fallu que chacun ait son caractère et son rôle dans les dialogues. Tranche existe et il est nommé par Pétrone, Gaius existe également mais sans être nommé. Enfin, la création de Gallus m'a permis de contrebalancer le pessimisme de Tranche. S'ils ne reflètent pas spécifiquement des types sociaux, puisque les trois sont esclaves, ils n'en sont pas moins différents. Tranche est l'esclave un peu plus mature que les autres, conscient des difficultés de sa condition servile. Il refuse de se contenter de ce qu'il a. Gallus, à l'inverse, est un jeune esclave un peu naïf, qui ne voit le mal nulle part et surtout pas chez son maître, Trimalcion, dont il est très admiratif. Enfin, Gaius est cuisinier, il se considère donc comme supérieur aux autres, même si cela n'en fait pas quelqu'un d'antipathique pour autant. Leurs divergences d'opinion expliquent leurs débats parfois animés lors du repas.

 

L.V.D.C. : Quels éléments de ce que pouvait être le quotidien des esclaves à Rome sont mis en avant dans votre ouvrage ?

M. R. : J'ai cherché à mettre en avant le statut et la condition des esclaves, qui faisaient partie de la société romaine et dont le traitement pouvait beaucoup varier. Qui étaient les esclaves ? Quelles circonstances pouvaient mener à l'asservissement ? Comment étaient-ils traités ? La question de l'affranchissement est également abordée puisque Trimalcion lui-même est un affranchi et fait le récit, chez Pétrone, de son ascension sociale. Enfin, ce volume est aussi l'occasion de réviser son vocabulaire car le mot "servus" en latin a été une source étymologique importante pour la langue française.

 

L.V.D.C. : Et que peut-on – sans trop en dévoiler toutefois ! – y découvrir sur la nourriture antique ?

M. R. : Je pense que certains seront surpris par les mets proposés, s'ils ne sont pas familiers avec le texte de Pétrone. Il ne faut s'attendre à rien et se laisser emporter dans le festin gargantuesque de Trimalcion. Sans donner plus de détails, je ne suis pas sûre que tous les estomacs modernes seraient enthousiastes à l'idée de déguster de tels plats…

 

L.V.D.C. : Plusieurs chapitres du De cena servorum ont été adaptés en bande dessinée dans le cinquième Bulletin des Belles Lettres, Cuisines cultes – une première pour un Petit Latin ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. R. : C'était une aventure enrichissante. J'ai été contactée par Camille Pech de Laclause, qui a dirigé la publication de Cuisines cultes, et qui nous a proposé, à la dessinatrice Julie Namont et moi-même, d'adapter plusieurs chapitres, alors que l'écriture de De cena servorum était encore en cours. C'était une belle occasion de faire entrer les lecteurs au cœur de la cuisine avec le trio d'esclaves. La réflexion commune s'est portée sur le choix des extraits à adapter afin que ceux-ci permettent de comprendre le contexte tout en présentant le plus possible des références aux plats extravagants commandés par Trimalcion. Le coup de maître de Gaius, ouvrant un porc d'où sort un chapelet de saucisses, a été savoureusement mis en images. J'espère que cette nouveauté ouvrira la porte à de futures adaptations, c'est une autre manière encore de mettre en valeur ces textes.

 

L.V.D.C. : Votre ouvrage peut notamment être utilisé par les enseignants de latin du secondaire français : avec quels niveaux De cena servorum peut-il être utilisé, et dans quels objets d’étude s’insère-t-il ?

M. R. : De cena servorum s'adresse à la fois aux élèves de cinquième et de quatrième. Avec des élèves de cinquième, il permettra d'aborder l'habitat à Rome avec la découverte de la domus impressionnante de Trimalcion, mais aussi la vie quotidienne avec l'alimentation ou encore la question de l'éducation car certains esclaves, dans l'Antiquité, étaient instruits. En quatrième, on s'intéressera davantage au thème des maîtres et des esclaves, ainsi qu'à celui du théâtre et des loisirs. 

 

L.V.D.C. : Quels sont les prérequis grammaticaux et lexicaux à maîtriser pour se lancer dans la lecture ?

M. R. : C'est un livre de niveau débutant, il est donc conçu pour que même les lecteurs les plus novices en latin puissent l'utiliser, ou encore les anciens latinistes qui n'ont plus que de lointains souvenirs. Les esclaves s'expriment par des phrases plutôt courtes, avec un vocabulaire simple mais imagé. Le texte est en grande partie au présent de l'indicatif, dont les terminaisons ressemblent à celles du français, ce qui permet de ne pas être perdu en matière de conjugaison.

 

L.V.D.C. : Et comment l’utiliser dans le supérieur, en classes préparatoires ou à l’université ?

M. R. : Les enrichissements thématiques permettent de construire une base solide sur la condition servile et la vie quotidienne à Rome. Cela offre un bon moyen d'accéder au sens d'autres textes qui traiteraient de ces sujets. En ce qui concerne la langue, celle de Pétrone dont je me suis inspirée est très vive et riche en métaphores et autres expressions parfois familières. C'est une des difficultés que j'ai rencontrées lorsque j'étais en classe préparatoire : comment rendre correctement en français les expressions latines, sans perdre le sel qui fait la langue d'un Pétrone ou d'un Plaute ? J'espère que ce volume offrira quelques clés pour traduire, par Pollux !

 

L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : êtes-vous plutôt Cour ou Cuisine ? 

M. R. : Sans hésiter cuisine ! Quand je n’écris pas, j’aime passer du temps aux fourneaux pour cuisiner et essayer de nouvelles recettes, qu’elles soient salées ou sucrées. Pour les premières, j’ai une préférence pour tout ce qui contient du fromage, si possible fondu, et pour les secondes, le chocolat, noir ou au lait, est mon ingrédient de prédilection. L’écriture de De cena servorum a d’ailleurs nécessité plusieurs litres de thé et bon nombre de petits biscuits et chocolats en tous genres. Je vous recommande d’avoir de quoi grignoter lorsque vous vous lancerez dans la lecture de ce volume.