À l’occasion de la publication de De Agrippinae confessione, dernier volume bilingue latin-français de la collection Les Petits Latins, Marjolaine Renvoisé nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire rencontrer l’une des femmes les plus puissantes de l’histoire romaine.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Marjolaine Renvoisé : Je suis professeur de lettres classiques au collège depuis une quinzaine d’années, et même si enseigner, de nos jours, n’est certainement pas la tâche la plus aisée ni la plus gratifiante qui soit, je ne me verrais pas exercer un autre métier. J’aime avant tout transmettre, et j’ai la chance à travers mon métier de pouvoir parler de littérature, de culture et d’Antiquité au quotidien.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
M. R. : J’ai eu la chance, tout au long de mon apprentissage des langues anciennes, d’avoir des professeurs qui m’ont permis de découvrir toute la richesse de ces disciplines et de faire vraiment du latin et du grec. Au collège, je me souviens de M. Alexis qui nous a appris à traduire dès la classe de cinquième (et de la version notée en une heure sans dictionnaire qui devait clore notre première année d’apprentissage !). Au lycée, je me souviens de Mme Spitzma, qui nous a préparés à l’oral de latin en Terminale et nous a fait travailler en profondeur des passages sublimes de Tacite, de Virgile ou d’Ovide. En classes préparatoires, je me souviens des heures passées à souffrir (pour le meilleur !) sur les thèmes latins de M. Giraud, puis de Mme Cirefice, et de l’éblouissante Mme Gibert, avec qui j’ai découvert le grec en hypokhâgne, et qui nous parlait avec passion de Jacqueline de Romilly et d’Émile Benveniste.
L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?
M. R. : J’ai une formation tout à fait classique : après un bac littéraire et une tentative en classe de terminale pour apprendre le grec en autodidacte, j’ai fait trois années de classes préparatoires aux grandes écoles (spécialité lettres classiques), puis je me suis inscrite à La Sorbonne. J’y ai fait une année de master recherche, avant de tenter l’agrégation l’année suivante (à l’époque, le niveau Master 1 suffisait pour s’inscrire au concours). Une fois l’agrégation en poche, je n’ai pas voulu continuer mes études universitaires, car je n’avais pas particulièrement apprécié mon année de master recherche : je sentais que cette voie n’était pas faite pour moi, et je ne l’ai jamais regretté par la suite. Quelques années plus tard, j’ai tout de même souhaité pouvoir inscrire à mon cursus un diplôme de master recherche complet : je me suis alors réinscrite à l’université en année de Master 2, non pas de lettres classiques, mais de littérature comparée, diplôme que j’ai validé tout en travaillant à temps complet la même année.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
M. R. : En cinquième, notre professeur utilisait le manuel Invitation au Latin. Le premier texte que j’ai traduit n’est donc pas un texte authentique, mais un texte issu des premières leçons de ce manuel, qui parle de Didon : « Elissa erat regina. Elissa, regina es et Africam regis. » Je me souviens que c’est moi qui ai traduit à l’oral la deuxième phrase, mais je n’avais pas compris qu’il fallait rétablir l’ordre habituel des mots en français. J’avais traduit « Elissa, reine tu es et l’Afrique tu gouvernes. » Comme quoi, il était important de poser des bases saines et rigoureuses dès le début, avec des textes simples ! Ce n’est qu’à partir de la classe de troisième que nous avons commencé à traduire des textes authentiques, mais j’avoue avoir oublié lesquels précisément.
L.V.D.C. : Avez-vous pratiqué, et/ou pratiquez-vous encore, l’exercice formateur du « petit latin » ? Quels auteurs vous ont accompagné ?
M. R. : C’est en classes préparatoires que j’ai découvert l’exercice du « petit latin ». Malheureusement, faute de temps, je ne l’ai pas pratiqué autant que j’aurais dû pendant ces années-là. J’ai en revanche davantage pratiqué le « petit grec », car je n’ai commencé l’étude du grec qu’en hypokhâgne alors que je faisais du latin depuis le collège, et je voulais à tout prix atteindre un bon niveau rapidement, car je savais déjà que je voulais devenir professeur de lettres classiques. Aujourd’hui, les « Petits Latins » et les « Petits Grecs » sont un support de choix pour pratiquer cet exercice formateur.
L.V.D.C. : Écrire un ouvrage dont une partie non négligeable est en latin, était-ce un défi pour vous ? Est-ce un exercice similaire à celui du thème latin, qui doit vous être familier ?
M. R. : C’était un défi au sens où je n’avais jamais écrit un texte si long tout en latin, mais c’est un défi que j’ai eu un grand plaisir à relever. D’ailleurs, lorsque j’étais étudiante, je préférais l’exercice du thème à celui de la version : je m’y sentais plus à l’aise, et j’aimais le côté très scolaire et un peu gratuit de l’exercice. Lorsqu’il a été question de rédiger La confession d’Agrippine, c’est vraiment rédiger le texte en latin qui a été le plus plaisant pour moi. L’exercice scolaire du thème est tout même différent, car il y a des règles très précises à respecter, notamment l’obligation d’écrire en latin classique : les rédacteurs des Petits Latins ont davantage de libertés dans le choix du vocabulaire et des tournures syntaxiques, mais aussi du style de leur(s) ouvrage(s).
L.V.D.C. : Vous racontez, dans votre volume, « le destin singulier d’Agrippine » : comment est né ce projet éditorial ? Et pourquoi avoir choisi cette figure, en quoi est-elle si singulière ?
M. R. : Lorsque les premiers tomes des Petits Latins ont paru, j’ai tout de suite été enthousiasmée par le concept de la collection, et j’ai souhaité pouvoir en écrire un. J’ai contacté Laure de Chantal et lui ai fait part de mon désir : c’est elle qui m’a proposé d’écrire un volume sur Agrippine, ce que j’ai accepté avec joie, car j’avais beaucoup travaillé sur Tacite au lycée, et je connaissais bien les textes racontant les relations d’Agrippine avec son fils ainsi que son assassinat. J’ai tout de suite perçu l’intérêt de consacrer un volume à ce personnage. Agrippine est presque unanimement perçue comme une femme ambitieuse et prête à tout, qui aurait tellement poussé son fils à bout qu’il aurait préféré se débarrasser d’elle : je voulais saisir l’occasion de chercher dans l’histoire personnelle de cette femme des éléments pour nuancer cette vision et tenter de la réhabiliter, pour en faire une figure qui soit plus réaliste.
L.V.D.C. : Quelles ont été les différentes étapes dans l’écriture du volume De Agrippinae confessione ?
M. R. : J’ai d’abord réfléchi à la structure du récit, car Laure de Chantal m’avait incitée à donner la parole à Agrippine en écrivant un texte à la première personne. Il fallait donc que j’imagine dans quelles circonstances Agrippine aurait pu prendre la parole pour raconter sa vie, et c’est là que j’ai eu l’idée de la lettre-testament. Je savais aussi que je voulais commencer par la fin, c’est-à-dire raconter dès le premier chapitre le meurtre d’Agrippine, puisque c’est surtout le parricide dont elle a été victime qui l’a rendue si célèbre. Une fois la structure du texte fixée, je me suis attelée à la rédaction chapitre par chapitre. Je n’ai pas écrit le texte français à l’avance : j’avais une idée générale de ce que je souhaitais dire dans chaque chapitre, mais j’ai d’abord écrit en latin, parce que je voulais penser en latin et ne pas me sentir prisonnière de structures syntaxiques ou d’expressions françaises qui auraient pu m’induire en erreur. J’ai ensuite traduit le texte en français, mais cette partie du travail n’a pas été exempte d’efforts, car il fallait que la traduction soit suffisamment élégante pour que le texte français puisse être apprécié pour lui-même.
L.V.D.C. : Quelles ont été vos sources antiques pour ce volume ? Citez-vous des passages authentiques d’œuvres latines ?
M. R. : Pour ce volume, je me suis surtout appuyée sur Tacite et Suétone, et dans une moindre mesure sur Dion Cassius, qui écrit en grec. Dans le texte latin, je ne cite que des passages des Annales de Tacite : c’est un auteur que j’affectionne particulièrement, et dont la langue et le style me fascinent depuis que je l’ai découvert au lycée. Je tenais vraiment à mettre en avant des passages de cet auteur dans mon texte.
L.V.D.C. : La lettre d’Agrippine, qui constitue le cœur du volume, est le fruit de votre imagination : comment avez-vous équilibré histoire et fiction ? Quelles libertés avez-vous prises avec les sources anciennes mentionnées précédemment ?
M. R. : La part de fiction n’est pas si grande que cela dans ce volume : il n’y a que la lettre et le personnage de la servante, chargée de confier la lettre à une personne de confiance après la mort d’Agrippine, que j’ai imaginés. Tout ce qui relève du récit de la vie d’Agrippine (sa généalogie, ses différents mariages, son rôle sur le plan politique, sa mort) repose sur les sources historiques dont nous disposons pour la connaître. Lorsque les textes ne concordaient pas, j’ai presque toujours privilégié la version de Tacite, notamment en ce qui concerne le meurtre de Claude. Là où j’ai pu laisser libre cours à mon imagination, c’est lorsqu’il s’agissait d’évoquer les sentiments et les pensées d’Agrippine, de la laisser commenter les événements ou donner son avis sur ses contemporains. Cette partie-là du texte est très importante, car c’est elle qui contribue à rendre l’histoire vivante et le personnage d’Agrippine moins sombre.
L.V.D.C. : Agrippine est souvent perçue comme une figure machiavélique et manipulatrice de l’Antiquité romaine. Comment avez-vous nuancé son portrait ?
M. R. : Nuancer son portrait figurait en tête du cahier des charges que je me suis fixé lorsque j’ai déterminé les grands axes du livre. Pour faire d’Agrippine une figure moins sombre, je me suis appuyée sur ses origines et sur les drames qu’elle a vécus très jeune (la mort suspecte de son père Germanicus, l’exil de plusieurs membres de sa famille ainsi que le sien, qui l’a séparée de son fils alors qu’il n’était qu’un bébé), moins connus que le reste de son histoire, pour faire le portrait d’une femme qui tente de prendre sa revanche sur le passé et de se faire sa place dans un monde à la fois dominé par les hommes et par les intrigues de cour. J’ai aussi insisté sur son rôle de mère, soucieuse de donner à son fils la place qu’il aurait dû avoir si Germanicus, promis à la tête de l’empire, n’était pas mort prématurément.
L.V.D.C. : Votre ouvrage peut notamment être utilisé par les enseignants de latin du secondaire français : avec quels niveaux De Agrippinae confessione peut-il être utilisé, et dans quels objets d’étude s’insère-t-il ?
M. R. : En ce qui concerne le travail sur la langue, il me paraît difficile d’utiliser De Agrippinae confessione avant le lycée, puisqu’il s’agit d’un ouvrage de niveau avancé. Dans les enrichissements de la partie unilingue, on trouve par exemple des points de grammaire sur l’impératif et le participe futurs, le double datif, l’expression du but ou encore l’infinitif futur. Au lycée comme au collège, l’ouvrage peut être utilisé pour travailler sur la place et le statut de la femme à travers l’exemple d’Agrippine (au collège dans l’objet d’étude « vie privée, vie publique » et au lycée dans celui intitulé « masculin, féminin » dans le programme d’option de la classe de première). On peut également utiliser De Agrippinae confessione pour travailler sur les figures d’empereurs célèbres et leur entourage en classe de troisième (« l’empire romain ») ou sur la notion de crime dans le cadre de l’objet d’étude « justice des dieux, justice des hommes » du programme de spécialité de la classe de première.
L.V.D.C. : Quels sont les prérequis grammaticaux et lexicaux à maîtriser pour se lancer dans la lecture ?
M. R. : Même si écrire tout un ouvrage en latin était une tâche qui ne me faisait pas peur, je ne me sentais pas capable de me limiter dans mon écriture et de n’utiliser que certaines déclinaisons ou d’éviter des structures compliquées, comme l’a brillamment fait Guillaume Flamerie de Lachappelle dans ses ouvrages sur César. La confession d’Agrippine est d’un niveau « avancé », mais plusieurs points grammaticaux difficiles sont expliqués dans les enrichissements de la partie unilingue.
L.V.D.C. : Et comment l’utiliser dans le supérieur, en classes préparatoires ou à l’université ?
M. R. : Dans le supérieur, l’ouvrage peut être utilisé pour pratiquer le fameux exercice du « petit latin » ou comme lecture complémentaire à un cours d’histoire antique, pour mieux connaître la figure d’Agrippine, qui n’est presque jamais évoquée pour elle-même, mais toujours en lien avec celle de Néron ou de Claude.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : connaissez-vous la bande dessinée Agrippine de Claire Bretécher ? La protagoniste a-t-elle un lien avec votre Agrippine ?
M. R. : Je connais bien sûr l’héroïne de Claire Bretécher, mais son Agrippine n’a pas de lien avec celle dont il est question dans mon ouvrage. Il faudrait d’ailleurs que je me replonge dans cette bande dessinée, que je n’ai pas lue depuis des années.