À l’occasion de la publication de Proserpina, regina infernorum, dernier volume bilingue latin-français de la collection Les Petits Latins, Benjamin Demassieux et Laure de Chantal nous font l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire descendre aux Enfers, en suivant les traces d’une célèbre jeune fille devenue reine : Proserpine.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Benjamin Demassieux : Je suis actuellement doctorant et je travaille sur la période de l'Antiquité tardive, et en particulier sur les poèmes qui ont pour sujet les enlèvements à cette époque, entre le IVe siècle et VIe siècle. Je suis passionné par le lettres et si j'ai contacté Laure, c'était parce que j'avais été séduit par le concept des Petits Latins que j'utilisais déjà en cours avec mes classes de collège et de lycée. Puisque je suis passionné par le mythe de l'enlèvement de Proserpine, je souhaitais discuter avec elle de ce sujet.
Laure de Chantal : Comme un émetteur-transmetteur ? J’essaye de propager dans les livres que j’écris ou que j’édite l’héritage de l’Antiquité.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
B.D : Je crois que dans un parcours, le mérite revient surtout à ceux qui nous transmettent l'envie. Ma professeure de latin du collège était une personne merveilleuse qui était rigoureuse, mais aussi habitée par l'histoire romaine. Je crois qu'il s'agissait de mes cours préférés. On a tendance à parfois réduire l'enseignement du latin et du grec au collège à de la civilisation (du moins, c'est ce que les élèves me disent de leurs "années collège" quand je les interroge au lycée). Personnellement, ça n'était pas mon cas et mes professeures étaient des personnes déterminées à nous emmener vers le haut. Je ne me souviens pas d'avoir eu un seul cours sans traduction.
L.D.C. : Pour la chair, je dirais d’abord mes grands-mères : celle qui a donné de son temps pour m’enseigner le grec car à mon époque, même dans une grande ville de province, il n’était déjà plus possible de faire du latin et du grec ; et celle qui m’a vaillamment téléphoné tous les jours pour me demander si j’avais bien « fait mon petit laPin », mettant ainsi un peu d’humour et de relativisme dans mes années prépas. J’ajouterai également deux enseignants que j’ai eu la chance de croiser ces années-là. Mon professeur de latin qui nous prouvait en classe qu’on pouvait comprendre les textes en ne sachant pas tout (voire pas grand-chose), et mon professeur de philo qui m’a fait aimer la sagesse. Quant au papier, je suis assez « cœur d’artichaut » en la matière et j’ai tendance à faire des rencontres déterminantes très fréquemment ! La dernière en date est Quoi ? L’éternité de la sage et sombre Marguerite Yourcenar.
L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?
B.D. : J’ai suivi une scolarité en parcours L au lycée. J’ai eu la chance d’être dans un établissement qui a accepté que je suive conjointement les deux langues anciennes sans que cela ne cause de souci d’emploi du temps. Je me souviens que j’ai dû justifier mon intérêt pour le latin et le grec ainsi que mon projet professionnel pour qu’on me laisse ajouter ces heures supplémentaires à l’emploi du temps. J’ai ensuite continué mes études à l’université de Lille en 2013 jusqu’à aujourd’hui.
L.D.C. : J’ai suivi le cursus honorum français, grande école et agrégation, avec un petit détour à l’étranger durant quelques années et force voyages à Rome et à Athènes. Il me semble cependant que cela a surtout servi de « cadres » ou de « rails » et que ma véritable formation s’est faite et se fait encore (heureusement !) par les livres, notamment ceux de la collection Guillaume Budé auxquels j’ai accès depuis mon premier stage aux Belles Lettres.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
B.D. : S’il est difficile de se souvenir en détail de ses premières traductions, je me souviens très exactement du premier texte latin que j’ai traduit en cinquième. Il s’agissait d’un extrait du De Viris Illustribus de Lhomond sur les rois fondateurs de Rome. Je me souviens que c’était un grand moment, car mon professeur de cinquième était très exigeant. Nous avions vu les quatre premières déclinaisons et tous les temps de l’indicatif et quelques emplois prépositionnels sur un an. Aujourd’hui, avec des collègues nous peinons parfois à accomplir la moitié de ce programme. Pour le grec, que j’ai commencé à étudier en classe de troisième, c’était un résumé en grec de la Batrachomyomachie et nous nous amusions à apprendre le grec ancien en lisant des onomatopées du cri des grenouilles.
L.D.C. : Je me souviens très bien de mes premiers mots de latin, « Anna Soror », le livre qui a traîné sur la table de chevet de mes parents un temps qui m’a semblé infini : à croire qu’ils ne l’ont jamais terminé ! En fait, ce qui m’a attirée, c’est que c’était à la fois très beau, très simple et mystérieux. Ensuite j’avais un manuel dont le personnage principal s’appelait Sextus, ce qui me sembla très drôle (l’âge bête !), de même que tous les jeux de mots qu’on pouvait faire avec le latin et le grec. Drôle, beau, mystérieux, que demander de plus ?
L.V.D.C. : Avez-vous pratiqué, et/ou pratiquez-vous encore, l’exercice formateur du « petit latin » ? Quels auteurs vous ont accompagné ?
B.D. : Autant que faire se peut, j’essaie de lire quelques pages par semaine en petit latin. Je crois que c’est comme un sport, il faut pratiquer pour ne pas se rouiller. Parfois, il est tentant de ne lire par facilité que des traductions françaises, mais on y perd la compréhension personnelle qu’on pourrait faire d’un texte en prenant un peu plus de temps pour le savourer. Pour le petit latin, je me souviens, quand je suis arrivé à l’université, avoir lu Catulle : c’est un auteur cher à mon cœur et je ne me lasse jamais de ses Nugae.
L.D.C. : J’ai commencé en classe prépa et franchement, vu l’ambiance et la quantité de travail que j’avais à fournir pour rattraper le niveau, le petit latin était ma récréation. Je n’ai jamais arrêté depuis.
L.V.D.C. : Comment est né ce projet éditorial ?
B.D. : L’année dernière je me souviens, vers le mois d’octobre, avoir envoyé un courriel aux éditions des Belles Lettres, séduit que j’étais par la collection des Petits Latins, afin de demander si l’écriture d’un ouvrage sur Proserpine était en cours. Laure m’a répondu très rapidement en me demandant si je souhaitais l’écrire. Ce n’était pas du tout ce que j’avais prévu, mais cela pouvait être un beau défi, j’ai donc accepté.
Par la suite, au fil de nos entretiens, j’ai compris que Laure aimait également beaucoup ce sujet. Nous avons donc convenu d’en faire une co-écriture afin d’y mettre chacun notre patte et tout notre amour pour ce mythe et pour la poésie de Claudien, auteur que nous affectionnons tous les deux.
L.D.C. : Oui, l’histoire de Déméter/Cérès et Perséphone/Proserpine est un mythe qui me fascine, d’abord parce qu’il n’a pas fait l’objet d’un récit suivi : parce qu’il est lacunaire et épars, parce qu’il est secret, il pose beaucoup de questions et éveille l’imagination. Ce mythe est resté un mythe, il n’est pas devenu une histoire, il est incomplet et mystérieux (comme les mystères auxquels il a donné lieu). Ensuite parce que je trouve très belle l’idée selon laquelle c’est une jeune fille et sa mère qui ont changé l’ordre du monde, et aussi la pensée que même dans le monde des morts l’amour demeure (je dois être un peu fleur bleue !). Enfin j’ai été fille et maintenant mère, comme beaucoup, je suis donc particulièrement touchée que les Grecs aient fait de ce type d’amour non seulement un mythe, mais un mythe central.
L.V.D.C. : Écrire un ouvrage dont une partie non négligeable est en latin, était-ce un défi pour vous ? Est-ce un exercice similaire à celui du thème latin, qui doit vous être familier ?
B.D. : En effet, c’est un défi et pas un petit ! Le thème latin est avant tout un exercice d’humilité et il est difficile de trouver la formulation juste du premier coup. La différence avec le thème latin de concours, c’est que l’on peut se permettre d’être un peu plus souple. Je suis d’ailleurs très reconnaissant aux correcteurs des Belles Lettres qui ont fait de nombreuses suggestions afin de rendre le texte meilleur. En tout cas, le thème latin est un très bel exercice et j’ai pris beaucoup de plaisir à m’y frotter pour combler les vides dans l’histoire de Proserpine.
L.V.D.C. : Quelles ont été les différentes étapes dans l’écriture de Proserpina, regina infernorum ? Avez-vous d’abord écrit la partie en français ? en latin ? ou bien les deux conjointement ? Comment écrire à quatre mains ?
B.D. et L.D.C. : Nous sommes d’abord partis de Claudien et de son De Raptu Proserpinae. Il s’agit vraiment de la base du projet. Ensuite, au fil de plusieurs échanges, nous avons vu dans le schéma narratif qu’il y avait d'autres interventions annexes de Proserpine/Perséphone chez d’autres auteurs (Oppien, Hymne homérique à Déméter, Ovide, Apulée, Virgile) et à partir de là on a fait comme Apollodore, on a établi une sorte de chronologie pour raconter tout cela dans le synopsis et essayer de proposer une sorte de biographie miniature de la déesse. J'ai écrit le latin de mon côté et Laure s'est glissée pour écrire les enrichissements. Le sujet nécessitait cette organisation car Proserpine n'a pas d'histoire unie, c’est un personnage qui est même assez secondaire dans son propre enlèvement dans un premier temps puisqu’elle ne possède qu’un seul discours direct sur une vingtaine de vers (au livre II, 23 vers plus exactement) sur les trois livres que nous possédons de l’épopée de Claudien. En comparaisons, Cérès monopolise la parole du livre III. Pourtant, la déesse du printemps, Proserpine, est essentielle à l’ordre du monde, il fallait donc lui rendre justice.
L.V.D.C. : Proserpina, regina infernorum est le second volume, avec De Aenea in inferis, à proposer au lecteur une plongée dans le monde souterrain : les Enfers avaient-ils une importance particulière dans l’imaginaire gréco-romain ?
B.D. : Si les Enfers sont radicalement différents de notre vision du monde souterrain, influencé par la tradition chrétienne, l’enlèvement de Perséphone/Proserpine est l’occasion d’une riche appropriation du mythe dans l’imaginaire gréco-romain. Par exemple, on peut citer les Mystères d’Éleusis qui découlent directement du mythe de l’enlèvement de Perséphone et dont nous savons très peu de choses. Le secret de ces rites initiatiques qui, on suppose, portait sur la vie éternelle, était un secret bien gardé. Du reste, les représentations iconographiques de l’enlèvement de Perséphone sont aussi associées au monde des morts et le magnifique loutrophore de Madrid (du peintre qu’on nomme aujourd’hui « le peintre de Baltimore ») en est un exemple remarquable.
Le rapt de Perséphone : Hadès (à droite) descend de son char mené par une Érinye ailée ; Perséphone (invisible sur la photo) tente de s'échapper. Loutrophore apulienne à figures rouges, 330-320 av. J.-C., Musée Archéologique national de Madrid (source : Wikimedia)
L.D.C. : Parce qu’elle n’est pas dogmatique, la pensée antique sur la mort est bien plus riche et libre que le nôtre. De plus elle a inspiré aux auteurs antiques leurs plus beaux textes. Cela fait deux raisons d’y accorder de l’importance.
L.V.D.C. : Proserpine nous est également connu sous son nom grec : Perséphone. Quels sont les premiers auteurs à nous parler d’elle ?
B.D. : Comme l’écrit T. Gantz dans son dictionnaire des mythes de la Grèce archaïque, il semble que Perséphone était un mythe connu depuis très longtemps. Nous concernant, les sources les plus fiables que nous avons sur son mythe est l’Hymne homérique à Déméter (VIe siècle av. J.-C. selon Willamowitz) qui se resserre davantage autour de la mère que de la fille. Pour ce qui est des inspriations de Claudien, la critique s’accorde pour dire que l’influence des hymnes orphiques, plus tardifs, a été massive sur le De Raptu Proserpinae.
L.V.D.C. : Vous citez ou adaptez des passages de l’Énéide de Virgile ou des Fastes d’Ovide, mais aussi d’auteurs un peu moins connus des antiquisants en herbe, tel Claudien. Pourriez-vous nous le présenter en quelques mots ?
B.D. : Le choix de Claudien répond à deux souhaits. Tout d’abord, il s’agissait de pouvoir ouvrir les Petits Latins à des auteurs parfois moins connus et moins étudiés que les auteurs de la période classique. Ensuite, le choix de Claudien s’est fait car il est sûrement le poète qui donne le plus d’épaisseur aux dieux mis en scène. On ne peut pas vraiment parler de « psychologisation », mais les divinités sont dépeintes avec beaucoup de nuances dans leur caractère, et c’est, je crois, ce qui peut plaire à des antiquisants en herbe. Il ne faut pas hésiter à sortir des sentiers battus ! L’émerveillement est toujours total !
L.V.D.C. : Votre ouvrage peut notamment être utilisé par les enseignants de latin du secondaire : avec quels niveaux Proserpina, regina infernorum peut-il être utilisé, et dans quels objets d’étude s’insère-t-il ?
B.D. : Si le texte de Claudien est particulièrement difficile pour un novice, il n’est pas insurmontable avec des bases solides. Personnellement, j’ai utilisé mes classes de troisième et de lycée comme cobayes afin de sélectionner mes passages. Pour ce qui est des objets d’étude, surtout au lycée, je crois qu’il s’insère parfaitement dans la thématique « homme/femme » dans laquelle on aborde la question du mariage auquel l’enlèvement est indirectement lié puisqu’il s’agit, dans l’Antiquité, d’un crime majeur (crimen raptus pour reprendre l’expression du Code Théodosien).
L.D.C. : Je prends ma casquette de directrice de collection pour répondre à cette question. Il me semble important que des enfants ou des adolescents gardent un contact privilégié avec les livres (ils ont tellement de moyens de distractions, comment résister à la tentation permanente !). Les Petits Latins ont été conçus pour être lus aussi en commençant par le texte français. On peut compter sur la curiosité intellectuelle de tout un chacun pour que l’œil glisse naturellement vers le texte latin, en retienne des bribes, se laisse apprivoiser voire ait envie d’apprendre pour comprendre.
L.V.D.C. : Et comment l’utiliser à l’université ?
B.D. : Je crois que l’ouvrage peut être utile pendant tout le cursus et constituer à la fois un exercice de petit latin et un exercice de découverte d’un auteur. Souvent, on accumule les ouvrages à lire sans forcément avoir le temps de se plonger dans tel ou tel auteur. Cet ouvrage permet d’allier à la fois l’exigence de la langue latine de Claudien tout en permettant de s’initier à son poème et au mythe.
L.D.C. : Il est à mon avis salutaire de pratiquer la version sans dictionnaire : on étudie pas une langue pour rester le nez plongé dans un dictionnaire et un précis de grammaire ! Particulièrement pour les langues anciennes, qui ne sont plus parlées spontanément (sauf dans les groupes de latin/grec vivant), il est essentiel de considérer un texte comme un tout et non une suite de mots et de règles à appliquer : ces ouvrages permettent de le faire sans effort. Grâce au bilingue en regard (merci la collection Guillaume Budé !) et à la partie unilingue, avec enrichissements grammaticaux et lexique, ces livres sont auto-suffisants, ce qui permet de pratiquer l’exercice où on veut et quand on peut.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : parmi toutes les réutilisations qui en ont été faites, de la peinture classique à l’art contemporain, de l’opéra à la new romance, quel est votre Proserpine préférée ?
B.D. : C’est une question très amusante et sans doute ma réponse semblera un peu légère. Pour le moment, j’ai été envoûté par l’adaptation de Rachel Smythe, Lore Olympus. Si la série de bande dessinée devient un peu longue et s’éloigne de son cadre, elle a le mérite d’actualiser le mythe et de le rendre contemporain, notamment par les questions du consentement et des violences sexuelles qui sont sous-jacentes durant toute l’intrigue.
L.D.C. : J’attends patiemment que paraisse le récit de Madeline Miller, mais entre Claudien et les Hymnes homériques j’ai largement de quoi me consoler !