Amis des Classiques, dégustons !
Éclectique et passionnée, Marie Delcourt (1891-1979) a été trop occupée pour sculpter sa statue ou alors souffrait-elle d’un terrible défaut, la modestie. Traductrice de l’Utopie de More, de la Correspondance d’Érasme, de tous les Tragiques grecs ainsi que de nombreux essais, journaliste, résistante et militante féministe acharnée, Marie Delcourt a posé un regard libre, curieux et passionné sur tout ce qui l’a environné, à commencer par la cuisine. Écrite aux lendemains de la guerre et dans un contexte de crise qui rappelle le nôtre, La Méthode de cuisine à l'usage des personnes intelligentes est digne de la littérature des Propos de table et des banquets, car, en plus de la clairvoyance quant à la gestion des tâches dans un monde où tout le monde travaille, ce livre de cuisine unique se savoure pour ses commentaires et ses traits d’esprit. Pour les pommes de terre sous la cendre, « voyez les romans de George Sand et les souvenirs de Colette » ; pour égayer un dîner mortellement sérieux, optez pour le melon à la Beucken (arrangé au cointreau, rhum et vin d’Anjou) qui suffit à « mettre cinq personnes dans un état lyrique ». Comment faire une bouillabaisse ? « Ne vous faites pas trop d’illusions quant à vos chances de réussite. La cuisine d’une région dépend en grande partie du parfum particulier de ses produits. En changeant de climat, on voit changer aussi la qualité particulière des ingrédients dont on dispose. Quoi d’étonnant si, même en appliquant des procédés identiques, on arrive à un résultat différent ? Si cela vous amuse, faites de la bouillabaisse à Namur ou à Hasselt, mais n’allez pas vous figurer qu’elle ressemblera à aucune de celles qu’on déguste aux environs du Vieux Port. Et consolez-vous de votre échec en vous disant que ce sera une raison de plus de retourner à Marseille. » Les compagnons rétrogrades, déjà aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, en prennent pour leur grade : « Exigez qu’on vous aide si l’ensemble de vos autres occupations vous empêche de donner au travail culinaire le temps qu’il mérite. Aux pires égoïstes, croyez-le bien, la gourmandise fera saisir le caractère impérieux d’un dilemme formulé en ces termes : oui, je ferai une terrine de lièvre, mais vous allez vivement me cirer les souliers, peler les pommes de terre et couvrir les pots de confitures. Car, si je dois faire tout cela, je ne pourrai vous offrir qu’une tranche de jambon achetée chez l’épicier du coin. »
Tour de force et tour de main — tour de magie ? — ce livre, accessible à tous et qui ne contient pas une ligne de latin ou de grec, est pourtant un condensé de « l’esprit grec », ce je-ne-sais quoi fait de sourire, de douceur, d’intelligence et de liberté que nous essayons de transmettre tant bien que mal et avec les moyens du bord depuis des siècles.
Amis des Classiques, dégustons l’intelligence au quotidien : memento Marie, Marie Delcourt !