Amis des Classiques, soyons hospitaliers !
Mes parents ne s’aimaient déjà plus depuis longtemps quand je suis arrivé. Certains disent même que ma mère m’a eu par vengeance, pour montrer à mon père qu’elle n’avait même pas besoin de lui pour cela. Quand je suis né, ma mère m’a trouvé si laid qu’elle m’a jeté en l’air ; d’autres prétendent que c’est mon père ; d’autres encore que c’est les deux, unis pour une fois, pour se débarrasser de moi. Quelle que soit la version, ma chute a duré une éternité, c’est à dire un jour pour les dieux : j’aurais dû mourir mais la mort aussi n’a pas voulu de moi. J’étais cabossé de partout, on m’a caché dans une grotte pour m’élever tellement j’étais affreux. Un long coma immobile de neuf ans, durant lequel j’ai pensé comment me venger puis comment m’en sortir. J’ai fomenté mille projets, inventé mille objets, je suis devenu le meilleur artisan du monde, j’ai crée des machines et des robots que les meilleurs scientifiques d’aujourd’hui comprennent à peine. J’ai remonté la pente, littéralement toute la pente abrupte du mont Olympe, jusqu’au sommet, jusqu’au palais des dieux. Je leur ai montré mes machines, pour leur donner un exemple, un trône sublime, dans lequel ma mère est restée prisonnière (et m’a supplié que je la délivre, j’ai bu le petit lait de la vengeance joyeuse). Certains ont ri, tous ont été admiratifs, ils m’ont accepté comme l’un des leurs sans broncher, sans sentiment de supériorité. J’ai demandé la main de la plus belle des déesses, je l’ai obtenue ; j’ai demandé d’être vénéré par la ville la plus riche et la plus brillante d’alors, Athènes, je l’ai obtenu ; tous les héros m’ont demandé de fabriquer leurs armes. Je suis fier d’être « bancal et monstrueux » comme l’écrivait Homère.
Cette histoire est celle du dieu Héphaïstos ; elle est une question d’hospitalité. J’aime beaucoup ce mot parce qu’il vient d’un terme qui signifie à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli (comme hôte en français). Dans l’hospitalité, qui a aussi donné « hôpital », il y a l’égalité, le fait que l’autre qui a souffert et qui en porte l’infirmité nous tend un miroir dans lequel nous nous voyons aussi souffrant et infirme. Il y a la solidarité, les liens qui nous unissent (et dont Héphaïstos est aussi le dieu), et que parfois nous essayons de couper en pratiquant l’exclusion (voire l’inclusion qui peut parfois être stigmatisante). Il est par ailleurs passionnant de constater comment les dieux, loin d’être avares de subterfuges et de déguisements en tout genre pour tester la générosité des Hommes, se font prendre en défaut d’hospitalité par le seul dieu qui ne triche pas sur sa nature : il se présente face aux Olympiens tel qu’il est, sans fard, sans simulacre, en paria difforme. Et les Olympiens échouent lamentablement à leur propre test. Qui sont ces êtres incapables d’appliquer à eux-mêmes les leçons qu’ils prétendent pourtant dispenser aux Hommes ? La leçon que nous enseigne Héphaïstos ? La manière dont nous traitons l’Autre, même s’il est diminué, surtout s’il est diminué, est le reflet de notre humanité. C’est parce que les dieux l’accueillent d’abord très mal qu’Héphaïstos les punit : en les emprisonnant dans ses filets, il montre sa supériorité technique, et les jette dans le déshonneur. Cela devrait nous donner matière à réfléchir. Dans une société qui accueille au lance-pierres ses membres les plus boiteux, comment espérer qu’on prenne soin de nous, puisque nous sommes toutes et tous amenés à devenir le boiteux des autres avec l’âge ou la maladie qui frappe au hasard ? Il n’y a pas de hasard : avoir fait d’un dieu infirme à la fois le dieu de la technique ET le dieu des liens qui unissent a un sens profondément civilisationnel. Héphaïstos est le dieu de l’outil, de ce qui prolonge le corps insuffisant des hommes pour leur permettre de rester les maîtres de la nature malgré les limites inhérentes à nos conditions humaines. C’est un rappel vivant que si le handicap n’a pas vocation à servir aux valides de « leçon de vie », il reste une mise à l’épreuve de la société : il teste notre capacité d’hospitalité certes, à tisser des liens avec l’Autre, mais aussi notre capacité à compenser par le génie humain ce que la nature a fait à l’homme.
Amis des Classiques, soyons hospitaliers !