Amis des Classiques, laissons les animaux courir !
Τὰ ζῷα τρέχει, « les animaux courent » est une des premières leçons de grammaire qu’apprennent les hellénistes : en grec ancien, avec un sujet neutre pluriel le verbe s’accorde au singulier. Qui a choisi cette phrase pour servir de mémento ?
Un mystérieux bienfaiteur en tout cas car la leçon contient bien plus que de la grammaire. Par un destin bienheureux, l’helléniste est ainsi invité à se pencher non seulement sur la correction et le génie des langues mais également sur la cause animale, sans parler des notions de genre et de groupe. Voilà qui tombe pour le mieux car en matière de cause animale, les textes et réflexions laissés par les Anciens témoignent d’une sensibilité et d’une proximité particulières, aptes à nourrir notre intelligence. Nous voilà face à un domaine de pensée dans lequel nous avons encore beaucoup à tirer — et pour le meilleur — de nos illustres prédécesseurs, qui nous ont laissé de quoi réfléchir profondément et sagement aujourd’hui. Un des exemples les plus simples et les plus célèbres se trouve, comme toujours, chez Homère, lorsque les compagnons d’Ulysse arrivent sur l’île de Circé. Après des décennies de guerre et d’errance, les hommes d’Ulysse qui brutalement s’introduisent chez Circé et violent sa demeure, ne valent guère mieux que des animaux vils. La déesse les transforme donc en pourceaux dont ils ont déjà tout, hormis l’apparence. Aux yeux des dieux, les hommes ne sont que des animaux. La même remarque se lit dès le début de la Théogonie, lorsque les Muses qualifient les poètes d’ἄγραυλοι ποιμένες, de pauvres pâtres qui dorment encore avec leurs bêtes, des meneurs de moutons, à peine différents du reste du troupeau. De même chez Platon, lorsqu’il s’agit pour les âmes de choisir un nouveau destin avant de renaître sur terre, bêtes et hommes sont logés à la même enseigne, littéralement mis dans les mêmes lots. Ainsi Orphée préfère revivre sous la forme d’un cygne, Agamemnon d’un aigle et Ajax d’un lion. Au ciel même les étoiles portent des noms d’animaux.
Revenons à Circé. Dans Gryllos, un dialogue pétillant de malice et de profondeur écrit par Plutarque, Ulysse implore Circé de rendre apparence humaine à ses compagnons. La déesse invite au débat un des compagnons-cochons, nommé Gryllos. Le porc parlant et philosophe n’a guère de difficulté à faire valoir ses arguments auprès du héros. En matière de courage, de tempérance, de partage des tâches entre les sexes, et surtout de liberté, nombrent d’animaux valent mieux que la plupart des hommes, qui ne deviennent vertueux que par ambition, sentimentalisme ou crainte. Surtout, l’homme est une créature servile, à la différence des animaux qui préfèrent se laisser mourir plutôt que dominer. Lâches, injustes, obséquieux, soumis, intempérants, arrogants et rongés d’ambition les hommes ont beaucoup à apprendre des autres animaux, et nous autres contemporains des penseurs de l’Antiquité.
Amis des Classiques, laissons les animaux courir et les hellénistes avec eux !