Amis des Classiques, soyons amoureux !
La saint Valentin met un peu d’Antiquité dans notre quotidien, sous la forme du érotico-kitsch avec des Vénus girondes aux tétons rose-bonbons et des Cupidon joufflus aux ailes de dragées. Comme cette représentation est loin de l’Antiquité, et de la réalité ! La douceur propre à l’amour est aussi une piqûre irritante comme lorsque vous prenez une cuillère de miel qui vous fait subitement tousser. Les Grecs la qualifiaient par un alliage de mots : γλυκύπικρον [glukupikron], traduit communément par « doux-amer ». Les mots par lesquels étaient désignés la déesse et son fils nous renseignent également sur ce qu’il en était de l’amour dans l’Antiquité. Aphrodite est « la Persuasive », celle à qui aucune pensée ne résiste aussi vrai que « le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Éros, à ses côtés, est « celui qui casse les genoux », vous réduisant physiquement à sa merci du haut de sa taille d’enfant.
Le plus habile rhéteur, celui qui va tordre votre pensée pour la conduire là où il veut, n’est ni un avocat, ni un politicien, ni même un dictateur, mais la déesse de la beauté et de l’amour, et celui qui vous mettra à terre, soumis, vaincu et implorant pitié n’est ni un César, ni un stratège, un héros ou un vaillant combattant, mais un gamin haut comme trois pommes. Voilà qui fait éclater le mythe de l’homme fort et puissant sous la domination duquel il faudrait se placer pour qu’il vous protège : celui qui est invincible (amachanon en grec), c’est le Désir, un gamin, et celle qui lui commande est sa mère, Aphrodite qui aime les sourires. Vous ne trouverez guère de testostérone dans ce gouvernement-la, qui, en plus, est paritaire.
Voilà qui met également à jour une conception bien différente de l’amour. L’irrésistible bonimenteuse et le petit casse-genoux, Aphrodite et Éros, ressemblent plus à deux escrocs des bas-fonds, deux filous de Whitechappel, qu’aux représentations mièvres et sereines imaginées par la suite. Le grand amour façon conte de fées avec bonheur, plénitude et maternité/postérité/descendance n’est absolument pas un mythe grec ; et si Aphrodite souvent est trompeuse, si elle est celle « qui tresse les ruses », elle-même n’oserait pas forger un tel boniment. Cet amour-là est brutal quoique raffiné, puissant, il est un barbare qui envahit n’importe quelle âme, même sage, même éduquée, même sèche ou moribonde. Il est une arme absolue, une flèche tirée de loin par Éros suffit à rendre fou d’amour l’orgueilleux Apollon ou la savante Médée. Éros fait faire tout et surtout n’importe quoi au plus sage comme au plus fou, il rend chétif et timide le héros le plus vaillant et fait abattre des montagnes à la plus faible, à la tendre Psyché. Il est celui qui vainc la mort lorsqu’Alceste donne sa vie pour sauver celle de l’homme qu’elle aime, il frappe les humbles comme les rois, pour le meilleur comme pour le pire. C’est lui qui fait tomber Troie, c’est lui qui fait que la reine Clytemnestre se laisse tuer par ses enfants Oreste et Électre ou assassine son mari Agammenon qui a tué leur fille Iphigénie. Il touche toujours au but et peut tout, même arrêter la guerre, les dieux, l’ordre du monde lorsqu’Héra emprunte sa ceinture à Aphrodite pour se faire aimer par Zeus et retenir ainsi les combats à Troie. Il bouleverse les saisons quand Déméter part à la recherche de sa fille Perséphone et même le cycle inéluctable de la vie et de la mort quand Orphée part chercher Eurydice aux Enfers. Ni mystique ni mystérieux, il est simplement incongru, imprévisible, partant comme il est venu, lorsqu’un beau matin nous réalisons que nous n’aimons plus.
Amis des Classiques, soyons amoureux, en tremblant !