La dernière chronique anachronique vous a fait pénétrer, en proposant à la lecture un extrait des Onirocritiques d’Artémidore, dans le monde merveilleux des rêves et de leurs interprétations, si chères aux Anciens. Mais quelques temps avant l’Éphésien, c’est du côté latin, dans le De natura rerum de Lucrèce, que se trouve une proposition d’explication de ces phénomènes nocturnes. C’est un passage du chant IV du célèbre poème didactique épicurien que La Vie des Classiques vous propose aujourd’hui de lire.
Et quo quisque fere studio devinctus adhaeret |
Et quels que soient les objets de notre prédilection et de notre attachement, ou ceux qui nous ont tenus longtemps occupés, et qui ont exigé de notre esprit une attention particulière, ce sont ceux-là mêmes que nous croyons voir se présenter à nous dans le rêve. L’avocat rêve qu’il plaide et confronte les lois, le général qu’il bataille et se lance dans la mêlée ; le marin qu’il continue la lutte engagée contre les vents ; et nous, que nous poursuivons notre ouvrage, que nous explorons sans relâche la nature, et que nous exposons nos découvertes dans la langue de nos pères. Toutes les passions, tous les sujets d’étude, occupent ainsi de leurs vaines images l’esprit des hommes dans les rêves. Vois tous ceux qui pendant de nombreux jours ont été les spectateurs attentifs et fidèles des jeux du cirque ; quand ils ont cessé d’en jouir par les sens, le plus souvent il reste encore dans leur esprit des voies ouvertes par où peuvent s’introduire les images de ces objets. Aussi pendant bien des jours encore, ces mêmes images rôdent devant leurs yeux, et, même éveillés, ils croient voir des danseurs se mouvoir avec souplesse ; leurs oreilles perçoivent le chant limpide de la cithare et la voix des instruments à cordes, ils contemplent la même assemblée, et voient resplendir en même temps les décors variés de la scène. Telle est l’influence des goûts, des plaisirs, des travaux habituels, non seulement chez les hommes mais même chez tous les animaux. Ainsi tu verras des chevaux ardents, mêmes couchés et endormis, se couvrir de sueur pendant le rêve, souffler sans relâche, tendre leurs dernières énergies, comme s’il s’agissait de vaincre, et que, par les barrières ouvertes... Souvent les chiens de chasse, dans la détente du repos, bondissent tout à coup sur leurs jarrets, donnent brusquement de la voix, reniflent l’air à plusieurs reprises, comme s’ils avaient découvert et tenaient la piste du gibier. Souvent même ils s’éveillent, et poursuivent l’image illusoire d’un cerf, comme s’ils le voyaient prendre la fuite, jusqu’à ce que l’erreur se dissipe et qu’ils reviennent à eux. De même l’espèce flatteuse des petits chiens de maison s’agite soudain et se lève en hâte, s’imaginant apercevoir des visages inconnus et des figures suspectes. Et plus une race est formée d’éléments rudes, plus elle doit manifester de violence dans le rêve. Mais les oiseaux s’enfuient au contraire, et soudain leurs battements d’ailes troublent le silence nocturne des bois sacrés, si, pendant le doux sommeil, ils ont cru voir des éperviers leur livrer bataille, les poursuivre et fondre sur eux. Et de même les hommes dont l’esprit est occupé des grandes et violentes actions qu’ils ont accomplies souvent répètent et revivent leurs exploits dans leurs rêves. Les rois prennent d’assaut les villes, sont faits prisonniers, ils se lancent dans la mêlée, poussent des cris comme s’ils étaient égorgés sur place. D’autres se débattent, poussent des gémissements de douleur, et, comme s’ils étaient dévorés par la morsure d’une panthère ou d’un lion furieux, ils emplissent l’air de leurs clameurs. Beaucoup en dormant révèlent d’importants secrets, et plus d’un a dénoncé ainsi ses propres crimes. Beaucoup affrontent la mort. Beaucoup, croyant tomber à terre de tout le poids de leur corps du haut des montagnes, sont éperdus de terreur, et une fois tirés du sommeil, ils ont peine à recouvrer leurs esprits égarés, tant l’agitation les a bouleversés. Un autre, pris de soif, s’arrête auprès d’un cours d’eau ou d’une source délicieuse, et voudrait l’engloutir tout entière dans sa gorge. Souvent des hommes même pudiques, une fois dans les liens du sommeil, s’il leur arrive de croire qu’ils relèvent leurs vêtements devant un bassin ou un tonneau coupé pour cet usage, répandent le liquide filtré dans leurs organes, et inondent la magnifique splendeur de leurs tapis de Babylone. De même l’adolescent dont la semence commence à se répandre dans tous les vaisseaux de son corps, au jour même où elle s’est mûrie dans l’organisme, voit s’avancer en foule des simulacres de diverses personnes qui lui présentent un visage charmant, un teint sans défaut : vision qui émeut et sollicite en lui les parties gonflées d’une abondante semence, au point que, dans l’illusion d’avoir consommé l’acte, il répand à larges flots cette liqueur et en souille son vêtement. |
Lucrèce, De la nature, IV, v.962-1036
C.U.F., Les Belles Lettres
ed. et trad. Alfred Ernout