Amis des Classiques, on connaît trop Cicéron : découvrez-le philosophe et bienveillant dans cet extrait de la Bibliothèque idéale des philosophes antiques parue aujourd'hui même !
Tout d’abord, chaque espèce d’êtres vivants a reçu de la nature de veiller sur elle-même, sur sa vie, sur son corps, d’éviter ce qui paraît nuisible ; de rechercher et de se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie, comme la nourriture, le gîte et autres choses du même genre. C’est encore chose commune à tous les êtres vivants que le désir de s’unir en vue de la procréation, et ce souci des êtres que l’on a pu engendrer. Mais, entre l’homme et la bête, ceci surtout diffère que la bête se meut pour autant que ses sens la meuvent, et qu’elle s’adapte à cela seulement qui lui est présent dans l’espace et dans le temps, car elle a fort peu le sens du passé ou de l’avenir. L’homme au contraire, parce qu’il participe à la raison, grâce à elle, discerne les enchaînements, voit les causes des choses ; leurs prodromes et pour ainsi dire leurs antécédents ne lui échappent pas, il rapproche les analogies ; aux choses présentes il relie et rattache les choses futures, ainsi il embrasse aisément de son regard le cours de toute la vie et, pour la mener, prévoit ce qui est nécessaire.
Cette même nature, par la vertu de la raison, incline l’homme vers l’homme, en vue d’une communauté de langage et de vie ; elle met en lui surtout un amour spécial pour ceux qu’il a engendrés ; elle le pousse à vouloir qu’il y ait des réunions et des assemblées, et à les fréquenter ; elle le pousse en conséquence à l’effort de se procurer de quoi subvenir à son entretien et à sa subsistance, non pas seulement pour lui, mais pour son épouse, ses enfants et les autres êtres qui peuvent lui être chers et qu’il doit protéger : or, ce souci stimule aussi les âmes et les rend plus grandes pour l’action.
Au premier chef il appartient en propre à l’homme de rechercher et d’étudier la vérité. Aussi, lorsque nous sommes exempts d’affaires et de soucis pressants, avons-nous le désir de voir, d’entendre, d’apprendre quelque chose et tenons-nous comme indispensable pour vivre heureux la connaissance des choses cachées ou étonnantes. D’où l’on comprend que cela soit le plus approprié à la nature humaine, qui est vrai, simple et net.
À ce désir de voir la vérité s’ajoute un certain attrait de la prééminence, si bien qu’une âme naturellement bien douée ne veut obéir à personne si ce n’est à qui donne des préceptes ou à qui enseigne ou à qui commande, en vue du bien commun, conformément à la justice et à la loi : c’est de là que procèdent la grandeur d’âme et le mépris des vanités humaines. Et ce n’est pas une infime qualité de sa nature et de sa raison, que seul, cet être vivant ait le sentiment de ce qu’est l’ordre, de ce qui convient, de ce qu’est la juste mesure dans les actes et les paroles. Et ainsi, pour les objets eux-mêmes que perçoit la vue, aucun autre être vivant n’en sent la beauté, le charme, la convenance des parties. Or la nature et la raison transposant cette image, du domaine de la vue à celui de l’âme, estiment qu’il faut, bien davantage encore, respecter la beauté, la cohérence, l’ordre dans les desseins et les actions ; et elle se garde de toute laideur ou mollesse, dans l’ensemble de ses pensées et de ses actes, afin de ne rien faire ou penser par passion. C’est à partir de tout cela que se forme et s’accomplit ce que nous cherchons, le beau, et quand il ne serait pas admis, il serait cependant le beau, dont nous avons dit avec vérité que quand personne ne le louerait, il reste par nature digne de louange.
Tu vois donc, mon cher Marcus, l’aspect extérieur de la beauté morale et pour ainsi dire son visage « qui, s’il apparaissait aux yeux, exciterait, comme dit Platon, des amours étonnantes de la Sagesse ». Mais tout ce qui est beau tire son origine de l’une des quatre divisions de la beauté morale : ou bien en effet il consiste dans le discernement ingénieux du vrai.
Des devoirs, Livre I, IV, 11-V, 15
La meilleure façon de respecter le lien social entre les hommes et leur union sera de montrer, à l’égard de qui nous est le plus proche, d’autant plus de bonté. Mais pour voir quels sont les principes naturels de la communauté sociale entre les hommes, il faut, semble-t-il, remonter plus haut. Il y a d’abord en effet ce que l’on observe dans la société du genre humain tout entier. Le lien de cette société, c’est la raison et la parole, qui par l’enseignement et l’étude, en permettant de communiquer, de discuter et de juger, associent les hommes entre eux et les unissent dans une sorte de société naturelle. Et rien ne nous éloigne davantage de la nature des bêtes : nous disons souvent qu’elles ont du courage – en parlant des chevaux, des lions –, mais nous ne disons pas qu’elles ont le sens de la justice, de l’équité, de la bonté, car elles sont privées de la raison et de la parole. Assurément, la société la plus largement ouverte aux hommes entre eux, à tous avec tous, est celle où l’on doit respecter la communauté de tous les biens que la nature a engendrés pour le commun usage des hommes, de telle sorte que ce qui a été réglé par les lois et le droit civil soit traité de la façon qui a été fixée par ces lois mêmes, mais que tout le reste soit respecté conformément au proverbe grec : « Entre amis tous les biens sont communs. » Or, les biens communs à tous les hommes paraissent être ceux du genre qu’Ennius a défini par un exemple, et qui peut en comporter beaucoup :
L’homme qui, à l’égaré, obligeamment montre son chemin,
Fait comme s’il en allumait la lampe à sa propre lampe,
Elle ne brille pas moins pour lui-même quand elle a donné à l’autre la lumière.
Un seul exemple lui suffit pour prescrire que l’on accorde, même à l’inconnu, tout ce qui peut être donné sans dommage. À ce genre appartiennent ces biens communs : ne pas interdire l’accès de l’eau courante, supporter que l’on prenne du feu à son propre feu ; s’il le désire, donner, à celui qui réfléchit, un avis de bonne foi ; choses utiles à ceux qui les reçoivent, sans grever qui les donne. Aussi faut-il à la fois user de ces biens et toujours en offrir quelque chose à l’usage commun.
Des devoirs, Livre I, XVI, 50