Voici un extrait du Signet Métamorphoses de Blanche Cerquiglini. Daphné dédaigne l’amour ; mais Apollon en tombe amoureux. Pour lui échapper, elle implore d’être métamorphosée. Mais ce changement d’état n’arrête pas l’amour : Apollon continue à aimer Daphné transformée en laurier. Ovide détaille le déroulement de la métamorphose comme un processus biologique : celui de la croissance d’une plante. Une croissance accélérée, que seul un poète peut rendre, comme plus tard un cinéaste.
Beaucoup de prétendants l’ont demandée ; mais elle, dédaignant toutes les demandes, se refusant au joug d’un époux, elle parcourt les solitudes des bois. Qu’est-ce que l’hymen, l’amour, le mariage ? elle ne se soucie pas de le savoir. Souvent son père lui a dit : « Tu me dois un gendre, ma fille. » Souvent encore son père lui a dit : « Tu me dois des petits-enfants, ma fille. » Mais elle, comme s’il s’agissait d’un crime, elle a horreur des torches conjugales ; la rougeur de la honte se répand sur son beau visage et, ses bras caressants suspendus au cou de son père, elle lui répond : « Permets-moi, père bien-aimé, de jouir éternellement de ma virginité ; Diane l’a bien obtenu du sien. »
Il consent ; mais tu as trop de charmes, Daphné, pour qu’il en soit comme tu le souhaites, et ta beauté fait obstacle à tes vœux. Phébus aime. Il a vu Daphné, il veut s’unir à elle ; ce qu’il désire, il l’espère et il est dupe de ses propres oracles. Comme le chaume léger s’embrase, après qu’on a moissonné les épis, comme une haie se consume au feu d’une torche qu’un voyageur, par hasard, en a trop approchée ou qu’il y a laissée, quand le jour paraissait déjà ; ainsi le dieu s’est enflammé ; ainsi il brûle jusqu’au fond de son cœur et nourrit d’espoir un amour stérile. Il contemple les cheveux de la nymphe flottant sur son cou sans ornements « Que serait-ce, dit-il, si elle prenait soin de sa coiffure ? » Il voit ses yeux brillants comme les astres ; il voit sa petite bouche, qu’il ne lui suffit pas de voir ; il admire ses doigts, ses mains, ses poignets et ses bras plus qu’à demi-nus ; ce qui lui est caché il l’imagine plus parfait encore.
Elle, elle fuit, plus rapide que la brise légère ; il a beau la rappeler, il ne peut la retenir par de tels propos : « Ô nymphe, je t’en prie, fille du Pénée, arrête ; ce n’est pas un ennemi qui te poursuit ; ô nymphe, arrête. Comme toi, l’agnelle fuit le loup ; la biche, le lion ; les colombes, d’une aile tremblante, fuient l’aigle ; chacune, leur ennemi ; moi, c’est l’amour qui me jette sur tes traces. Quel n’est pas mon malheur ! Prends garde de tomber en avant ! Que tes jambes ne subissent pas, indignement blessées, la marque des ronces et que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Le terrain sur lequel tu te lances est rude ; modère ta course, je t’en supplie, ralentis ta fuite ; moi-même je modérerai ma poursuite. Apprends cependant qui tu as charmé ; je ne suis pas un habitant de la montagne, ni un berger, un de ces hommes incultes qui surveillent les bœufs et les moutons. Tu ne sais pas, imprudente, tu ne sais pas qui tu fuis et voilà pourquoi tu le fuis. C’est à moi qu’obéissent le pays de Delphes et Claros et Ténédos et la résidence royale de Patara ; j’ai pour père Jupiter ; c’est moi qui révèle l’avenir, le passé et le présent ; moi qui marie le chant aux sons des cordes. Ma flèche frappe à coup sûr ; une autre cependant frappe plus sûrement encore, c’est celle qui a blessé mon cœur, jusqu’alors exempt de ce mal. La médecine est une de mes inventions ; dans tout l’univers on m’appelle secourable et la puissance des plantes m’est soumise. Hélas ! il n’y a point de plantes capables de guérir l’amour, et mon art, utile à tous, est inutile à son maître. »
Il allait en dire davantage, mais la fille du Pénée, continuant sa course éperdue, a fui et l’a laissé là, lui et son discours inachevé, toujours aussi belle à ses yeux ; les vents dévoilaient sa nudité, leur souffle, venant sur elle en sens contraire, agitait ses vêtements et la brise légère rejetait en arrière ses cheveux soulevés ; sa fuite rehausse encore sa beauté. Mais le jeune dieu renonce à lui adresser en vain de tendres propos et, poussé par l’Amour lui-même, il suit les pas de la nymphe en redoublant de vitesse. Quand un chien des Gaules a aperçu un lièvre dans une plaine découverte, ils s’élancent, l’un pour saisir sa proie, l’autre pour sauver sa vie ; l’un semble sur le point de happer le fuyard, il espère le tenir à l’instant et, le museau tendu, serre de près ses traces ; l’autre, incertain d’être pris, se dérobe aux morsures et esquive la gueule qui le touchait ; ainsi le dieu et la vierge sont emportés l’un par l’espoir, l’autre par la crainte. Mais le poursuivant, entraîné par les ailes de l’Amour, est plus prompt et n’a pas besoin de repos ; déjà il se penche sur les épaules de la fugitive, il effleure du souffle les cheveux épars sur son cou.
Elle, à bout de forces, a blêmi ; brisée par la fatigue d’une fuite si rapide, les regards tournés vers les eaux du Pénée : « Viens, mon père, dit-elle, viens à mon secours, si les fleuves comme toi ont un pouvoir divin ; délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante. »
À peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses membres ; une mince écorce entoure son sein délicat ; ses cheveux qui s’allongent se changent en feuillage ; ses bras, en rameaux ; ses pieds, tout à l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; de ses charmes il ne reste plus que l’éclat. Phébus cependant l’aime toujours ; sa main posée sur le tronc, il sent encore le cœur palpiter sous l’écorce nouvelle ; entourant de ses bras les rameaux qui remplacent les membres de la nymphe, il couvre le bois de ses baisers ; mais le bois repousse ses baisers. Alors le dieu : « Eh bien, dit-il, puisque tu ne peux être mon épouse, du moins tu seras mon arbre ; à tout jamais tu orneras, ô laurier, ma chevelure, mes cithares, mes carquois ; tu accompagneras les capitaines du Latium, quand des voix joyeuses feront entendre des chants de triomphe et que le Capitole verra venir à lui de longs cortèges. Tu te dresseras, gardienne fidèle, devant la porte d’Auguste et tu protégeras la couronne de chêne suspendue au milieu ; de même que ma tête, dont la chevelure n’a jamais connu le ciseau, conserve sa jeunesse, de même la tienne sera toujours parée d’un feuillage inaltérable. »
Péan avait parlé ; le laurier inclina ses branches neuves et le dieu le vit agiter sa cime comme une tête.
Les Métamorphoses, I, 478-567