Voici l'Avant-propos de Notre culture scientifique, ouvrage de Lucio Russo publié récemment aux Belles Lettres et traduit par Antoine Houlou-Garcia.
Depuis quelques années, le débat sur la valeur de la culture classique a gagné en vigueur.
Beaucoup de gens sont convaincus que les humanités, en particulier classiques, sont « inutiles » et doivent être rayées de l’enseignement (ce qui est déjà grandement le cas dans l’ensemble du monde occidental) au profit des études scientifiques et technologiques. À l’opposé, de nombreux défenseurs des humanités élèvent la voix pour dénoncer le poids excessif conféré à la culture technico-scientifique qui, répondant à une conception bassement utilitaire, étoufferait les valeurs humanistes et le savoir désintéressé.
À ceux qui pensent que la culture classique est menacée par une prétendue invasion du scientifique, je dis : vous vous trompez clairement d’adversaire. Le savoir scientifique, loin d’envahir quoi que ce soit, se réduit toujours plus, laissant le champ libre à un analphabétisme scientifique. Par ailleurs, ceux qui préfèrent étudier du prêt-à-monnayer évitent soigneusement de se consacrer aux difficiles études scientifiques, optant plutôt pour des disciplines comme l’économie d’entreprise ou les techniques de marketing.
Je crois que, concernant la valeur de l’étude désintéressée (ou, pour employer un oxymore très courant, concernant « l’utilité de l’inutile »), deux visions différentes se rejoignent. On peut certainement s’insurger contre l’idée court-termiste de privilégier les connaissances monétisables sur-le-champ (idée au demeurant tout aussi présente dans les cursus humanistes), mais, au-delà de cette polémique, on entrevoit également les traces d’une tradition antique remontant aux intellectuels latins et à la structure des « Studia Humanitatis » de la Renaissance. Je pense ici aux projets didactiques élaborés pour une aristocratie qui, dans le temps libre laissé par l’exercice du pouvoir, se délectait de questions de omnibus rebus et quibusdam aliis en affichant son mépris pour les activités productives et les savoirs qui, à l’instar des savoirs scientifiques, peuvent aussi être indirectement utiles.
Cela étant, pour défendre la valeur des études classiques, il ne suffit pas de refuser le critère grossier de l’utilité immédiate. Il est nécessaire d’entrer dans leur nature spécifique. Beaucoup de défenseurs de la culture classique ont vanté la beauté des langues grecque et latine ainsi que l’intérêt pédagogique de leur étude. Je crois que le grec et le latin doivent avant tout être considérés comme des clés qui ouvrent la porte d’œuvres écrites en ces langues. Elles peuvent donc avoir pour nous une valeur particulière si et seulement si les œuvres en question ont cette valeur ; il serait sans doute absurde de s’appliquer à l’étude exigeante des conjugaisons grecques s’il n’y avait rien d’intéressant à lire en cette langue.
Pour évaluer l’utilité des études classiques, il faut donc avant tout se poser la question de l’intérêt du savoir grec et latin pour la civilisation occidentale du passé et surtout pour celle du futur. Parmi les différentes disciplines abordées, il en est une de premier plan souvent ignorée des antiquisants : la science. De nombreux concepts de la science moderne et surtout les bases même de la méthode scientifique remontent à l’Antiquité classique – plus précisément presque toujours à la période hellénistique. En l’oubliant, on altère dangereusement notre compréhension de la science : pour comprendre les concepts scientifiques, il est essentiel de savoir pourquoi ils ont été élaborés. En voici un exemple. Nous savons par Plutarque qu’Aristarque de Samos avait introduit l’héliocentrisme pour « sauver les phénomènes », c’est-à-dire pour rendre compte de l’ensemble des mouvements des astres observables depuis la Terre.
Aujourd’hui, tout le monde sait bien que la Terre tourne autour du Soleil, mais on ignore souvent les phénomènes observables qui ont conduit à l’héliocentrisme. On enseigne plutôt qu’il ne faut pas se fier aux apparences (c’est-à-dire aux phénomènes, au sens étymologique du terme), qui donnent à voir le Soleil tourner autour de la Terre, mais plutôt se fier aux experts qui affirment le contraire. L’ignorance des bases phénoménologiques de l’héliocentrisme est étroitement liée à l’habitude de l’attribuer à Copernic qui, comme il l’explique lui-même dans l’introduction de son traité, avait découvert l’idée en bibliothèque, alors qu’il consultait des ouvrages de l’Antiquité.
Enseigner que la Terre tourne autour du Soleil comme une vérité opposée aux phénomènes observables perpétue l’origine livresque de l’idée. Nous verrons d’autres exemples du lien étroit entre l’ignorance diffuse de la science antique et le caractère souvent non scientifique de l’enseignement scientifique. En réfléchissant à ces questions, il m’a semblé nécessaire de rejeter la notion de classique sclérosée par la tradition des études du même nom. Cette conception a instauré une opposition entre classique et scientifique, opposition qui serait bien impossible à expliquer à un intellectuel de la Grèce antique.
J’ai alors pensé qu’une personne qui, loin de ses années de lycée, s’est rapprochée de la culture classique en partant de problématiques fort éloignées de celles des antiquisants, à savoir les problématiques scientifiques, pouvait contribuer à donner une vision d’ensemble plus équilibrée de cette culture. C’est ainsi qu’est née l’idée de ce livre.
Dans la première partie, avec de nombreux exemples à l’appui, on montre en quoi la dette de la science occidentale envers la civilisation grecque est bien plus importante qu’on le reconnaît généralement, tant parce qu’elle concerne de nombreux aspects de la science dont l’origine antique est habituellement ignorée, que parce que les sources classiques ont été un moteur de premier plan dans la pensée scientifique européenne, non seulement au cours de la Renaissance et du XVIIe siècle, ce que l’on reconnaît volontiers, mais au moins jusqu’au XIXe siècle. Dans la seconde partie, là encore avec de nombreux exemples, on montre comment la connaissance de la science grecque peut aujourd’hui encore être importante. L’affaiblissement progressif du lien avec la culture classique dans le monde occidental au cours du XXe siècle a favorisé l’émergence d’un enseignement scientifique basé sur le principe d’autorité tout autant qu’il a permis le renforcement de tendances irrationnelles qui se sont insinuées jusque chez les scientifiques eux-mêmes.